Par Mateo Alaluf, Vincent Engel, Fenya Fischler, Henri Goldman, Heinz Hurwitz, Simone Süsskind*
Fidèle aux leçons de sa propre histoire, l’Union européenne (UE) s’est engagée dans la lutte contre l’antisémitisme. Mais, pour mener cette lutte, était-il judicieux de choisir l’État d’Israël comme partenaire privilégié? Cet État bafoue depuis des décennies les droits humains et le droit international, annexe illégalement des territoires conquis par la force et y pratique le nettoyage ethnique. Il s’est à présent doté du gouvernement le plus extrémiste de toute son histoire, associant des suprémacistes juifs et des intégristes religieux, équivalents locaux d’Éric Zemmour et de Viktor Orban, la violence physique en plus.
Depuis, ça n’a pas traîné: les violences commises par des colons contre les Palestiniens ont redoublé sous le nez d’une armée qui laisse faire. Un tel comportement, qui relève d’un racisme anti-arabe assumé, aurait dû suffire à discréditer les autorités israéliennes aux yeux de l’UE. Malgré cela, le partenariat privilégié entre l’Europe et l’État d’Israël dans la lutte contre l’antisémitisme a été confirmé, comme si de rien n’était.
Pour restaurer une image qui se dégrade chaque jour, les autorités israéliennes et les grandes organisations juives ont pris la lutte contre l’antisémitisme en otage. Elles disposent pour cela d’une arme redoutable: la définition de l’antisémitisme proposée en 2016 par l’IHRA (International Holocaust Remembrance Alliance), une organisation intergouvernementale fondée en 1998, qu’un puissant lobbying a fait adopter par toutes les institutions possibles. Une définition extrêmement banale et parfaitement inutile au regard de l’arsenal juridique existant dans de nombreux États, dont la Belgique, mais dont la perversité réside dans les exemples qui lui sont annexés en guise d’illustrations: 7 sur 11 désignent la critique de l’État d’Israël comme autant de manifestations d’antisémitisme.
Dès son adoption par l’IHRA, cette définition a été contestée. Elle a été récusée par les centaines de signataires de la “Jerusalem Declaration on Antisemitism”, juifs ou israéliens pour la plupart, dont de nombreux spécialistes reconnus de l’histoire de la Shoah et de l’antisémitisme. Kenneth Stern, le principal auteur de cette définition, a publiquement dénoncé la manière dont celle-ci était instrumentalisée pour délégitimer la critique des politiques israéliennes. De nombreux experts ont mis en garde contre le danger de saper, par une telle instrumentalisation, la lutte nécessaire contre l’antisémitisme.
Ce danger se confirme. En 2022, Amnesty International publiait un rapport établissant qu’Israël pratique une politique d’apartheid sur tout le territoire que cet État contrôle, de la Méditerranée au Jourdain. L’association internationale de référence des droits humains rejoignait le diagnostic de B’Tselem, l’association historique israélienne de défense des droits de l’Homme et radicalisait la dénonciation déjà formulée en 2021 par Human Rights Watch. Depuis lors, une violente campagne orchestrée depuis Tel Aviv cherche à miner sa crédibilité. Pour forcer la main à la Commission européenne, quelques parlementaires habitués à relayer les demandes israéliennes, dont la vice-présidente libérale allemande du Parlement européen Nicola Beer et la libérale belge Frédérique Ries, interpellèrent Josep Borrell, le Haut représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères, sur le rapport d’Amnesty qui tombait à leur avis sous le coup des exemples de la définition IHRA. Le 20 janvier 2023, Josep Borrell leur donna raison: «Il n’est pas approprié d’utiliser le terme apartheid à propos de l’État d’Israël. […] L’affirmation selon laquelle l’existence d’un État d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste figure parmi les exemples donnés par la définition de l’IHRA.»
Israël pratique-t-il l’apartheid – une forme particulière de racisme – à l’égard du peuple palestinien? Même si on ne la partage pas, il s’agit d’une opinion respectable qui doit pouvoir être discutée et contredite, mais sûrement pas criminalisée. Le résultat de cet insidieux lobbying autour de la définition de l’IHRA aboutit à dévier la lutte contre l’antisémitisme de son objet tout en mettant les pratiques coloniales de l’État d’Israël à l’abri de la critique. En faisant aujourd’hui de cet État un partenaire privilégié, l’Europe ne lutte pas contre l’antisémitisme, elle le renforce.
Cette mauvaise action se poursuivra encore en toute innocence ce mardi 21 mars, sous l’égide de la Fédération Wallonie-Bruxelles, à l’occasion d’une demi-journée d’étude organisée à Bruxelles où sera vantée devant un public scolaire «l’apport de l’IHRA […] et sa définition de l’antisémitisme».
Qu’on ne se méprenne pas. Notre propos n’est absolument pas d’écarter l’État d’Israël de toute forme d’implication dans la lutte contre l’antisémitisme en Europe. Nos familles ont payé un lourd tribut à la folie meurtrière des nazis et on ne peut oublier qu’en 1945, des milliers de rescapés des camps de la mort ont trouvé refuge sur cette terre quand aucun autre pays ne voulait les accueillir. Mais il ne viendrait pas non plus à l’idée de confier à Vladimir Poutine le premier rôle dans une commémoration de la victoire sur le nazisme sous prétexte qu’il serait l’héritier des héros de Stalingrad, et de s’aligner sur ses conditions. (Tribune publiée sous la rubrique Opinions par le quotidien La Libre Belgique en date du 16 mars 2023; tribune transmise par les auteur·e·s)
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* Mateo Alaluf (Université Libre de Bruxelles-ULB), Vincent Engel (Université catholique de Louvain-UCL), Fenya Fischler (Een Andere Joodse Stem), Henri Goldman (Union des progressistes juifs de Belgique), Heinz Hurwitz (ULB), Simone Süsskind (ancienne présidente du Centre communautaire laïc juif)
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