Débat-Allemagne. Une coalition «rose-rouge-vert»: une bonne idée, mais peu probable

Olaf Scholz et Angela Merkel

Par Loren Balhorn

En décembre dernier, le Parti social-démocrate allemand (SPD) a élu une nouvelle direction, modérément à gauche. Ce changement rare est intervenu à la suite d’une série de défaites électorales humiliantes et du sentiment général que quelque chose devait changer pour que le parti puisse survivre – et encore plus rester une force politique majeure. Dans un revirement surprenant pour le plus ancien parti politique du pays, les nouveaux coprésidents, Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans [décembre 2019], ont remporté une faible majorité contre l’establishment du parti après s’être engagés à changer de cap et à revenir au type de politiques de gauche qu’il avait menées jusque dans les années 1990. Ils ont demandé une augmentation des impôts, une intégration européenne plus poussée, une plus grande transparence et une démocratie interne du parti afin d’encourager l’activité de sa base.

Le SPD ayant atteint un niveau d’impopularité record après plus de dix ans de collaboration avec les chrétiens démocrates (CDU) d’Angela Merkel, personne ne s’attendait à ce que Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans le ressuscitent du jour au lendemain. Ni la nouvelle direction ni l’ensemble des membres ne souhaitaient quitter immédiatement la grande coalition avec Angela Merkel, craignant que de nouvelles élections n’affaiblissent encore davantage le parti. Mais surtout, ils ont promis qu’il n’y aurait pas de retour à cette coalition après les élections fédérales de 2021. Et, ils ont fortement laissé entendre qu’un gouvernement «rose-rouge-vert» entre eux, les Verts et Die Linke, sur le modèle de l’administration municipale actuelle à Berlin, était leur option préférée.

Ces déclarations représentaient le maximum qu’un leader du SPD ait jamais exprimé en termes de perspective de constitution d’un gouvernement de gauche au niveau national. Elles ont naturellement suscité un enthousiasme prudent parmi les progressistes allemands de toutes tendances. C’était particulièrement vrai des courants plus pragmatiques de son rival de gauche, Die Linke, qui a eu du mal à définir son rôle dans le paysage politique et semble de plus en plus stagnant, les effectifs comme les sondages semblent figés. Une majorité de centre-gauche au parlement et un SPD bien disposé, bien motivé, pourraient ouvrir la porte à une nouvelle actualité politique et, peut-être, à la possibilité d’apporter des changements politiques concrets en Allemagne. Peut-être même dans l’ensemble de l’Europe. Mais aujourd’hui, un tel optimisme est mis sévèrement en échec.

Pas si vite

Peut-être était-ce simplement trop beau pour être vrai. Le caractère limité et hésitant du tournant à gauche du SPD était évident dès le départ, mais il est devenu encore plus flagrant à la mi-août, lorsque Esken et Walter-Borjans ont annoncé que la direction du parti avait voté à l’unanimité pour choisir Olaf Scholz – l’homme même qu’ils avaient battu lors de la course à la direction du parti en décembre dernier – comme candidat désigné du SPD au poste de chancelier pour les élections de 2021.

Bien que les réactions aient été mitigées, un certain nombre de personnalités de l’aile gauche du SPD ont interprété l’onction d’Olaf Scholz comme un coup de poignard dans le dos. Olaf Scholz était autrefois associé à la gauche radicale du parti en tant qu’étoile montante de l’organisation de jeunesse du SPD, les Jeunes socialistes. Mais aujourd’hui, l’ancien maire de Hambourg, ministre des Finances en poste dans le cabinet de Merkel (et vice-chancelier), est généralement considéré comme un pilier de l’aile droite et un représentant de l’orthodoxie néolibérale. En effet, beaucoup se souviennent encore d’Olaf Scholz comme d’un ardent défenseur des coupes dans la sécurité sociale de l’Agenda 2010 de Gerhard Schröder [chancelier d’octobre 1998 à novembre 2005] au début des années 2000. Pendant son mandat de maire de Hambourg, Olaf Scholz s’est forgé une réputation de leader autoritaire qui tolérait peu de dissidence dans les rangs. Il a été considéré comme l’un des artisans de la débauche policière contre des manifestants pacifiques lors du sommet du G20 à Hambourg, il y a trois ans. Si sa défaite de justesse face aux membres, en décembre 2019, a été largement considérée comme une victoire des forces du renouveau du SPD, sa nomination est d’autant plus décourageante pour ceux qui cherchent à orienter le parti dans une autre direction. 

Il ne fait aucun doute qu’Olaf Scholz n’est pas un porte-drapeau pour la gauche. Néanmoins, l’aile gauche n’a pas non plus proposé d’alternative. Il est difficile d’imaginer qui dans le parti disposait de la stature nécessaire pour le défier. Ses partisans soulignent la notoriété du nom de Scholz et sa cote de popularité, qui ont toutes deux augmenté ces derniers mois, alors que la coalition au pouvoir injecte des milliards dans l’économie pour enrayer la pire récession depuis la Seconde Guerre mondiale. Les rangs des célébrités du SPD ont été décimés par une cascade de défaites électorales au cours des deux dernières décennies, ce qui implique qu’il reste peu de grands noms parmi lesquels choisir. Olaf Scholz est l’un des derniers dirigeants du SPD dont le bilan électoral est largement positif – il a remporté haut la main sa réélection [à Hambourg, après avoir formé une coalition avec les Verts] en 2015 avec 47% des voix.

Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans

Les plus tactiques de l’aile gauche du SPD plaident pour une sorte de stratégie de triangulation. Selon leur approche, en tant que figure intermédiaire ayant prouvé sa capacité à gagner des élections Olaf Scholz élargira la base électorale du SPD et il fournira le coup de pouce nécessaire pour mener une coalition rose-rouge-verte. Tourner à gauche ne ferait que cannibaliser l’électorat existant autour de Die Linke. Selon leur argument, il vaut mieux gagner les élections depuis le centre; alors que les plus enclins à gauche, Saskia Esken et Nobert Walter-Borjans – ainsi que Die Linke, les partenaires supposés de la coalition – pousseront le parti vers la gauche, à moyen terme.

De plus (et là, ils ont peut-être raison), le bilan néolibéral de Scholz depuis la fin des années 1990 était tout à fait conforme à l’esprit du temps, lorsque le chancelier de l’époque, Gerhard Schröder, a restructuré l’État-providence allemand pour imposer des sanctions sévères aux chômeurs et qu’Angela Merkel s’est portée candidate à la Chancellerie, en appelant à une privatisation partielle du système de santé. Olaf Scholz aurait été plus que disposé à suivre ce tournant vers la droite, mais cela faisait partie d’une tendance internationale qui s’est depuis lors atténuée – et il n’y a aucune raison de penser qu’il reviendrait automatiquement à de telles politiques s’il dirigeait un gouvernement de centre-gauche.

Depuis les réformes du début des années 2000, les chiffres du chômage en Allemagne se sont effondrés, les recettes fiscales atteignent des sommets, et l’expérience du krach financier de 2008-2009 ainsi que la dernière crise du coronavirus a fait voler en éclats les tabous sur les déficits publics et sur les politiques économiques néo-keynésiennes. En tant que ministre des Finances, Olaf Scholz appelle maintenant à un nouvel endettement de 100 milliards d’euros l’année prochaine, alors que l’Allemagne cherche à européaniser son approche relativement keynésienne et à rompre avec le reste des «Cinq Frugaux» – les États d’Europe du Nord jusqu’ici réticents à soutenir des prêts massifs pour aider leurs voisins du Sud. Pour certains observateurs au moins, le SPD néolibéral est mort et enterré – ce qui permet à la gauche d’utiliser Olaf Scholz, malgré les nombreux squelettes dans son placard, afin de ramener la social-démocratie dans les bureaux du chancelier.

Plus facile à dire qu’à faire

Bien qu’une coalition rose-rouge-verte dirigée par un Scholz soumis à la pression de la gauche soit certainement le résultat le plus souhaitable des élections fédérales de 2021, il y a des raisons de douter de sa plausibilité. La première pierre d’achoppement, peut-être insurmontable, est la faiblesse des résultats électoraux de la coalition rose-rouge-verte. Bien que les partis de centre-gauche aient bénéficié de faibles majorités parlementaires tout au long de la première décennie de ce siècle, leurs résultats cumulés ont oscillé autour de 40% pendant des années, sans grand signe d’amélioration.

La nomination d’Olaf Scholz semble avoir donné au SPD un léger coup de pouce dans les sondages – faisant brièvement monter le parti à 18%, son meilleur résultat depuis des mois, mais toujours loin des 30% que les nouveaux coprésidents avaient initialement déclaré comme leur objectif, en décembre dernier, et à des kilomètres de la CDU de Merkel, qui continue à obtenir plus de 30% des suffrages. Die Linke semble bloqué à 7%, alors que les Verts depuis des mois obtiennent 20% des intentions de vote. Si des élections avaient lieu demain, le centre-gauche aurait du mal à former une majorité, et les Verts pourraient être tentés de gouverner avec la CDU.

Le premier test de la force du rose-rouge-vert, les élections du conseil municipal de la mi-septembre dans le cœur industriel de la Rhénanie du Nord-Westphalie, a été tout sauf encourageant pour ceux qui espèrent une coalition progressiste à l’automne prochain. Le résultat du SPD a été l’un des pires de l’histoire de l’après-guerre [23,4%, soit moins 7,1%] – mais supérieur aux résultats désastreux des élections européennes de l’année dernière – ce qui a incité certaines personnalités du parti à interpréter le vote comme une victoire. Die Linke, qui aurait sans doute fait bonne figure dans un État [Land] qui penche traditionnellement à gauche, a obtenu un alarmant de 3,8% [moins 0,8% par rapport à 2014], son pire résultat dans l’État depuis plus d’une décennie. Les partis du bloc rose-rouge-vert, semble-t-il, ont du pain sur la planche.

Pourtant, même si les élections devaient donner une majorité de centre-gauche, il est loin d’être clair si les Verts ou le SPD d’Olaf Scholz seraient intéressés à gouverner avec un axe à gauche, avec Die Linke en premier lieu. Bien qu’ils aient bénéficié de la dynamique générée par les mobilisations des «Fridays For Future» [grèves étudiantes], les Verts restent hésitants à se positionner dans un camp politique particulier. Ils participent, dans les Etats, à des coalitions gouvernementales très diverses, parfois même avec la CDU. Ces dernières semaines les coprésidents du parti ont flirté avec l’idée de lancer une telle coalition au niveau national. Olaf Scholz, pour sa part, a exprimé son scepticisme à l’idée de gouverner avec Die Linke un jour seulement après l’annonce de sa candidature. Il a maintenu sa distance depuis.

Nous sommes les 7 pour cent?

Cela représente un défi considérable pour Die Linke. Depuis sa création au milieu des années 2000, cette fusion d’ex-communistes à l’Est et d’ex-sociaux-démocrates, de trotskystes et d’autres radicaux de gauche à l’Ouest a réussi à se consolider comme un élément apparemment permanent du paysage politique allemand; avec tous les avantages institutionnels que cela comporte. Mais après huit ans sous la direction de Bernd Riexinger et de Katja Kipping, qui doivent se retirer à la fin du mois d’octobre, Die Linke ne peut se prévaloir que de quelques succès politiques concrets. C’est peut-être pour cette raison que tous les courants, à l’exception des factions d’extrême gauche, ont plus ou moins ouvertement déclaré leur soutien à un gouvernement rose-rouge-vert en 2021.

Cette convergence stratégique entre les courants rivaux du parti a été longue à venir. Traditionnellement divisé entre des réformateurs pragmatiques à l’Est – où Die Linke a participé à plusieurs coalitions au niveau des Länder et dirige actuellement le gouvernement en Thuringe – et des factions d’opposition orientées vers la protestation à l’Ouest, ces dernières années ont vu l’émergence de ce qui est appelé par euphémisme une alliance «en fer à cheval» entre les partisans des (anciens) coprésidents du parlement, Sahra Wagenknecht et Dietmar Bartsch, contre la direction du parti autour de Bernd Riexinger et Katja Kipping. Bien que le conflit se soit atténué dans une certaine mesure depuis que le projet Aufstehen de Sahra Wagenknecht s’est avéré être un échec, l’impression que le parti est constamment en guerre contre lui-même a sans doute entravé sa capacité à progresser dans les sondages et l’empêche d’établir un profil plus cohérent.

Le congrès du parti, prévu du 30 octobre au 1er novembre, semble destiné à élire les étoiles montantes du parti, Janine Wissler (Hesse) et Susanne Hennig-Wellsow (Thuringe), comme nouvelles coprésidentes. Toutes deux sont de jeunes politiciennes talentueuses et, en tant que duo, elles comblent le fossé entre les régions et les courants. Janine Wissler vient de l’Ouest et a appartenu à un groupe trotskiste, mais elle a passé plus de dix ans au parlement du Land de Hesse et s’est imposée comme une oratrice compétente et une ardente défenseuse des mouvements sociaux. Susanne Hennig-Wellsow est originaire d’Erfurt, l’un des bastions électoraux de Die Linke, et a été présidente du parlement du Land de Thuringe et présidente du parti de ce Land depuis qu’il y a formé une coalition gouvernementale en 2014. Le fait qu’elles se présentent sans opposition à la direction du parti est un signe encourageant qui montre que – même si ce n’est que cela – les affreuses prises de becs publiques de ces dernières années ne réapparaîtront pas avant les élections de l’automne 2021.

Cependant, au bout du compte, les nouvelles coprésidentes seront confrontées au même dilemme que celui auquel Die Linke est confronté depuis sa création: comment passer d’une opposition de principe à un réel gouvernement de gauche et transformer au moins une partie de son programme politique en politique gouvernementale?

Le parti n’a jamais été en mesure de répondre à cette question dans la majeure partie du pays, car ses résultats électoraux sont bien trop marginaux pour jouer un rôle dans la politique de l’État fédéral. Dans les Länder où il a été suffisamment fort pour former ou au moins rejoindre un gouvernement, les résultats sont mitigés. Le gouvernement dirigé par Die Linke en Thuringe a introduit quelques réformes louables, mais en termes de politique, il se distingue à peine d’une administration sociale-démocrate traditionnelle. À Berlin, certains diront que l’introduction d’un plafonnement de cinq ans pour les loyers, avec le soutien de Die Linke, montre bien la différence que peut faire un parti de gauche au gouvernement. Mais aussi louable soit-il, même le plafonnement des loyers représente une mesure temporaire et défensive face à la montée en flèche des prix du logement plutôt que le type de «réforme non réformiste» qui pourrait retirer le logement du secteur privé ou du moins empêcher le rachat en cours de la ville par les firmes.

Cela dit, c’est une chose de gouverner l’un des Länder les plus pauvres d’Allemagne, accablé par l’émigration et la faiblesse des infrastructures publiques, et c’en est une autre de gouverner l’Allemagne dans son ensemble, le plus grand membre de l’Union européenne, avec la possibilité de dépenser presque sans limite si «elle» le décide. Alors que les précédents gouvernements de gauche en Europe, comme la coalition dirigée par Syriza en Grèce, ont été confrontés dès le départ à un chantage institutionnel et à une immense pression de la part de l’UE, un gouvernement allemand rose-rouge-vert aurait théoriquement une marge de manœuvre beaucoup plus grande. Il pourrait s’attaquer à des questions comme l’abolition du système des mini-jobs [450 euros par mois], ou suivre le gouvernement de centre-gauche finlandais qui a réduit la durée hebdomadaire travail, ainsi qu’à d’autres mesures qui modifient les rapports de forces dans la société en faveur des salarié·e·s. Peut-être plus important encore, un tel gouvernement «supprimerait» Berlin comme le principal facteur empêchant les réformes structurelles de l’UE et améliorerait ainsi la situation de la gauche européenne dans son ensemble.

Dans l’état actuel des choses, un tel résultat aux élections générales de 2021 semble peu probable. En l’absence d’un changement majeur dans l’élan politique du SPD ou d’une résurgence inattendue de la droite populiste, la CDU et les Verts sortiront vainqueurs de la compétition électorale et formeront probablement un gouvernement d’ici novembre prochain. Il incomberait alors à Die Linke et au SPD de commencer à constituer une opposition efficace. Cela leur donnerait au moins une chance de faire revivre la vitalité de la gauche allemande, dont l’Europe a tant besoin. (Article publié sur le site Jacobin, le 24 octobre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

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