Dans l’Allemagne de l’Est, la hausse des prix de l’énergie et des biens alimentaires va-t-elle déboucher sur une protestation à la 2004? Et, si oui, quels changements seront à l’œuvre?

Leipzig, 2004 (KEYSTONE/EPA/DPA/Peter Endig)

Par David Begrich et Sebastian Friedrich

Les dernières grandes protestations sociales en Allemagne remontent à près de 20 ans. En été 2004, environ 200’000 personnes ont manifesté dans toute l’Allemagne contre les réformes Hartz du gouvernement rouge-vert. Le point de départ des protestations était Magdebourg [capitale du Saxe-Anhalt], où les manifestations du lundi renouaient avec la tradition est-allemande à l’époque qui fut marquée par la chute du Mur. Si les soulèvements contre la hausse des prix [en juillet, l’inflation se situait à hauteur de 8,5% sur un an; mais les prix de l’énergie ont augmenté de 35,7% et ceux des denrées alimentaires de 14,8%], espérés par certains mais redoutés par le gouvernement fédéral et les services de protection de la Constitution [Verfassungsschutz, services du renseignement intérieur], devaient effectivement avoir lieu à l’automne, tout porte à croire que l’Est du pays pourrait à nouveau être la plaque tournante des protestations.

Cela devrait se produire, bien que les gens qui y vivent se portent mieux que jamais, comme on peut souvent l’entendre et le lire. La situation à l’Est de l’Allemagne en général s’améliore depuis des années et le pouvoir d’achat ne cesse d’augmenter. C’est vrai quant à la tendance, mais les revenus à l’Est sont toujours nettement inférieurs à ceux de l’Ouest. Selon le gouvernement fédéral, la valeur moyenne d’un salaire mensuel brut pour les employés assujettis à la sécurité sociale en Allemagne de l’Ouest est supérieure de 600 euros à celle de l’Est.

Mais un autre facteur est plus décisif que le revenu: la propriété. Alors qu’à l’Ouest, jusqu’à et y compris dans la classe moyenne, on hérite d’une plus grande fortune et surtout de biens immobiliers, pour la génération héritière au sein de la société bourgeoise-capitaliste de l’Est – au sein de laquelle la bourgeoisie est-allemande est beaucoup moins enracinée – le volume de l’héritage est bien inférieur. Selon une étude de l’Institut allemand de recherche économique (Deutschen Instituts für Wirtschaftsforschung-DIW), environ 92 000 euros en moyenne ont été hérités à l’Ouest entre 2002 et 2017, contre 52 000 euros à l’Est, où le taux de ceux qui héritent de quelque chose est de toute façon plus faible.

Il en va de même pour ce qui a trait à l’épargne que les politiques appellent de leurs vœux dans la crise actuelle. A l’Est, le nombre de ceux qui peuvent disposer d’un montant d’épargne significatif pour faire face aux arriérés de frais d’énergie attendus est négligeable. Les avoirs sont en moyenne deux fois plus élevés à l’Ouest. Les hausses de prix au supermarché, à la station-service, ou pour le loyer, l’électricité et le gaz devraient toucher plus fortement les personnes vivant à l’Est.

Un autre aspect vient s’ajouter à la situation matérielle et indique que le potentiel de protestation est plus important à l’Est. Depuis longtemps, les études sociologiques détectent pour l’Allemagne de l’Est ce qui n’est apparu que ces dernières années à l’Ouest: la méfiance envers les institutions de l’Etat et la démocratie représentative. La satisfaction vis-à-vis de la démocratie est significativement plus faible à l’Est qu’à l’Ouest, pouvait-on lire dans l’étude de Leipzig sur l’autoritarisme (Leipziger Autoritarismus-Studie) parue en 2020 [avec l’appui de la Heinrich-Böll-Stiftung et de l’Otto Brenner Stiftung]. Selon cette étude, le sentiment de non-accès à la vie politique et l’expérience d’un refus de prise en compte et de reconnaissance se manifestent également de manière nettement plus marquée à l’Est qu’à l’Ouest.

2004: contre Hartz IV

En conséquence, des termes comme «distanciation face à la démocratie» décrivent encore sous une forme modérée la manière dont un tiers des Allemands de l’Est perçoivent la communauté qu’est la République fédérale: c’est-à-dire comme une forme de pouvoir qui leur est restée étrangère et qui continue d’intervenir à leur détriment dans leurs biographies et leurs parcours de vie. C’est un truisme de dire que les bouleversements sociaux et les chutes dans les trajectoires biographiques au cours des années de transformation après 1990 ont des répercussions.

Les spécificités de l’Allemagne de l’Est – une situation matérielle plus mauvaise et un rejet plus fort de l’existant – étaient également présentes au milieu des années 2000 et ont contribué à ce que la vague de protestation contre les réformes prévues du marché du travail et de la sécurité sociale en Allemagne de l’Est puisse susciter une forte dynamique. Malgré la participation marginale de néonazis, les protestations de l’été 2004 se sont essentiellement déroulées selon la ligne de conflit «en haut/en bas». Ce qui s’est développé à l’époque ne pourrait-il pas se répéter: des protestations sociales essentiellement de gauche, partant de l’Est? Le scepticisme est de mise à ce propos, du moins selon une perspective d’analyse de classe saisissant les porteurs de la protestation d’alors – et ceux qui ont de bonnes chances d’être en tête cette fois-ci.

Un regard sur la genèse des protestations contre l’introduction de Hartz IV à l’été 2004 montre qu’elles étaient portées par des personnes qui n’étaient pas intégrées institutionnellement et organisationnellement dans les structures de la culture politique de l’ancienne République fédérale. Ce ne sont ni les partis ni les syndicats qui ont été les premiers à descendre dans la rue; ils n’étaient ni les initiateurs ni ceux qui pouvaient donner une voix, un langage et une structure à la protestation. Il a fallu des semaines pour que les syndicats de l’Est soient à la hauteur de la dynamique de la protestation.

Une étude de 2004 sur la recherche sur le mouvement résume ainsi la base sociale des manifestations de Magdebourg et de Leipzig: ce qui domine, «c’est le “milieu de la société”, devenu majoritairement plus âgé, qui est fortement touché par les pertes d’emplois industriels dues à la réunification et par la situation économique dans les nouveaux Länder. Ce sont justement les groupes d’âge qui ressentent les coupes financières de l’ALG II [Arbeitlosengeld II, en priorité destinée aux chômeurs en fin de droits et de “communautés de besoin”, Bedarfsgemeinschaften, bien plus nombreux], sans pouvoir nourrir de sérieux espoirs de promotion et d’emploi». En d’autres termes, c’est surtout l’ancienne «aristocratie ouvrière» du défunt socialisme réellement existant qui a protesté. Leurs réseaux informels ont été décisifs pour la mobilisation: en s’inspirant de la tradition des protestations de la Wende (du Tournant), à l’aide de tracts et de la propagande de bouche à oreille rodée à l’époque de la RDA, des appels à manifester ont été lancés afin que le peuple, compris ici essentiellement comme l’opposé de l’élite politique et économique, puisse faire valoir ses revendications pour stopper l’érosion redoutée de l’Etat social.

Contrairement à l’histoire des protestations en Allemagne de l’Ouest, il n’y a eu que peu de déclarations programmatiques précédant les manifestations, et peu d’appels à signer. Ce ne sont pas des fonctionnaires utilisant un langage politique routinier qui ont déterminé l’image des protestations contre Hartz en Allemagne de l’Est, mais des personnes concernées qui ont lutté pour trouver des mots, qui ont présenté des trajectoires biographiques, qui ont trouvé une expression pour leur colère brûlante. Dans les villes est-allemandes, il n’y avait généralement pas de communiqués de presse, pas d’attaché de presse, mais beaucoup d’exigences excessives dans la façon de se rapporter aux mécanismes propres du monde des médias. Cela a au moins facilité la tâche du ministre fédéral social-démocrate de l’Economie et du travail de l’époque, Wolfgang Clement [d’octobre 2002 à novembre 2005, sous Schröder], pour discréditer les protestations et les étouffer.

De nombreux organisateurs de l’époque ont aujourd’hui à peine 20 ans de plus et sont largement désabusés, ce que l’on appelle de manière péjorative dans le langage des sciences politiques et dans le débat public «politikverdrossen» [les «désabusés face à la politique»]. La situation matérielle n’a souvent pas beaucoup changé. La lassitude face aux exigences de la transformation néolibérale de la société et aux adaptations à celle-ci à l’Est s’est transformée chez certains en une véritable haine de la démocratie et de ses représentants. Un système qui ne parvient pas à tenir les promesses de prospérité de l’Allemagne de l’Ouest et à assurer la sécurité matérielle essentielle suscite le scepticisme et le rejet. C’est cette «aristocratie ouvrière» déchue qui fait l’objet d’une surveillance politique depuis quelques années, moins parce qu’on s’occuperait à nouveau davantage de la lutte contre ses problèmes sociaux que parce que l’AfD (Alternative für Deutschland) a réussi depuis 2015 à gagner à sa cause de plus en plus d’ouvriers et de chômeurs, y compris et surtout en Allemagne de l’Est.

Garder la tête hors de l’eau

Parallèlement, un groupe social que l’expression «nouvelle génération» ne décrit pas effectivement est apparu: la nouvelle petite bourgeoisie précaire est-allemande. Le noyau organisationnel des manifestations de Pegida (Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes) à Dresde, mais aussi de nombreuses protestations contre les mesures ayant trait au Covid-19 du gouvernement fédéral, était composé d’un nombre remarquablement élevé de travailleurs indépendants et de petits entrepreneurs âgés de 30 et 50 ans. Ceux-ci ont été socialisés politiquement moins en RDA que durant les années 1990, compliquées. Dans leur perception, le conflit haut/bas, encore si central pour les protestations de 2004, ne joue plus guère de rôle.

Les crises à venir pourraient avoir un impact particulier sur les indépendants est-allemands, dont les revenus ne suffisent souvent qu’à assurer une existence modeste. Au cours des 30 dernières années, ils n’ont pas pu constituer, ou fort peu, une épargne; et encore moins une solide prévoyance vieillesse. Celui qui est tout le temps occupé à garder la tête hors de l’eau ne peut pas mettre ses moutons au sec, même s’ils sont maigres.

La pression de la concurrence de l’ère néolibérale, l’affaiblissement des syndicats et le démantèlement des protections sociales ont renforcé chez cette clientèle ce qu’elle représente de toute façon: l’idéologie de la concurrence, jouer des coudes et une conception sociale darwiniste de la vie qui va avec, dans laquelle le racisme et la dévalorisation ont pris de plus en plus de place depuis 2015. Pour la droite politique, les travailleurs indépendants et les petits entrepreneurs est-allemands constituent une référence centrale.

Il est donc fort probable que les possibles protestations aient au moins une inclination pour les partis d’extrême droite comme l’AfD. L’AfD l’a saisi et y répond d’abord par une campagne d’affichage sur le prix de l’essence dans ses bastions est-allemands. Contrairement aux débats sur les mesures anti-Covid, où les droites défendaient des positions très divergentes, le lien thématique entre le rejet des sanctions contre la Russie et les hausses de prix à la pompe se prête parfaitement à la mise en relation des discours de droite, c’est-à-dire à l’élaboration d’un narratif de droite qui semble plausible. Il est temps pour l’extrême droite qui, depuis l’essoufflement du discours sur les réfugié·e·s, est à la recherche de thèmes et de groupes cibles susceptibles d’être mobilisés. Dernièrement, on s’est montré impressionné par les manifestations paysannes néerlandaises [protestation contre l’annonce du gouvernement qui veut réduire les émissions d’azote, entre autres en réduisant le cheptel, dans des Pays-Bas éleveurs massifs de bovins, de porcs…] qu’il s’agissait de transposer dans le contexte allemand. Cela a échoué.

Il n’y a pas d’automatisme qui permettrait à l’extrême droite d’obtenir l’hégémonie d’interprétation sur les conflits sociaux des prochains temps. Pour éviter cela, il faudrait jouer sur ce qui a fait la force des protestations de 2004: une communication claire sur qui défend les intérêts sociaux concrets de qui et s’engage pour cela. Il s’agirait donc de comprendre les luttes à venir comme des conflits de classe. Mais les conditions actuelles n’y sont pas vraiment favorables. (Article publié le 17 août 2022 sur le site de l’hebdomadaire allemand Der Freitag; traduction rédaction A l’Encontre)

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