Entretien sur la «crise de la dette grecque»

Manifestation à Athènes le 1er mai 2010

Entretien avec Charles-André Udry

Cet entretien a été effectué le 12 mars 2010. Les questions ont été posées par les responsables du périodique de la Gauche ouvrière internationaliste (membre du regroupement Syrisa). A la lumière des développements actuels, la publication de cet entretien peut avoir un certain intérêt pour les lectrices et lecteurs de ce site, même s’il date. (Réd.)

Question: Au cours des dernières années, la dette publique a augmenté dans tous les pays développés, quelles en sont les raisons ?

Charles-André Udry: Lorsque les médias parlent de dette, le plus souvent existe une confusion. La dette publique n’est autre que l’endettement brut de l’ensemble des administrations publiques (Etat central, collectivités locales, organismes de la «sécurité sociale», système d’enseignement, etc.). C’est donc l’ensemble des engagements financiers que ces instances doivent, en principe, rembourser à leurs créanciers, avec intérêts.

Mais, ces mêmes entités publiques détiennent des actifs (financiers et non financiers: des immeubles au potentiel propre au système d’éducation), un patrimoine. Si l’on tient compte de cette donnée, le rapport de la dette publique au PIB change. Les élites dominantes ne veulent montrer du doigt que le numérateur. La dette est toujours un rapport (ratio) entre ce que le pays doit et ce qu’il vaut. C’est-à-dire son patrimoine global. Le silence est souvent fait sur cet élément. Ce qui facilite l’instrumentalisation sociale et politique de la dette publique dans le sens de plans d’austérité visant les salaires directs et le salaire social, ce à l’avantage des rentiers qui «vivent entre autres de la dette» et exigent des mesures assurant le flux des intérêts liés aux obligations (titres de créances) qu’ils détiennent. Cette réalité est bien caractérisée par J.M. Keynes dans le dernier chapitre de la Théorie générale dans lequel il réclamait «l’euthanasie des rentiers».

Depuis le début des années 1970, la dette publique cumulée s’est fortement alourdie dans tous les pays de l’Union européenne (UE). Sous l’effet des diverses récessions économiques les finances publiques n’ont cessé de se dégrader. La dette publique est donc liée étroitement à la crise structurelle du capitalisme depuis 1974-1975. Il faut toutefois y ajouter trois éléments.

• Le premier: dans l’ensemble des pays de l’OCDE, on constate une hausse relative, sur le long terme, des dépenses publiques. Cela traduit la participation publique nécessaire aux conditions de l’accumulation du capital (équipements collectifs, services publics, formation…). Et aussi à des besoins sociaux auxquels les classes dominantes ont dû – selon l’évolution des rapports de forces sociaux – répondre pour stabiliser leur domination. Et cela sans imposer une politique fiscale qui, durant des périodes de «péril» comme la Seconde Guerre mondiale, expropriait quasi totalement les plus hauts revenus au-dessus d’un certain seuil. Cette tendance a été étudiée, en 1973, par James R. O’Connor dans son ouvrage The Fiscal Crisis of the State.

• Le deuxième: l’aggravation de la dette publique n’est pas liée, depuis les années 1980, à un accroissement «inconsidéré» des dépenses publiques, mais à une baisse relative des recettes publiques.

Cela renvoie: à une diminution des impôts frappant les hauts (et très hauts) revenus ainsi que les entreprises capitalistes ; à la défiscalisation des opérations financières (banques, assurances, fonds d’investissement, etc.) ; à la création de «niches fiscales» qui protègent des sommes fort importantes ; à des mesures favorables «à la concurrence fiscale» au sein de l’Union européenne (UE) et à l’échelle mondiale et, y compris, au sein des pays fédéralistes, dont les Länder, les cantons ou les Etats (Allemagne, Suisse, Etats-Unis) mènent leurs batailles fiscales concurrentielles internes pour attirer des «investisseurs» (entreprises) ou la résidence de détenteurs de grandes fortunes; aux décisions politiques permettant que les firmes réduisent leur «participation» aux cotisations sociales, avec l’objectif déclaré politiquement de faciliter la création d’emplois, alors que des études fort peu contestataires indiquent que l’investissement dépend bien plus de la demande finale (c’est-à-dire: qu’y a-t-il dans le tuyau des carnets de commandes) que des «aides aux salaires» et «abaissement de l’imposition du capital», sans mentionner les secteurs économiques échappant à toute fiscalisation («économie souterraine») et les «paradis fiscaux».

Le fait que les recettes publiques n’aient pas augmenté au rythme des dépenses publiques est donc le fruit d’une volonté politique des gouvernements – de droite comme de «gauche» – de maintenir les prélèvements en dessous du niveau nécessaire à un certain équilibre entre dépenses et recettes, ce que la création de la richesse sociale rendait pourtant possible.

• Le troisième: cette politique profite directement à des fractions de capitalistes et permet une opération «miraculeuse». Ces derniers deviennent les créanciers de l’Etat. En effet, banques et assurances auprès desquelles ils placent leur «épargne» (leurs gains) achètent des titres de la dette publique (obligations, bons du Trésor, parfois défiscalisés comme en Italie). Dès lors, les impôts pas payés par ces «acteurs économiques» – au fond, il s’agit d’une évasion fiscale légale – deviennent un capital financier qui rapporte des intérêts. Ces derniers sont payés par les salarié·e·s. La dette redistribue donc la richesse sociale en faveur des riches ; elle un instrument d’accroissement de l’inégalité sociale ; d’où l’importance d’assurer son flux vers les créanciers.

De plus, cette dette publique justifie les privatisations, suite à une dégradation planifiée en termes d’investissements d’infrastructure et de compression du personnel de divers secteurs publics, entre autres ceux de la santé, de l’éducation, des transports, de la poste. Ce qui appauvrit encore plus les salarié·e·s exploités qui auraient besoin d’un accès gratuit (ou à très bas prix) à des soins de qualité, à des équipements collectifs, à la formation. Dès lors, récuser une telle dette ne semble pas absurde. Cela encore plus étant donné que l’endettement (le crédit) est un élément intrinsèque de réponse du Capital à sa crise de longue durée.

N’a-t-on pas vu ces processus s’accélérer dès 2008 et pourquoi ?

C-A.U.: En effet, la connivence entre gouvernements et investisseurs financiers – qui ne s’opposent pas dans la réalité – a conduit au cours de l’automne 2008 au sauvetage des banques (les 28 milliards d’euros alloués par Kostantinos Karamanlis de la Nouvelle Démocratie à quelques banques) et au soutien à des grandes entreprises (secteur automobile). Cela s’est effectué, en grande partie, par l’emprunt: des bons du Trésor émis sur le marché de la dette publique (les marchés obligataires). Sous l’effet de ces emprunts, de la baisse des recettes mécaniquement liées au recul de la production et des ventes de biens (TVA) – ainsi que des cadeaux fiscaux qui, en Grèce, ont été à la base d’une alliance socio-politique du gouvernement de la Nouvelle Démocratie depuis 2004 – la dette publique a augmenté dans tous les pays de l’UE. De 2007 à 2010 (calculs et estimations d’Eurostat) le taux d’accroissement est de 26,7% pour l’eurozone ; pour la France: 27,7% ; les Pays-Bas: 38,4% ; le Portugal: 28,3% ; l’Espagne 72,1% ; l’Irlande: 218,8% ; l’Italie: 12,2% ; la Grèce 21,3%.

Pour ce qui est de la dette en pourcentage du PIB, Eurostat fait les évaluations suivantes pour 2010: France: 81,5% ; Pays-Bas: 63,1% ; Portugal: 81,5% ; Espagne: 62,3% (mais avec une perspective de péjoration très forte pour 2011) ; l’Irlande: 79,7% ; l’Italie:116,1% ; la Grèce 115% ; l’eurozone: 83,6%.

Si la Grèce est le terrain d’essai des politiques d’austérité de l’UE et de mise en place d’un «Etat effectivement néolibéral» ce n’est donc pas à cause de la croissance de sa dette. Gouvernements européens et institutions financières internationales (BCE, FMI) utilisent le taux de la dette par rapport au PIB comme instrument d’une attaque qui se veut un banc d’essai socio-politique, auquel collaborent les capitalistes grecs et leur gouvernement.

Chacun sait que les ressources fiscales actuelles de la Grèce, de facto, dépendent de trois facteurs: l’affrètement de la flotte maritime, le commerce avec le Proche et Moyen-Orient – incluant la Turquie – et le tourisme. La crise économique et la politique de la BCE (Banque centrale européenne) étouffent mécaniquement ces trois facteurs. Même avec un gouvernement «rigoureux», selon les critères de l’UE, le déficit aurait explosé. Ce ne sont donc pas les «salaires trop élevés» des salarié·e·s grecs ou les revenus des retraités qui sont à l’origine de l’envolée du déficit !

Examinons enfin le rôle spécifique des banques dans la situation actuelle. Ces dernières ont été sauvées en 2008 ; elles déclarent aujourd’hui des bénéfices importants. Ces institutions diversifiées ont acheté des bons du Trésor avec l’argent qui leur a été alloué par les gouvernements. Elles ont transféré des liquidités – qui leur ont été allouées à de très bas taux d’intérêt – vers des filiales spéculatives (hedge funds) qui cherchent à gagner encore plus sur la dette publique, entre autres avec des instruments spéculatifs tels que les CDS (Credit Default Swaps) [1].

Le pouvoir du capital financier est donc sorti renforcé de la crise et sans être gêné par une prétendue «régulation» que les gouvernants ont tant invoquée et continuent de proclamer. Ce secteur se sent assez fort pour spéculer ouvertement contre les gouvernements et contre l’euro.

Plus concrètement, il rappelle qu’il est temps d’imposer aux salarié·e·s une super-austérité qui assure le service des intérêts de l’ensemble de la dette et même peut-être un remboursement du principal, du moins partiellement.

En priorité, «la finance» veut assurer que les créances accumulées par les banques européennes – allemandes, françaises, anglaises et, dans une moindre mesure, helvétiques – sur la Grèce ne soient pas dévalorisées. Demain, le même scénario risque de se développer afin de tranquilliser les banques et autres institutions (incluses sous la formule quasi magique de marchés) fortement engagées en direction de l’Espagne.

Les patrons utiliseront les « plans d’austérité» pour rétablir leurs profits touchés par la récession de 2008-2009, en invoquant – tous – la nécessité «d’affronter la concurrence internationale»; la contraction des salaires dans le public servira de bras de levier, avec le chômage, pour abaisser les salaires et intensifier comme allonger le temps de travail de ceux et celles disposant d’un emploi, formel ou «informel», atypique.

Pour atteindre ces objectifs, il faudra mener une guerre sociale contre la population salariée grecque et européenne, avec l’appui des gouvernements à tonalité, plus ou moins prononcée, d’union nationale ; ce qui conduira d’ailleurs à accélérer une nouvelle et dure récession dans l’UE.

Est-il possible qu’un Etat de l’UE fasse faillite au cours de telles crises de la dette ?

C-A. U: Au sens strict, un Etat ne peut pas faire faillite au même titre qu’une entreprise. En cessation de paiement, cette dernière est rayée du registre du commerce et doit liquider ses actifs (machines, immeubles, brevets… ) pour payer – souvent moins que plus – les divers prêteurs et les salaires (du moins une fraction) des licenciés. Le parallèle entre un pays et une entreprise n’est donc pas pertinent.

Pour aborder cette question, il faut avoir à l’esprit la nature de classe des prêteurs (des créanciers) qui se sont engraissés en ne payant que très peu d’impôts et en encaissant les intérêts des obligations et autres instruments financiers qu’ils détiennent ; intérêts payés, eux, par les salarié·e·s-contribuables.

Un Etat pourrait éviter un scénario catastrophe d’un défaut de paiement en augmentant ses recettes. Autrement dit, en prélevant des impôts sur les catégories sociales les plus aisées qui épargnent le plus ; ce qui ne diminuerait donc pas la consommation. Diverses études montrent que le déficit budgétaire grec pourrait être couvert par une imposition des riches qui sont parmi les créanciers de l’Etat. Pourquoi oublier que F. D. Roosevelt, en 1932, faisait passer le taux marginal d’imposition des hauts revenus à 79% (pour le futur, en Grèce, il est prévu à 45% !). Une étude de la banque HSBC (Mathilde Lemoine) indique que 29% du dernier emprunt de 5 milliards d’euros émis par la Grèce a été souscrit – à un taux délirant de 6,25% – par des Grecs, donc des riches, et demain, encore plus riches ! Ce choix d’imposition est rejeté, à partir d’une défense des intérêts des classes dominantes, qui implique, elle, une attaque multidimensionnelle menée par les gouvernements en place contre la majorité qui produit la richesse sociale d’un pays.

L’affirmation que le taux de 6,25% (par rapport à 3,2% pour les obligations à 10 ans de l’Allemagne) de l’emprunt est délirant repose sur plusieurs raisons. Arithmétiquement, le financement de la dette à un taux de 6,25% accompagné d’une croissance nulle ou négative aboutira à une explosion catastrophique de la dette. Le plan d’austérité grec actuel équivaut déjà selon l’OFCE (Office français des conjonctures économiques, Xavier Timbeau) au moins à un doublement de l’impôt sur le revenu en France. Ce taux de 6,25% est accepté pour «obéir à la discipline des marchés», c’est-à-dire les investisseurs. Or, ces derniers sont largement à l’origine de la crise de 2008. Accepter leurs ordres revient à marcher sur la tête. Quand les «marchés sont rassurés», les salariés doivent être effrayés ! Une telle politique conduit à la destruction des capacités productives d’un Etat au bénéfice du paiement des intérêts privés de la dette. Une solution élémentaire, dans le cadre même d’une politique bourgeoise semi-keynésienne, pourrait être la suivante: à mesure que les titres de la dette grecque (ou d’autres pays) arrivent à échéance, les banques de l’UE devraient être contraintes de souscrire aux nouveaux titres émis et cela à un taux d’intérêt plafonné. Et si ces banques doivent se refinancer, elles pourraient toujours déposer ces titres auprès de la BCE, ce qui se fait déjà, pour les «bonnes obligations».

Seul l’appétit de classe du gain des investisseurs et de leurs complices gouvernementaux ainsi qu’un pari politique sur un degré suffisant de «tolérance sociale et politique» des masses laborieuses (encadrées par les appareils politico-syndicaux) fondent le rejet d’une telle option ; sans mentionner le poids des dogmes monétaristes et la défense des intérêts spécifiques de dominants des pays du nord de l’UE, en particulier l’impérialisme allemand.

Quelle devrait être la réponse de la gauche et du mouvement ouvrier dans une telle situation ?

C-A. U: Dans la mesure où une option aussi modérée (ne pas se voir imposer des taux indécents et des mesures destructrices) que celle indiquée auparavant est clairement rejetée, la répudiation de la dette apparaît – du point de vue des intérêts des travailleurs grecs et européens et pas seulement ceux du Portugal, de l’Espagne ou de l’Italie – comme une voie raisonnable à emprunter.

Elle doit s’appuyer sur l’ampleur de la mobilisation sociale et politique, l’imposition d’un rapport de forces et son extension à l’échelle européenne. Car l’enjeu est européen, comme le répète depuis janvier 2010 The Economist, la bible de la City londonienne.

Pour une fois, les créanciers seront les dindons de la farce, eux qui aiment se réclamer du risque ! Cela d’autant plus que les spéculateurs qui utilisent les CDS – c’est-à-dire une sorte d’assurance incendie sur une maison que l’on ne possède pas, mais en espérant qu’elle prendra feu, y compris en jouant aux pyromanes – n’hésitent pas à étrangler des peuples.

Un Etat reste un Etat même s’il décide de se débarrasser du fardeau – ou d’une partie importante – de sa dette. Il peut au moins suspendre pendant quelques semestres le versement des intérêts, en indiquant qu’il n’y aura pas de rattrapage. Il peut réduire le montant nominal de titres de la dette lorsqu’ils arrivent à échéance. Mais il est préférable de viser haut, car la contre-attaque des «marchés» face «aux mauvais payeurs» sera aussi forte, que la répudiation soit limitée ou ample. Et, en même temps, établir la clarté sur les origines de la dette, ses composantes, les opérations douteuses liées à l’endettement. Au fond: établir un audit populaire.

Il faut que la répudiation fournisse des ressources qui soient, au moins, à la hauteur du déficit courant pour donner de l’oxygène. En fait, les prêteurs devront payer – ne touchant plus la ponction de richesse qu’ils attendent patiemment grâce à la possession de parts de la dette publique – une somme qui n’est rien d’autre que les impôts qu’ils n’ont pas payés durant ces 25 dernières années et qu’ils ont dissimulés légalement, par exemple en inscrivant leurs holdings à Chypre ou en Suisse, à l’instar des armateurs grecs.

En effet, comme nous l’avons expliqué, ils ont préféré des gouvernements qui s’endettent (en leur faveur) que des gouvernements qui les taxent, qui les imposent ! Donc, voici un simple retour du bâton de «l’éthique» dont les défenseurs du Capital nous remplissent les oreilles.

Certes, cette répudiation doit s’accompagner d’un ensemble de mesures allant de la nationalisation des banques à un nouveau système d’imposition et à une réorganisation de la sécurité sociale et des services publics…

Ce n’est pas ici qu’un tel plan – qui devrait être largement discuté parmi les secteurs mobilisés, conjointement à une vaste enquête sur les besoins sociaux non satisfaits – doit être exposé. C’est l’affaire des salarié·e·s de Grèce, des immigrés, et des travailleurs européens. Car la crise à venir est d’une gravité sans pareil depuis la Seconde Guerre mondiale.

* Udry Charles-André, économiste, membre du Mouvement pour le socialisme (MPS-BFS) et animateur des Editions Page deux.

[1] Les CDS sont des contrats financiers – assimilables à un contrat d’assurance – qui visent à se protéger contre la faillite d’un emprunteur. L’acheteur d’un CDS paie une prime annuelle, en contrepartie de laquelle le vendeur s’engage à compenser la perte de valeur d’un actif ou le cas de défaut d’un emprunteur. Contrairement à un assureur classique, le vendeur de CDS n’est pas tenu de réunir ex ante les fonds nécessaires pour couvrir la dépréciation possible.

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