Bosnie-Herzégovine: un «printemps des Balkans»?

Des manifestants bloquent le principal carrefour de Sarajevo,  le 11 février 2014
Des manifestants bloquent le principal carrefour de Sarajevo,
le 11 février 2014

Par Jean-Arnault Dérens

En date 11 février 2014, Laurent Rouy, écrivait pour RFI: «Les manifestations en Bosnie entrent dans leur septième jour. D’un côté les manifestants, qui demandent la démission du gouvernement fédéral jugé corrompu et la mise en place d’un gouvernement d’experts apolitiques, vont siéger en assemblée citoyenne pour la première fois. Cette initiative marque le début de leur organisation. «Les habitants de Sarajevo et de Bosnie-Herzégovine vont former un comité de normalisation, formé de citoyens respectables et apolitiques et qui n’ont pas de dossier criminel», lance au mégaphone un porte-parole des manifestants.

En face, le Premier ministre fédéral Nermin Niksic a rejeté toute démission lundi soir à la télévision et n’accepte que des élections anticipées. «Nous pensons que les élections sont la clé en ce moment, et ceux qui éventuellement empêcheraient la loi électorale de passer au Parlement sont en fait en faveur de ce chaos et ce désordre, car la rue, avec tout le respect que je dois aux manifestants, ne peut pas décider de la vie politique», déclarait le Premier ministre.

Les protestataires ne veulent pas de ces élections car, ne se sentant représentés par aucun parti, ils estiment n’avoir rien à attendre d’un tel scrutin. Le Parlement devrait décider ce mardi matin si un scrutin anticipé sera organisé, et dans l’attente, le gouvernement parie sur l’essoufflement des manifestations avec le temps.» Le 11 février 2014, Rusmir Smaljilhodzic indiquait que les manifestants de Sarajevo scandaient: «A bas le gouvernement», «Voleurs», devant un important dispositif de la police antiémeute.» Il ajoutait: «Des centaines de personnes ont également manifesté mardi à Tuzla (nord-ouest), Mostar (sud), Zenica (centre) et Brcko (nord) réclamant des élections législatives anticipées.» Et, il notait que: «Depuis le début de ces manifestations mercredi dernier, les chefs de quatre administrations régionales sur les dix que compte la Fédération croato-musulmane ont présenté leur démission.»

Ci-dessous, l’article de Jean-Arnault Dérens indique la dynamique socio-politique engagée dès le 5-6 février 2014. (Réd. Alencontre)

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C’est vers 14 heures, vendredi après-midi [7 février 2014], que les manifestants ont investi le siège du gouvernement de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, à Sarajevo. Dossiers et ordinateurs ont valsé par les fenêtres avant que le feu ne soit mis au bâtiment. Deux heures plus tard, des flammes jaillissaient aussi de l’immeuble de la présidence collégiale de l’État. L’immense foule massée sur le plateau de Skenderija, en plein centre de Sarajevo, bloquait les pompiers, qui se sont vite résolus à faire demi-tour.

En milieu d’après-midi, les gouvernements des cantons de Tuzla et Zenica étaient également en flammes, tandis que des manifestations étaient recensées dans une bonne vingtaine de villes du pays – y compris en Republika Srpska, «l’entité serbe» de Bosnie-Herzégovine. La mairie de Tuzla a également été incendiée, alors que certaines unités de policiers antiémeute, déployées pour la défendre, fraternisaient avec les manifestants.

Si les centres de Sarajevo et de Tuzla ressemblaient à de véritables champs de bataille, ailleurs, les policiers, débordés, n’ont souvent pas même tenté de s’opposer aux manifestants. Partout, une seule revendication fédère les colères: qu’ils s’en aillent tous. Les manifestants réclament en effet la démission de tous les responsables politiques, des maires, des députés, des gouvernements cantonaux, du gouvernement de la Fédération et de celui de l’État central… «Cela fait vingt ans que l’on dort, il est temps de se réveiller», répètent-ils.

Le mouvement est parti mercredi de Tuzla, la grande ville industrielle du centre de la Bosnie-Herzégovine, quand quelque 600 chômeurs se sont rassemblés devant le siège du gouvernement cantonal. Ils ont été rejoints par des jeunes, réunis par les réseaux sociaux, et surtout par les travailleurs d’entreprises privatisées récemment mises en faillite.

En effet, Tuzla, bastion électoral du Parti social-démocrate (SDP), était autrefois un grand centre industriel. Cette ville de 150’000 habitants a d’ailleurs toujours conservé une culture «yougoslave» du vivre ensemble entre les différentes communautés nationales, même durant la guerre.

Au cours de la dernière décennie, les entreprises publiques, qui employaient la majorité de la population, ont été privatisées sous le contrôle de l’Agence cantonale pour la privatisation. Or, ces derniers mois, les nouveaux propriétaires des entreprises Dita, Polihem, Guming, Konjuh et Aida ont vendu leurs actifs, cessé de payer les travailleurs et déposé le bilan. L’usine Dita, qui fabrique des détergents, employait 750 personnes: son nouveau propriétaire avait omis de payer les cotisations sociales, si bien que les anciens employés se retrouvent à la rue, privés de tous droits, une situation extrêmement banale en Bosnie-Herzégovine.

carte-bosnie-herzegovineDans ce pays, toujours sous tutelle internationale, les moindres dispositions légales sont examinées par des batteries «d’experts» locaux ou étrangers, à la seule exception du droit du travail, étrangement laissé en jachère depuis des années.

Les manifestants ont investi le siège du gouvernement cantonal, mais la violente réaction de la police a contribué à durcir le mouvement. Au soir, on dénombrait 23 manifestants blessés et 27 arrestations. Arrêté, Aldin Širanovi?, fondateur du groupe Facebook UDAR («Choc») a été violemment frappé par la police: «lorsqu’ils m’ont arrêté, ils m’ont frappé au dos avec leurs matraques et à la tête avec leurs bottes. La police spéciale a utilisé sur moi tous les moyens qu’elle avait à sa disposition.»

Jeudi puis vendredi, les manifestations ont pris un tour de plus en plus violent, les bâtiments officiels ont été investis, des combats de rue ont ravagé tout le centre de Tuzla, tandis que plusieurs unités de la police fraternisaient avec les manifestants. «Au début, les plus déterminés et les plus violents ne sont pas les jeunes, mais les gens de 50 ans, qui ont perdu tout espoir», note une journaliste de Tuzla, en rappelant que le chômage touche officiellement 43 % de la population active du pays.

Toutefois, à Sarajevo, l’assaut de la présidence semble bien avoir été donné par de très jeunes gens, notamment des supporteurs de football. Des scènes de pillage ont été constatées et nombre d’habitants de la capitale regardaient avec effarement les bâtiments administratifs s’embraser. Même une partie des archives de l’État sont parties en flammes. Pour beaucoup, ces images rappelaient de funestes souvenirs: «Je n’avais pas vu brûler de bâtiments depuis la fin de la guerre », lâchait un passant…

À Tuzla, certains habitants tentaient, vendredi soir, de protéger les bâtiments publics de la fureur des protestataires, tandis que les organisateurs des manifestations mettaient en garde contre l’apparition des «casseurs» et le risque de dérapage.

Les responsables politiques sont restés aux abonnés absents toute la journée de vendredi. Nul ne savait plus si quelqu’un dirigeait encore l’État. Les sièges des administrations publiques étaient désertés dans de nombreux cantons et de nombreuses villes. Le maire de Br?ko, dans le nord du pays, a tenté de s’adresser aux manifestants, avant qu’ils ne le prennent brièvement en otage. La foule a chassé le maire de la petite ville de Gornji Vakuf à coups d’œufs pourris et aux cris de «voleur! Nous voulons des changements!».

Une révolte qui renverse les barrières ethniques

Quelle que soit la couleur des élus, nationalistes ou sociaux-démocrates, c’est un même rejet qui frappe l’ensemble de la classe politique. Au final, deux exécutifs cantonaux ont démissionné dans la journée de vendredi: celui de Tuzla et celui de Zenica-Doboj, tandis que le premier ministre du canton de l’Una et de la Sava, Hamdija Lipova?a, a fui le pays avec sa famille.

Depuis la conclusion des accords de paix de Dayton, en 1995, la Bosnie-Herzégovine possède toujours les institutions «les plus compliquées du monde». Elle est divisée en deux entités, la Republika Srpska et la Fédération croato-bosniaque de Bosnie-Herzégovine, elle-même subdivisée en dix cantons, contrôlés tantôt par les partis croates, tantôt par les partis bosniaques – même si les sociaux-démocrates du SDP refusent, théoriquement, cet enfermement ethnique. L’État central, aux compétences très faibles, est dirigé par une présidence collégiale tournante et un conseil des ministres.

Cette extrême dilution du pouvoir a pour première conséquence un blocage total de la vie politique: il est illusoire d’espérer le moindre changement par la voie des urnes car chaque institution bloque l’autre et la même caste politique se partage depuis plus de vingt ans les prébendes de l’État.

La Bosnie-Herzégovine illustre par l’absurde que le pluralisme politique ne suffit pas à faire la démocratie. Au contraire, ce pluripartisme a conduit à la mise en place d’un système oligarchique et mafieux solidement établi – d’ailleurs avec la bénédiction des diplomaties occidentales et de l’Union européenne (UE), qui se contentent fort bien de l’illusion de «stabilité» qu’offre la Bosnie depuis des années. Vendredi, les ambassades occidentales et le Bureau du haut-représentant international (OHR) – sorte de « gouverneur » chargé de veiller à la bonne application des accords de Dayton – sont restés fort discrets, se contentant de rappeler «le droit de manifester», mais la nécessité de le faire «dans le calme». En réalité, face à un scénario évolutif dont nul ne peut prévoir l’issue, ces diplomaties semblaient totalement dépassées.

Vendredi soir, toutefois, deux membres de la présidence collégiale se sont exprimés à la télévision. Bakir Izetbegovi?, fils du défunt premier président du pays et dirigeant du Parti de l’action démocratique (SDA, nationalistes bosniaques) a écarté toute perspective de démission, en rappelant que des élections étaient prévues… en octobre prochain ! Son collègue, Željko Komši?, ancien membre du Parti social-démocrate, représentant croate et actuel président de la présidence collégiale, a été plus subtil en affirmant «comprendre les manifestants» et être «prêt à donner sa démission». Il s’est également engagé à réunir au plus vite les plus hautes instances du pays. Željko Komši? a récemment quitté le SDP en dénonçant la corruption et la bureaucratisation de son parti, créant une nouvelle formation, le Front démocratique. C’est sûrement l’un des rares hommes politiques du pays à jouir encore d’un peu de crédit moral.

Vendredi soir, le groupe Facebook «50’000 personnes dans les rues pour un meilleur avenir» qui fait figure de «canal officiel» de la révolte dans le canton de Tuzla, exposait une série de revendications prenant l’allure d’un véritable programme politique de transition à l’échelle du canton: maintien de l’ordre public grâce à la coopération entre les policiers et les citoyens, pour éviter pillages et débordements; création d’un gouvernement technique du canton jusqu’à la convocation de nouvelles élections; révision des privatisations des entreprises Dita, Polihem, Poliolhem, Gumara et Konjuh; alignement des salaires des politiciens sur celui des travailleurs.

Des appels à de nouveaux rassemblements courent pour le week-end, même si, samedi matin, la Bosnie paraissait avoir la «gueule de bois», après l’explosion de vendredi.

Dans cette étrange révolution sans leader, les réseaux sociaux semblent la seule boussole. Sur Facebook, la dernière mode consiste à publier des photos de manifestants au coude à coude, brandissant des drapeaux bosniaques, serbes et croates. Si la mobilisation reste la plus forte dans les régions majoritairement bosniaques, elle s’étend néanmoins à plusieurs villes de la Republika Srpska. Des rassemblements sont même annoncés pour les prochains jours dans les petites villes croates d’Herzégovine occidentale, bastion du nationalisme le plus conservateur et très peu habituées à la contestation sociale.

Milorad Dodik, le président de la Republika Srpska, et Mladen Bosi?, le chef du Parti démocratique serbe (SDS), la principale formation d’opposition de cette entité, sont convoqués dimanche à Belgrade pour discuter de la situation en Bosnie-Herzégovine avec le vice-premier ministre serbe Aleksandar Vu?i?.

En effet, Belgrade est doublement inquiète: la révolte bosnienne risque fort de remettre en cause les fragiles équilibres de pouvoir, qui garantissent la quasi-souveraineté de l’entité serbe. Cette révolte pourrait aussi faire tache d’huile dans les pays voisins, en Serbie comme en Croatie ou au Monténégro. Depuis plusieurs semaines, des manifestations étudiantes, violemment réprimées, se poursuivent au Kosovo: cette coïncidence réveille le spectre d’un «printemps des Balkans», annoncé depuis plusieurs années, mais qui tardait à se concrétiser… Sur Facebook, un appel à manifester le 15 février à Zagreb, la capitale croate, court depuis samedi matin.

Non sans ironie, certains rappellent que la Bosnie-Herzégovine n’avait jamais été ainsi unie depuis exactement trente ans… et l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver de 1984! Sur la façade d’un bâtiment incendié de Tuzla, un graffiti a fait son apparition vendredi après-midi : «Mort au nationalisme!» (Article publié dans Le Temps, 8 février 2014, et sur le blog de l’auteur sur le site de Médiapart, à la même date.)

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