Histoire-Economie. J. A. Hobson, un précurseur de l’hétérodoxie (1)

Par Michel Husson

John Atkinson Hobson (1858-1940)* est surtout connu pour son livre sur l’impérialisme. Mais son œuvre considérable constitue une formidable arme critique, dont cette contribution cherche à rendre compte. La première partie est centrée sur les relations entre Hobson et Keynes, la seconde est consacrée à la trace laissée par Hobson dans la pensée économique contemporaine.

1. De Lénine à Keynes

Imperialism: A study [1] est publié en 1902. Lénine s’y réfère à plusieurs reprises dans sa propre contribution, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, écrit lors de son exil à Zurich [2]. Dans la préface de l’édition russe, il dit avoir utilisé «le principal ouvrage anglais sur l’impérialisme, le livre de J. A. Hobson, avec toute l’attention que, selon moi, cet écrit mérite». Il rend hommage à sa «description excellente et détaillée des principaux caractères économiques et politiques de l’impérialisme» qu’il oppose à la théorie de l’«ultra-impérialisme» soutenue par Kautsky.

Lénine n’oublie pas de préciser que Hobson adopte «un point de vue social-réformiste bourgeois et pacifiste». Effectivement, Hobson est alors une figure éminente du «nouveau libéralisme» incarné par un parti libéral qui promeut des réformes sociales. En 1916, le parti libéral adopte une politique résolument belliciste et Hobson en démissionne. Il rejoindra le parti travailliste indépendant (Independent Labour Party) en 1919, puis le parti travailliste.

L’œuvre de Hobson est considérable: 53 livres en 49 ans! (dont, à notre connaissance, aucun n’a été traduit en français, même celui sur l’impérialisme). Elle est tout entière un combat hétérodoxe, voire hérétique, pour reprendre le titre de son autobiographie [3]. Hobson récuse clairement l’un des présupposés fondamentaux du libéralisme classique, à savoir l’idée qu’un travailleur «devrait être libre de vendre son travail comme il l’entend». Cette prétendue liberté de travailler se ramène selon lui à la «liberté de travailler comme l’entend son employeur», alors que le travailleur n’est pas «une unité isolée, dont le contrat de travail ne concernerait que lui-même et son employeur [4]».

Hobson soutient l’institution d’un salaire minimum et cherche à combattre l’argumentation classique (et encore actuelle) qu’il résume ainsi, dans une conférence: «Les opposants à une législation sur le salaire minimum font valoir l’argument selon lequel elle entraînerait une réduction du volume de l’emploi dans les secteurs soumis au sweating system, qui ne serait pas compensée par une augmentation correspondante de l’emploi dans d’autres branches; en un mot, qu’il aggraverait le problème du chômage [5].»

Les propositions avancées par Hobson s’inspirent notamment de l’ouvrage de Ludwig Stein, La question sociale au point de vue philosophique [6]. Hobson reprend à son compte le projet d’un «minimum vital» qui pourrait «être obtenu en partie par l’emploi public, en partie par l’influence exercée directement par l’industrie d’Etat sur le maintien de conditions de travail et de salaires décents dans l’industrie privée, en partie par le prélèvement d’impôts». Hobson évoque favorablement la politique alternative proposée par Stein, qui viserait à restreindre le «pouvoir économique des capitalistes privés», et qui repose sur «la taxation des revenus, du patrimoine, et des successions [7]». Il est sans doute superflu de remarquer la similitude de ces propositions avec celles avancées par Thomas Piketty dans son dernier ouvrage (Capitalisme et idéologie) qui d’ailleurs, pas plus que dans le précédent (Le capital au XXIème siècle), ne cite pas Hobson.

Le premier coup de pied dans la fourmilière

En 1889, Hobson publie The Physiology of Industry [8] co-écrit avec Albert F. Mummery. Ce livre annonce la couleur puisqu’il se présente comme un «exposé de certaines erreurs dans les théories économiques existantes». L’idée principale est ce que Keynes appellera plus tard le «paradoxe de l’épargne» (paradox of thrift): un excès d’épargne conduit à une baisse des revenus qui réduit la capacité à épargner. Ce paradoxe est mis en rapport avec une répartition des revenus défavorable aux salariés. La charge est virulente: «l’épargne est la source de la richesse nationale et plus une nation est économe plus elle devient riche. Telle est la doctrine commune de presque tous les économistes; il en est beaucoup parmi eux qui adoptent un ton d’une dignité toute morale pour démontrer la valeur infinie de l’épargne; dans leur ennuyeuse chanson c’est la seule note qui ait plu à l’oreille du public» (ce passage sera cité par Keynes dans la Théorie générale).

On trouve déjà dans ce livre d’autres idées hétérodoxes que Hobson développera ultérieurement: doutes sur l’efficacité du libre-échange en cas de sous-emploi, scepticisme sur les mécanismes d’auto-régulation, etc. Mais c’est son assaut contre les vertus supposées de l’épargne qui lui vaudra l’interdiction d’enseigner l’économie politique à l’université de Londres et à Oxford.

Dans son autobiographie [9], Hobson raconte que cette exclusion était due «à l’intervention d’un professeur d’économie qui avait lu mon livre et le considérait comme équivalent, en termes de rationalité, à une tentative de prouver que la terre était plate». La principale raison de cette mise à l’écart est évidemment que ce livre a été perçu comme une attaque contre les fondements de l’économie dominante. En témoigne la recension de Francis Edgeworth: «ces champions du paradoxe ont choisi un champ de bataille très difficile où ils affrontent un adversaire redoutable. Ils attaquent la position de [John Stuart] Mill selon laquelle l’épargne enrichit la communauté tout comme l’individu, tandis que la dépense appauvrit […] Nos auteurs violent de manière flagrante le principe sain selon lequel une doctrine doit être jugée selon la présentation qu’en font ses meilleurs défenseurs. Ce n’est pas dénigrer leur compétence que de dire qu’ils n’ont pas vraiment éclairci des points qui ont été laissés dans une certaine obscurité par les économistes les plus distingués [10].»

Un autre compte-rendu émane d’un économiste qui mérite d’être cité: «ils parlent des théories de J.S. Mill comme d’un “credo”, de leur propre divergence par rapport à “l’école orthodoxe” et de “dogmes aujourd’hui acceptés”, expressions qui n’ont aucun sens appliquées à l’économie». Cette idée implique que les termes de credo, d’orthodoxie ou de dogmes ne sont pas appropriées puisqu’il s’agit de science. On peut y ajouter celui de blasphème quand le mandarin constate sans surprise que, selon les auteurs, «les bas salaires résultent d’un excès d’épargne de la part des membres les plus riches de la société»[11]. Attaquer la science et les riches, c’en était trop.

La thèse de Hobson et Mummery allait aussi à l’encontre de l’idée chère aux classes dominantes de l’époque que le sort des pauvres était dû en partie à leur incapacité à épargner et qu’il fallait les encourager à le faire. Voilà pourquoi, l’invitation faite à Hobson par la Charity Organisation Society de donner des conférences sur l’économie fut brusquement retirée. Hobson réalisera plus tard qu’en «semblant remettre en question la vertu d’une épargne illimitée, j’avais commis un péché impardonnable».

Hobson et Keynes

Les relations de Hobson avec Keynes sont assez révélatrices de la manière dont les économistes ont reçu ses contributions, oscillant entre dénégation et marques d’intérêt. Elles avaient très mal commencé en 1913, lors de la publication d’un livre de Hobson qui traitait essentiellement de la théorie monétaire [12]. La recension du jeune Keynes – il avait 30 ans – est d’une grande perfidie: «on aborde un nouveau livre de M. Hobson avec des sentiments mêlés. On s’attend à y trouver des idées stimulantes ainsi que quelques critiques habiles adressées à l’orthodoxie de la part d’un esprit indépendant. Mais on se prépare aussi à beaucoup de sophismes et d’interprétations erronées, et à une pensée contrefaite (perverse) [13].»

La conclusion de Keynes est conforme à cette rude entrée en matière: «il existe un groupe d’individus intellectuellement isolés qui, portés par une inclination naturelle de leur âme, réfléchissent à la théorie monétaire selon leurs approches spécifiques et catégoriques, superstitieuses ou délirantes, dont la vérité est d’ordre métaphysique plutôt qu’objective, si tant est que l’on puisse parler de vérité. Ils trouveront ici leurs intuitions exprimées sous une forme plausible et mieux élaborée qu’ils n’auraient pu le faire eux-mêmes. M. Hobson nous offre la mythologie de l’argent, intellectualisée, mise au goût du jour journalistique, très subtilement combinée (et c’est ce qui la distingue des autres contributions) avec des concessions temporaires à la raison.» Il est vrai que la théorie monétaire a toujours (et encore aujourd’hui) donné lieu à des élaborations parfois saugrenues et la pointe de Keynes sur les «concessions temporaires à la raison» est savoureuse.

Cependant Keynes ne restera pas indifférent aux travaux de Hobson, dont il reconnaît les mérites, tout en ne partageant pas complètement ses thèses. Il cite Hobson en 1930, dans A Treatise Money: «M. J. A. Hobson et d’autres méritent d’être reconnus pour avoir tenté d’analyser l’influence de l’épargne et de l’investissement sur le niveau des prix et sur le cycle du crédit, à une époque où les économistes orthodoxes se contentaient de négliger presque entièrement ce problème très réel. Mais je ne pense pas qu’ils aient réussi à relier leurs conclusions à la théorie de la monnaie ou au rôle joué par le taux d’intérêt [14].»

Entre juillet et novembre 1931, Keynes entretient une correspondance avec Hobson, qui lui avait transmis une note sur l’excès d’épargne (Notes on Over-saving) [15]. Keynes fait de nouveau référence à Hobson dans le magazine de la BBC, en novembre 1934 [16]. En 1935, Hobson répond le 19 juillet à une lettre (perdue) de Keynes en lui communiquant une déclaration (popular address) où il évoque l’ostracisme académique à son égard. Dans sa réponse, où il demande à Hobson la permission d’insérer un extrait de ce texte dans son prochain livre (la Théorie générale), Keynes s’exclame: «Quel vieil équipage honteux que celui de ces orthodoxes! J’aimerais que vous me disiez le nom du professeur d’économie auquel vous faites référence.» Il console Hobson en lui disant qu’on se souviendra de lui «comme d’un pionnier de la théorie économique» et que ses critiques seraient oubliés. Hobson répond le 2 août et livre le nom de son censeur: Herbert Foxwell [17]. Keynes avait raison: Foxwell, un proche de Jevons, auteur de préfaces et bibliophile ne passera pas à l’histoire.

C’est dans sa Théorie générale [18] que Keynes rendra publiquement hommage à Hobson. Dans le chapitre 23, il cite assez longuement Hobson et livre ce commentaire: «les théories de la sous-consommation restèrent sous le boisseau jusqu’à la publication en 1889 de la Physiology of Industry de J. A. Hobson et A. F. Mummery. Ce livre est le premier et le plus important des nombreux ouvrages dans lesquels avec ardeur et courage M. Hobson a lutté pendant près de cinquante ans sans défaillance mais aussi presque sans succès contre les forces de l’école orthodoxe. La publication de ce livre si complètement oublié aujourd’hui fait époque, en un certain sens, dans l’histoire de la pensée économique.»

Après la publication de la Théorie générale, Hobson écrit à Keynes pour le remercier de l’exemplaire qu’il vient de recevoir, et surtout pour «la belle reconnaissance que vous avez, comme je l’ai vu, accordée au livre de Mummery et moi-même». Keynes lui répond dans une longue lettre du 14 février où il cherche à préciser leurs désaccords, mais qu’il conclut ainsi: «j’ai honte d’avoir été aveugle pendant de nombreuses années à votre affirmation essentielle quant à l’insuffisance de la demande effective [19]».

En son for intérieur, Keynes ne s’est sans doute jamais complètement départi de ses préventions à l’égard de Hobson. En 1935, un an avant la publication de la Théorie générale, il s’en ouvrait encore à son ami Richard Kahn (à qui il avait emprunté sa formulation du multiplicateur [20]). Dans sa lettre, il minimise la contribution de Hobson au livre écrit avec Mummery: «Cher Alexander [21], merci beaucoup d’avoir consacré autant de temps à Mummery. Hobson ne l’a jamais complètement compris et s’est mis à dériver après sa mort. Mais le livre que Hobson l’a aidé à écrire, The Physiology of Industry, est un travail merveilleux. J’en rends longuement compte, mais le vieil Hobson a dû souffrir de tant d’injustice que je ne dirai pas ce que je pense de la contribution de M[ummery] à ce livre, qui est probablement exceptionnelle [22].»

Ce jugement de Keynes est évidemment biaisé et assez hypocrite si on le rapproche de ses appréciations flatteuses que l’on vient de citer. On peut au contraire penser que «la substance du livre était son œuvre [car] il n’est pas certain que Mummery ait reçu une formation en économie, et il se peut qu’il n’ait contribué qu’à faire germer l’idée [23]».

C’est l’occasion de revenir ici sur la personnalité extraordinaire d’Albert Mummery. Il avait hérité de la tannerie de son père, ce qui lui permit de se consacrer à ses deux passions: l’économie et surtout l’alpinisme. Sa rencontre fortuite avec Hobson, lors d’une conférence à Exeter, conduisit à un échange où il s’employa à convaincre Hobson de l’existence d’une tendance à l’excès d’épargne comme source des récessions. Hobson racontera dans son autobiographie qu’il avait d’abord «cherché à contrer ses arguments par l’utilisation des armes économiques orthodoxes» avant de se rallier à sa thèse.

Ce n’est donc pas comme économiste que Mummery passera à l’histoire, mais plutôt pour avoir été un alpiniste hors pair, considéré comme le fondateur de l’alpinisme sportif [24]. Il a ouvert plusieurs voies dans les Alpes (Grépon, aiguille Verte, Cervin) et dans le Caucase. Il trouvera la mort en 1895, à l’âge de 40 ans, emporté par une avalanche lors de sa tentative d’ascension du Nanga Parbat, dans l’Himalaya. Quelques mois avant sa mort, Mummery publie un récit de ses escalades qui sera traduit en français en 1903 [25].

Hobson antisémite?

Le débat sur l’antisémitisme présumé de Hobson a été récemment déclenché, à l’occasion d’une réédition en 2011 du livre de Hobson sur l’impérialisme, préfacé par Jeremy Corbyn, lui-même accusé d’antisémitisme. Voici le passage controversé: «Unies par les liens d’organisation les plus forts, toujours en contact étroit et rapide les uns avec les autres, situées au cœur même de la capitale économique de chaque État, contrôlées, en ce qui concerne l’Europe, principalement par des hommes d’une seule race particulière (a single and peculiar race), qui ont derrière eux de nombreux siècles d’expérience financière, [les grandes entreprises financières] sont dans une position unique pour contrôler la politique des nations. […] Quelqu’un pense-t-il sérieusement qu’une grande guerre pourrait être entreprise par un État européen, ou qu’un grand emprunt d’État pourrait être souscrit, si la maison Rothschild et ses relations s’y opposaient?»

La «race particulière» désigne indéniablement les juifs, comme l’indique la référence à la maison Rothschild. Il faut avoir en tête qu’à cette époque le terme de race n’avait pas forcément une connotation biologique: il pouvait désigner une nation, une communauté culturelle, etc. D’ailleurs Hobson parle aussi de race humaine dans son livre.

L’accusation d’antisémitisme systématique semble assez peu fondée sur la base de cette seule citation. Dans son livre Les origines du capitalisme, où elle rend hommage au livre de Hobson sur l’impérialisme, Hannah Arendt cite le passage sur la maison Rothschild et se borne à dire que cette erreur de jugement est «amusante», venant de Hobson, «un historien sobre et fiable [26]».

Il est vrai que le portrait que Hobson dresse en 1891 de l’immigré juif dans Problems of Poverty est assurément détestable: «admirable dans la morale domestique, citoyen ordonné, il est presque dépourvu de morale sociale. Aucun scrupule ou considération pour ses camarades de travail ne l’empêchera de les dénigrer et de les rabaisser». Pire encore: «déversez quelques cargaisons de Juifs polonais dans l’un de ces quartiers, et ils vont, poussés par la lutte pour la vie, les ravager entièrement [27]». Le fait que Hobson précise qu’on pourrait dire à peu près la même chose «de tous les travailleurs immigrés à bas salaires» ne suffit pas à tempérer cette stigmatisation.

Juste avant la guerre des Boers (1899-1902), Hobson se rend en Afrique du Sud comme correspondant du Manchester Guardian. Il en tire un livre publié en 1900, où il dénonce le rôle des financiers juifs qui sont «essentiellement des spéculateurs financiers, qui ne tirent pas leurs gains des véritables fruits de l’industrie, ni même de l’industrie d’autrui, mais de la fondation, de la promotion et de la manipulation des entreprises [28]». Hannah Arendt relève ce passage et le fait suivre de ce commentaire: «or, dans une étude ultérieure, de Hobson, les Juifs ne sont même plus mentionnés [29]».

Effectivement, on ne trouve plus qu’une brève référence aux Juifs dans un livre de 1931 qui traite des rapports entre religion et économie. Hobson y note que «la prudence, la précision dans les détails, la finesse de jugement et la facilité de prévision, qualités que possédaient les Amis [les Quakers] en commun avec les Juifs, étaient d’une valeur particulière dans le secteur bancaire [30]».

Il apparaît donc que l’antisémitisme qui affleure effectivement dans les premiers écrits de Hobson a assez rapidement disparu. Il faut rappeler que l’œuvre de Hobson s’étale sur plus d’un demi-siècle et qu’elle reflète l’évolution de sa pensée. Il est sans doute plus intéressant d’examiner les rapports qu’elle a pu entretenir avec l’eugénisme et d’autres formes de darwinisme social.

Hobson et l’eugénisme

Dans son livre sur l’impérialisme, Hobson cite Karl Pearson qui explique que la force d’une nation dépend à l’intérieur de la sélection, et à l’extérieur de la «compétition, principalement par la guerre contre les races inférieures, et contre les races égales par la lutte pour les routes commerciales et pour les sources de matières premières et d’approvisionnement alimentaire». C’est pour lui «la vision de l’histoire naturelle de l’humanité [31]» que l’on ne peut pas dépasser.

Hobson récuse cette position qui étend le darwinisme social à l’échelle mondiale. La validité de cet argument fondé sur l’histoire naturelle lui paraît contestable: «au fur et à mesure que se développe la civilisation, autrement dit la capacité d’entretenir des rapports rationnels avec son environnement physique et social, l’homme acquiert ainsi le pouvoir de s’extraire de la nécessité qui domine le monde animal inférieur […] Les individus luttent maintenant pour d’autres fins, celles d’une vie élargie et plus complexe: pour le confort et la richesse, pour la place et l’honneur personnel, pour les compétences, les connaissances, le caractère et des formes encore plus élevées d’expression de soi, enfin pour les services rendus à leurs semblables, avec lesquels ils se sont identifiés dans cette individualité élargie que nous appelons altruisme ou esprit public.»

Pourtant, Hobson a été au moins pendant un temps séduit par l’eugénisme. Dans The Social Problem, publié en 1901, il écrit qu’«abandonner sans restriction la production d’enfants à l’initiative privée est pour un gouvernement la renonciation la plus dangereuse qu’il soit à ses fonctions» et il suggère que le gouvernement devrait prendre des mesures prohibant le mariage «entre personnes atteintes de maladies susceptibles d’être transmissibles héréditairement [32]».

Un peu plus tard, en 1916, Hobson contribue aux travaux de la National Birth-Rate Commission qui donneront lieu à un rapport sur la baisse du taux de natalité [33]. Lors de son audition, Hobson déclare qu’«il serait souhaitable de limiter les naissances dans la classe ouvrière et dans une grande partie des classes moyennes, non seulement dans l’intérêt des familles et de ces classes sociales, mais aussi dans l’intérêt de la nation dans son ensemble. Un retour à la natalité débridée d’autrefois entraînerait une augmentation de la pauvreté, de la détresse, de la surpopulation, de la mortalité infantile, de l’inefficacité et de la démoralisation [34].» A sa décharge, Hobson défendait une position plus progressiste sur le statut des femmes. Chacune d’entre elles «devrait à tout moment de sa vie disposer des moyens économiques de choisir autre chose que la vie au foyer où elle est entretenue sur les revenus du mari. Dans la mesure où son éducation lui permettrait de gagner sa vie, elle pourrait choisir le moment de son mariage ainsi que le mari qu’elle souhaiterait épouser.»

La rupture franche avec le darwinisme social sera consommée dans Free-Thought in the Social Sciences, publié en 1926: «les déterminations conçues comme découlant du jeu de lois naturelles ont été indûment importées dans le monde économique à des fins parfaitement intéressées». Cette conception sert des intérêts particuliers en suggérant l’existence de «“lois” immuables, comparables à celles qui régissent le fonctionnement des étoiles et des plantes, et auxquelles il serait stupide, erroné et futile de vouloir se soustraire [35]». Hobson englobe le racisme dans sa critique: «l’affirmation d’une supériorité innée des races blanches, de même que les politiques conçues pour les aider à survivre et à régner, reposent sur les mêmes bases bancales que celles révélées par l’eugénisme social».

Alors qu’il avait auparavant alerté contre une immigration incontrôlée, sa position a complètement changé. Il dénonce maintenant le sort fait aux immigrés: «les traits spécifiques et les valeurs des autres races sont réprimés et leur répression oblitère l’activité mentale et morale de cette nouvelle population et contribue ainsi à les maintenir dans un état d’“Américains” inférieurs». Il faudrait au contraire profiter de l’apport des immigrants, porteurs de «nouvelles graines pour une civilisation supérieure plus diversifiée».

Ce rejet des thèses eugénistes s’accompagne d’une dénonciation virulente de la science prostituée: «étouffer ces graines de progrès au nom d’un système de valeurs fondé sur une estime de soi raciale déguisée en anthropologie ou en eugénisme, voilà le plus nocif, et aussi le plus ridicule, exemple des ravages que peut provoquer la volonté de puissance quand une science sociale se prostitue à ceux qui la financent». Et Hobson voit bien les enjeux sociaux et politiques de ces pseudo-lois scientifiques: «ce que les économistes classiques ont fait pour la domination capitaliste dans l’économie, certains psychologues sont prêts à le faire en faveur de la domination oligarchique en politique». [Voir partie II L’héritage de Hobson]

______________

*  On trouvera sur cette page un dossier bibliographique consacré à Hobson où l’on pourra écouter la chanson Light Pollution du groupe Bright Eyes qui commence ainsi: John A. Hobson was a good man.

[1] John A. Hobson, Imperialism: A Study, 1902.

[2] Vladimir I. Lénine, L’impérialisme stade suprême du capitalisme, 1916.

[3] John A. Hobson, Confessions of an Economic Heretic, 1938.

[4] John A.Hobson, Problems of Poverty. An Inquiry into the Industrial Condition of the Poor, 1891.

[5] John A.Hobson, «Influence of a Legal Minimum Wage upon Employment», dans: National Anti-Sweating League, Report of Conference on A Minimum Wage, 1907, p. 34.

[6] Ludwig Stein, Die sociale frage im lichte der philosophie, 1897. Traduction française: La question sociale au point de vue philosophique, Félix Alcan, 1900.

[7] John A. Hobson, «review of Ludwig Stein, Die Sociale Frage im Lichte der Philosophie», The Economic Journal, Vol. 8, No. 31, September 1898.

[8] John A. Hobson & Albert F. Mummery, The Physiology of Industry, 1889.

[9] John A. Hobson, Confessions of an Economic Heretic, 1938.

[10] Francis Y. Edgeworth, «Review of The Physiology of Industry», Journal of Education, new series, vol. XII, 1890.

[11] William A.S. Hewins, «Review of The Physiology of Industry», The Economic Review, vol. 1, 1891.

[12] John A.Hobson, Gold, prices & wages, 1913.

[13] John M. Keynes, «Review of J. A. Hobson, Gold, Prices and Wages», The Economic Journal, Vol. 23, No. 91, September 1913.

[14] John M. Keynes, A treatise on money I. The pure theory of money, 1930.

[15] Une partie de cette correspondance est reproduite dans John M. Keynes, Collected Writings, vol. 13.

[16] John M. Keynes, «Poverty in plenty: is the economic system self-adjusting?», The Listener, 21 November 1934, dans Collected Writings, vol. 13.

[17] Sources: Michael Schneider, J. A. Hobson, 1996 ; Fiona Maclachlan, «J.A. Hobson and the economists», Journal of Post Keynesian Economics, Vol. 25, No. 2, Winter 2002-2003.

[18] John M. Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936.

[19] John M. Keynes, Collected Writings, vol. 29.

[20] Richard F. Kahn, «The Relation of Home Investment to Unemployment», The Economic Journal, Vol. 41, No. 162, June 1931.

[21] c’était le surnom que Lydia Lopokova, l’épouse de Keynes, avait donné à Kahn.

[22] John M. Keynes, «Letter to R. F. Kahn», 30 July 1935, in Collected Writings, volume 13.

[23] Michael Bleaney, «notice sur Mummery», The New Palgrave Dictionary of Economics, 2018.

[24] «Albert F. Mummery», Wikipedia.

[25] Albert F. Mummery, My Climbs in the Alps and Caucasus, 1895. Traduction française: Mes escalades dans les Alpes et le Caucase, 1903.

[26] Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, 1973 [1951].

[27] John A. Hobson, Problems of Poverty, 1891.

[28] John A. Hobson, Capitalism and Imperialism in South Africa, 1900.

[29] Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. Tome 2. L’impérialisme, 1982 [1951]

[30] John A. Hobson, God and Mammon. The Relations of Religion and Economics, 1931.

[31] Karl F.Pearson, National Life from the Standpoint of Science, 1900.

[32] John A. Hobson, The Social Problem, 1900.

[33] National Birth-rate Commission, The declining birth-rate: Its causes and effects, 1916.

[34] John A. Hobson, «Public hearing at the National Birth-rate Commission», 1916.

[35] John A. Hobson, Free-Thought in the Social Sciences, 1926.

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