Economie politique. «Les sinistres anticipations de Herbert George Wells»

Par Michel Husson

Herbert George Wells n’était pas seulement un auteur de science-fiction, mais aussi un réformateur social. Son plaidoyer en faveur d’un salaire minimum s’accompagne cependant d’un violent darwinisme social qui imprégnait toute une partie de la gauche anglaise au moment même de la création du Parti travailliste en 1900.

Vive le salaire minimum

Herbert George Wells est connu pour ses romans dits de science-fiction : La guerre des mondes, La machine à explorer le temps, L’homme invisible, etc. Il a aussi écrit des romans plus classiques qui ne manquent pas de charme (comme L’Amour et M. Lewisham ou L’Histoire de M. Polly). Mais c’était aussi un réformateur social, membre de la Fabian society. En 1903, il publie ainsi un essai, Mankind in the making, où il propose un projet de société baptisé «nouveau républicanisme» (New Republicanism).

Dans cet ouvrage, Wells développe un vibrant plaidoyer en faveur de l’instauration d’un salaire minimum. Il se réclame des premières expériences en la matière qui sont nées en Nouvelle-Zélande en 1894, puis à Victoria en Australie. Ce n’est qu’en 1909 que le Trade Boards Act sera voté au Royaume-Uni, instituant un ensemble de salaires minimum de branche. Wells s’appuie sur les travaux de William P. Reeves qui dresse un bilan globalement positif de ces expériences [1].

 

 

Pour Wells, « il est injuste et cruel d’accepter que quiconque puisse être employé à un niveau de salaire qui rend impossible une vie saine, heureuse et raisonnable, en accord avec les normes de confort de l’époque ». Ce salaire minimum devrait être suffisant pour garantir non seulement un niveau de vie décent mais aussi « une assurance contre un décès prématuré ou accidentel ou une incapacité temporaire, une couverture minimale pour les personnes âgées et une certaine marge pour exercer sa liberté individuelle ». Quant aux entreprises qui ne seraient pas capables d’assurer un tel salaire, loin d’être une « source de richesse publique [elles] représentent au contraire une maladie, un parasite sur le corps social » [2] (p. 107-108).

Cet argumentaire progressiste se réclame des travaux de Beatrice [1858-1943] et Sidney Webb [1859-1947]. Dans Industrial Democracy, ils expliquent par exemple que l’instauration d’un salaire minimum permettrait d’offrir un travail régulier, pour un salaire égal ou supérieur au minimum, à « des groupes entiers de travailleurs qui n’étaient jusque-là employés qu’à temps partiel ou pas du tout » [3] (p. 783).

Une telle analyse tranche apparemment (mais on verra que ce n’est pas vraiment le cas) avec la position de fond des économistes dominants de l’époque, bien résumée par cette assertion d’Arthur Pigou [1877-1959] : « lorsque des considérations humanitaires conduisent à l’instauration d’un salaire minimum au-dessous duquel aucun travailleur ne sera embauché, l’existence d’un grand nombre de personnes ne valant pas ce salaire minimum est cause de chômage » [4] (p. 242-243).

 

    

Les Webb avancent un autre argument selon une formulation assez moderne : l’instauration d’un salaire minimum favoriserait l’innovation. Cet argument sera repris dans un article ultérieur où Sidney Webb s’appuie sur les travaux de Charles Babbage [1791-1871] qui décrit comment les revendications « de tous les ouvriers engagés dans l’ancien processus ont poussé à l’adoption de nouvelles méthodes de production des canons de fusil » [5].

Babbage était, soit dit en passant, un mathématicien de génie, qui avait notamment inventé le principe de l’ordinateur [6]. Mais, dans son livre d’enquête sur les machines industrielles, il souligne crûment une autre conséquence du passage à la nouvelle méthode de production : « on n’avait bien sûr plus besoin des ouvriers qui s’étaient mobilisés. Au lieu de tirer un bénéfice de leur action, ils ont dû, en raison de cette amélioration technique, subir une réduction considérable et durable de leur salaire. Le processus auquel ils avaient été habitués exigeant une compétence particulière et une expérience considérable, ils gagnaient jusque-là beaucoup plus que les autres travailleurs » [7] (p. 247).

Feu sur les inemployables

Dans leur livre, les Webb assuraient que l’instauration d’un salaire minimum aurait pour effet de dissuader l’emploi des enfants et des vieillards moins productifs (ce qui représenterait un progrès), et aurait en outre l’avantage de « libérer [sic] pour les tâches domestiques, une proportion de plus en plus grande de femmes en charge d’enfants en bas âge » (p. 783) – ce qui correspondait à l’air de leur temps.

Mais il resterait encore une autre catégorie regroupant tous ceux qui seraient « incapables de gagner le minimum national à quelque titre que ce soit ». Le problème n’est plus alors celui des chômeurs mais celui des « inemployables » (p. 784). On retrouve ici une préoccupation commune à plusieurs auteurs de l’époque qui emploient aussi le terme de « résidu ». Ils s’inspirent notamment des enquêtes de Charles Booth [1840-1916], qui distingue une « section 1 » composée des personnes qui « ne souhaitent sans doute pas vraiment travailler, et pour lesquels il existe très peu d’emplois utiles qu’ils seraient aptes (fitted) à occuper » [8] (p. 372).

A notre connaissance, c’est Geoffrey Drage [1860-1955] qui a le premier utilisé le terme d’inemployables en 1894. Ce sont pour lui les personnes condamnées au chômage parce qu’elles « ne valent rien d’un point de vue économique (economically worthless) en raison d’un défaut physique ou moral» [9] (p. 142).

La pérennité de ce « concept » dans les analyses de l’économie dominante montre qu’il joue depuis longtemps le rôle de position de repli, toujours présente en filigrane : quand toutes les autres explications du chômage ont fait long feu, il reste cette justification « résiduelle ». Dans sa forme moderne, elle renvoie à l’insuffisante qualification des chômeurs. Il est alors possible d’adopter un point de vue fataliste qui revient au fond à faire des chômeurs les responsables de leur situation en raison de leurs déficiences, ou bien d’entonner un hymne à la formation.

Parmi les inemployables, il y a bien sûr « les malades et les infirmes, les idiots et les fous, les épileptiques, les aveugles et les sourds-muets, les criminels et les fainéants irrécupérables, et tous ceux qui sont effectivement “moralement déficients” ». Leur inemployabilité est le résultat de maladies « dont la société ne peut espérer être totalement libérée ». Mais il existe une autre catégorie composée d’hommes et de femmes « incapables d’une application régulière ou continue, ou qui sont si déficients en force, en vitesse, ou en qualification qu’ils sont incapables, dans l’ordre industriel dans lequel ils se trouvent, de produire leur entretien dans quelque emploi que ce soit » (p. 785).

Ce qu’il ne faut surtout pas faire à l’égard de ces « infortunés parasites », et qui serait « ruineux pour la communauté » serait de « leur permettre de candidater librement comme salariés » car cela « empêcherait la concurrence d’aboutir à la Sélection des Plus Doués, et donc d’aller à l’encontre de son objet même » (p. 786). Les Webb résument leur raisonnement avec cette fière formule empruntée à Herbert Foxwell [1849-1936] : « la fonction essentielle de la concurrence, c’est la sélection » [10]. On voit ici que la référence à la « sélection » est loin d’être anodine et que, dans leur esprit, le salaire minimum aurait finalement l’avantage d’identifier et d’isoler les « inemployables ».

Wells partage les analyses des Webb (qui l’ont d’ailleurs recruté dans la Fabian Society) et se réfère à leur livre pour montrer que l’embauche de personnes en dessous d’un salaire décent a pour effet de « décourager l’invention de machines économisant la main-d’œuvre, d’évincer une force de travail de valeur supérieure, de permettre à ces semi-capables [sic] de fonder des familles avec des enfants mal nourris et soignés, et de réduire le niveau de vie de la nation ». Pour que les choses soient bien claires, il y ajoute cette clause essentielle : « à long terme, il est préférable que les personnes qu’il ne serait pas rentable (worth while) d’employer en raison de leurs caractéristiques et capacités ne le soient pas du tout » (p. 107).

L’institution d’un salaire minimum aurait décidément l’avantage de « clarifier » le problème du chômage, en écartant ceux qui étaient au chômage en raison d’une « réelle incapacité de caractère, de force ou d’intelligence pour une citoyenneté efficace » (p. 109). En empêchant que quiconque soit employé en dessous du salaire minimum, il serait possible de « balayer les colonies et les cachettes de ces gens des Abysses. Ils continueraient à exister, mais ils ne se multiplieraient pas et c’est notre objectif ultime ». Tout y serait en effet mis en œuvre pour créer un « environnement hostile » qui inciterait ces personnes à ne plus procréer : « c’est le mieux que nous puissions faire pour ces pauvres petites créatures ». Wells n’a donc rien contre ceux qui décideraient de vivre sans enfants, tout au contraire : « un bon à rien sans descendance est un fléau en voie d’extinction, et il se pourrait même que ce soit un fléau pittoresque. Je dois avouer qu’un voyou paresseux est tout à fait à mon goût [et que] nous pouvons librement laisser libre cours à notre pitié et à notre miséricorde (…) Le fait de ne pas avoir d’enfants est chez eux une vertu pour laquelle ils méritent nos remerciements » (p. 110-111).

Le dégoût de classe de Wells

Deux ans avant son projet de société exposé dans Mankind in the Making, Wells avait publié un autre livre, Anticipations, dont le sous-titre explicitait l’objet : « de l’influence du progrès mécanique et scientifique sur la vie et la pensée humaines » [11]. Il y utilise à plusieurs reprises (25 !) le terme d’abysse, rendu sans doute à tort par abîme dans la traduction française. Cette expression de « peuple des abysses » était déjà en vogue à l’époque, et c’est par exemple le titre que Jack London avait choisi pour son livre tiré de son enquête sur les quartiers pauvres de l’East End de Londres où il était allé vivre durant plusieurs semaines [12].

 

 

Dans ses Anticipations, Wells se laisse aller à un véritable racisme social. Le romancier est toujours présent et l’on est frappé par les parallèles entre le tableau qu’il dresse du peuple des abysses avec les Morlocks de sa Machine à explorer le temps [13]. Dans un lointain futur, l’espèce humaine s’est divisée en deux branches ; les Éloïs vivent à la surface, tandis que les Morlocks mènent une existence souterraine… dans les abysses : « ils paraissaient peu humains et nauséabonds – la face blême et sans menton, et leurs grands yeux d’un gris rosâtre sans paupières » (p. 126).

Un peu comme dans La Machine à explorer le temps, Wells prédit que le progrès aura pour conséquence de faire apparaître « un grand nombre d’individus qui n’ont aucune fonction évidente dans l’organisme social ». Et, dans le portrait qu’il en dresse, ces individus sont à peine moins repoussants que les Morlocks : ils sont, pour la plupart d’entre eux, « criminels ou immoraux, ou vivent en parasites d’une façon plus ou moins irrégulière aux dépens des classes prospères ; d’autres travaillent pour un salaire à peine susceptible de leur assurer une subsistance quotidienne, essayant une concurrence sans espoir contre un machinisme qui, jusqu’ici, demeure encore plus coûteux que leur labeur » (p. 94).

Et Wells continue dans l’expression de ce qui est un véritable dégoût de sa part : « c’est la portion submergée du corps social, une multitude sans chef, sans but, roulant vers l’abîme [abyss]. Essentiellement, elle comprend les gens qui n’ont pu s’adapter aux nécessités nouvelles provoquées par le développement du mécanisme ; ce sont les travailleurs rejetés de tout emploi effectif par la machine, par l’exode des industries vers des lignes de communication nouvellement ouvertes en des lieux éloignés ; des gens venus au monde dans des conditions qui ne leur ont pas permis de pénétrer dans la sphère du travail actif. Et dans ce remous du labeur supplanté par la machinerie se précipite le résidu non adaptable de tous les commerces et industries transformés ; ces résidus s’accouplent et se reproduisent, et il s’y ajoute des recrues fournies par les prodigues, les faibles, les faillis de toutes les classes supérieures ».

Plus loin dans son livre, Wells tombe purement et simplement dans l’abjection. Son aversion est physique : « avec la morale présente, réellement horrible, le fait qu’un individu chétif, mal venu, crapuleux et abject, absolument incapable de gagner même pour lui seul un salaire suffisant, s’unit à une femme chétive, famélique, ignorante, laide et difforme, et qu’à eux deux ils se rendent coupables de donner le jour à dix ou douze rejetons souffreteux et repoussants, est considéré comme un spectacle extrêmement édifiant ; et les parents prétendent que leurs excès reproductifs leur donnent des droits particuliers sur les gens moins féconds et plus prospères ».

Ce tableau est au passage l’occasion pour Wells de s’emporter contre ceux qui font preuve de compassion à l’égard de ces malheureux : « de charitables personnes se prodiguent avec ardeur en faveur d’un cas de ce genre ; on fait tous les efforts possibles pour fortifier la mère et pour protéger les rejetons (…) Fort peu de gens semblent de nos jours se rendre compte qu’une pareille famille est un élément dangereux et criminel, au point de vue de la physiologie sociale » (p. 349-350).

Cette aversion conduit ensuite Wells à préconiser des mesures de ségrégationnisme social. Il suggère dans Mankind in the Making, que, dans le cas où un enfant ne bénéficierait pas de conditions de vie décentes ou s’il était maltraité, il « devrait être immédiatement retiré des soins parentaux et les parents devraient verser le coût d’un entretien approprié ». Si ces derniers n’y parvenaient pas, ils pourraient « être placés dans des établissements de travail pour célibataires (celibate labour establishments) et ne seraient pas libérés tant que leur dette n’aurait pas été entièrement remboursée » (p. 100-101).

Cet aspect méconnu de l’œuvre de Wells permet de mesurer à quel point le darwinisme social imprégnait y compris la pensée d’intellectuels comme les Webb qui se réclamaient pourtant du socialisme. La référence au principe de sélection et l’acceptation des lois de la concurrence sont à cet égard révélatrices. Peut-être faut-il y voir la source de la tendance immanente de la social-démocratie anglaise à se faire le représentant d’une certaine « aristocratie ouvrière » et à théoriser la nécessité de rejeter les inemployables à l’écart du monde du travail.

La notion d’inemployabilité est toujours présente aujourd’hui et il faudrait renverser la logique des Webb, radicalisée par Wells, qui consiste à affirmer que seuls peuvent aspirer à un emploi ceux qui sont aptes à s’adapter aux méthodes de production. Le progrès social supposerait au contraire de « prendre les pauvres tels qu’ils sont et créer des emplois sur mesure adaptés à leurs capacités », comme le suggérait Hyman Minsky [14].

Ceux qui ne sont rien

Ils « ne valent rien d’un point de vue économique », sont  « inemployables », « semi-capables » et n’occupent « aucune fonction évidente dans l’organisme social » : toutes ces expressions qui visent à la stigmatisation de catégories sociales entières n’ont rien perdu de leur actualité. Comment ne pas penser par exemple à la distinction établie par Emmanuel Macron entre « ceux qui réussissent » et « ceux qui ne sont rien » ?

Ces préjugés continuent à être présents dans un certain inconscient collectif : elles sont gardées en réserve, mais refont surface quand les circonstances y poussent. Ainsi le mépris existentiel de Wells à l’égard de ce que l’on appellerait aujourd’hui les losers évoque – toutes proportions gardées – le tombereau d’injures qui s’est déversé en France sur les gilets jaunes, et qu’illustrent bien les caricatures de Xavier Gorce parues dans Le Monde.

 

 

Enfin, la tentation de l’eugénisme social n’a pas non plus été définitivement éradiquée. Récemment, Béatrice Piron, une députée de « La République en marche » (le parti du président français), a déposé un amendement – heureusement repoussé –proposant de réserver la PMA (procréation médicalement assistée) à celles « qui peuvent justifier de revenus susceptibles de permettre leur subsistance et celle de l’enfant à naître » [15]. Les sinistres « anticipations » de Wells n’ont pas disparu de notre horizon. (Septembre 2019)

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[1] Reeves, William Pember, State Experiments in Australia & New Zealand, volume 2, 1903, p. 47 et sq. Voir aussi, du même auteur : « State Experiments in Australia & New Zealand », The Economic Journal, Vol. 11, n° 43, September 1901.

[2] Herbert George Wells, Mankind in the Making, 1903.

[3] Sidney & Beatrice Webb, Industrial Democracy, 1897.

[4] Arthur Pigou, Unemployment, Williams & Norgate, London, 1913.

[5] Sidney Webb, « The Economic Theory of a Legal Minimum Wage », The Journal of Political Economy, vol. 20, n°10, December 1912.

[6] Charles Babbage, wikipedia

[7] Charles Babbage, On the economy of machinery and manufactures, 1832.

[8] Charles Booth, « The Inhabitants of Tower Hamlets, their Condition and Occupations », Journal of the Royal Statistical Society, Vol. 50, No. 2, June 1887.

[9]  Geoffrey Drage, The Unemployed, 1894.

[10] Herbert Somerton Foxwell, « The Growth of Monopoly, and its Bearing on the Functions of the State », Municipal Review, October 13, 1888. Traduction française : « Du développement des monopoles dans leurs rapports avec les fonctions de l’Etat », Revue d’économie politique, vol. 3, n° 5, septembre 1889.

[11] Herbert George Wells, Anticipations of the reaction of mechanical and scientific progress upon human life and thought, 1901. Traduction française : Anticipations ou de l’ influence du progrès mécanique et scientifique sur la vie et la pensée humaines, 1904.

[12] Jack London, The People of the Abyss, 1903. Traduction française : Le peuple de l’abîme, 1926.

[13] Herbert George Wells, The Time Machine, 1895. Traduction française : La machine à explorer le temps, 1899.

[14] Hyman Minsky, « Labor and the War Against Poverty », avril 1965

[15] « L’amendement de la députée Béatrice Piron », L’Obs, 11 septembre 2019.

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