Economie-pharma. Financer les vaccins ARNm contre le COVID-19. Prises de risque publiques et récompenses privées

Stéphane Bancel, CEO de Moderna, à Davos, le 23 mai 2022.

Par Victor Roy

[Rédaction A l’Encontre] Le 1er mars 2023, le British Medical Journal (BMJ) a publié un éditorial consacré au financement des vaccins à ARN messager contre le COVID-19 (BMJ2023; 380 :p413), dont nous publions ci-dessous une traduction.

Le BMJ est considéré, avec le Lancet, le JAMA et le NEJM, comme une des quatre revues scientifiques médicales de référence. Cet éditorial signé par Victor Roy, médecin enseignant à la Yale School of Medicine (New Haven, Connecticut, Etats-Unis), se base sur les conclusions d’une étude publiée le même jour par le BMJ, et il converge largement avec des constats faits depuis longtemps par des organisations comme Médecins sans frontière (MSF), notamment [1].

Il est intéressant de comparer ces réflexions avec les propos de la professeure Solange Peters, interviewée le 4 février 2023 dans le cadre de la nouvelle émission Helvetica de la RTS. Solange Peters, oncologue internationalement réputée, est une figure du Parti socialiste à Lausanne (Vaud-Suisse). Elle envisage de se présenter pour ce parti au Conseil national dans quatre ans. Selon la transcription de ses propos sur le site de la RTS, elle considère qu’il est «important de laisser la possibilité aux entreprises pharmaceutiques de faire du profit pour qu’elles continuent à investir dans la recherche» (RTS): «On apprend à travailler avec cette économie de marché. Typiquement, l’innovation en oncologie ne pourrait pas se faire sans l’industrie pharmaceutique. Et on ne peut pas prétendre qu’un jour ou l’autre l’industrie pharmaceutique travaillera sans profit. […] Il faut commencer à discuter avec ces grandes entreprises sur comment organiser le profit. Pensez aux brevets, on a des brevets de dix ans qui les mettent dans une autoroute très courte dans laquelle ils doivent faire beaucoup de gains en peu de temps. Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas imaginer des modèles dans lesquels le gain est là, mais où il s’étend sur une plus longue durée, permettant l’accès à un plus grand nombre de patients en Suisse et ailleurs? […] On a toujours tendance à voir la pharma comme“l’ennemi”, mais ce n’est pas du tout le cas.»

L’éditorial du BMJ montre qu’il est possible d’être à la pointe de la recherche médicale et d’avoir sur ce sujet une appréciation plus aiguisée et des propositions plus ambitieuses que celles de la future membre du conseil d’administration de Galenica, le géant suisse de la distribution de médicaments, qui contrôle, par ailleurs, une pharmacie sur cinq (Amavita, Sun Store, Coop Vitality). Cela a d’autant plus d’intérêt qu’un axe majeur du développement futur de la technologie ARN messager est la mise au point de vaccins anti-cancéreux. (Rédaction)

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«Depuis le lancement de leurs vaccins contre le COVID-19, Moderna et Pfizer ont accumulé plus de 100 milliards de dollars de recettes mondiales provenant de leurs ventes – plus de 20 fois le budget biennal de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour 2020-21. Et pourtant, pour un vaccin dont le coût de fabrication est estimé entre 1 et 3 dollars par dose, Moderna et Pfizer ont tous deux annoncé leur intention de faire payer cette année plus de 110 dollars la dose aux Etats-Unis, un prix que Stéphan Bancel, PDG de Moderna, a déclaré être «cohérent avec la valeur» de ces vaccins.

Mais la valeur pour qui?

En rendant possible la protection contre le virus et le maintien en bonne santé au milieu d’une pandémie mortelle, les vaccins ARNm contre le COVID-19 ont été une réussite remarquable. Cependant, l’histoire de leur développement sert également de mise en garde contre un système dans lequel les risques liés à la poursuite de l’innovation ont été socialisés, tandis que la part du lion des récompenses a été privatisée au profit des actionnaires des entreprises – des acteurs financiers qui ont peu risqué leur capital dans le processus de développement.

Tirées par leurs ventes de vaccins, Moderna et Pfizer font état d’une trésorerie cumulée [cash on hand] de 53 milliards de dollars. A l’instar de l’ensemble du secteur pharmaceutique, les deux entreprises déploient leurs capitaux dans deux directions principales: les acquisitions et les versements aux actionnaires. L’acquisition de plus petites entreprises possédant des brevets lucratifs permet d’atteindre une croissance dont l’ampleur et la rapidité répondent aux attentes de Wall Street. Et plutôt que de réinvestir dans leurs activités, les entreprises utilisent une forme de rémunération des actionnaires, les rachats d’actions, pour augmenter le cours de ces dernières. Moderna a déjà annoncé ou réalisé des rachats pour 7 milliards de dollars entre 2021 et 2022, soit 3 milliards de dollars de plus que la société a dépensé en recherche et développement pendant cette période. Au cours de la décennie qui a précédé la pandémie, Pfizer a dépensé 115 milliards de dollars en versements aux actionnaires, soit 34 milliards de dollars de plus que ses dépenses en recherche et développement. Ce modèle d’extraction de valeur s’est intensifié dans toute l’économie, au nom de la «maximisation de la valeur actionnariale».

L’étude de Lalani et de ses collègues (doi: 10.1136/bmj2022-073747) sur l’investissement public derrière les vaccins ARNm contre le COVID-19 raconte une autre histoire: une création de valeur dirigée par le gouvernement. Tout d’abord, ils ont constaté que le gouvernement américain était un investisseur et un développeur de technologies qui prenait des risques. Il a fourni au moins 337 millions de dollars en capital à long terme qui ont permis de développer quatre technologies à la base des vaccins à ARNm. Il a également mis à disposition 1,8 milliard de dollars pour financer les essais cliniques de Moderna. Deuxièmement, les achats gouvernementaux ont créé le marché mondial des vaccins COVID-19 par le biais d’accords portant sur des achats anticipés, le gouvernement américain garantissant 29,2 milliards de dollars pour 2 milliards de doses. Lalani et ses collègues ont estimé que le gouvernement américain a dans l’ensemble investi 31,9 milliards de dollars jusqu’en mars 2022 pour développer, produire et acheter des vaccins COVID-19. Ce chiffre est probablement sous-estimé de manière importante, étant donné la classification prudente retenue par les auteurs pour identifier le financement public de la recherche pré-pandémique. Ils mentionnent 5,9 milliards de dollars supplémentaires de financement public étatsunien liés indirectement à cette recherche.

La pensée politique traditionnelle conçoit de manière étroite le rôle des pouvoirs publics dans la recherche biomédicale, qui consisterait à “remédier aux défaillances du marché” en finançant la science fondamentale. Pourtant, les vaccins à ARNm contre le COVID-19 montrent que la prise de risque et l’investissement publics ont été essentiels pour façonner toutes les étapes du développement technologique, de la production et de l’approvisionnement. Cependant, le gouvernement des Etats-Unis n’a pas réussi à assumer un autre rôle important: orienter la valeur à la création de laquelle il a pourtant contribué de manière essentielle. Une stratégie d’innovation alternative devrait comprendre trois caractéristiques: directionalité, conditionnalité et infrastructures publiques.

Tout d’abord, l’innovation n’a pas seulement un taux de réussite mais aussi une direction –dans ce cas, la réalisation de l’objectif de santé publique d’une vaccination généralisée. Imaginez que, au lieu de l’opération Warp Speed [partenariat public-privé lancé en avril 2020 pour le développement de vaccins contre le COVID-19], le gouvernement des Etats-Unis avait mené l’opération “Vaccination mondiale”? Contrairement aux fortes inégalités d’accès au niveau mondial qui ont résulté de la politique effectivement suivie, cet objectif clair aurait pu guider des décisions ex ante concernant la gestion de la propriété intellectuelle et le transfert de technologie, qui auraient pu accélérer la couverture vaccinale mondiale et sauver des vies.

Deuxièmement, pour atteindre des objectifs publics, le gouvernement des Etats-Unis peut utiliser sa position d’investisseur et d’acheteur pivot pour fixer des conditions dans les contrats. Ces conditions porteraient sur la tarification et l’accès, le transfert de technologie et les réinvestissements dans l’innovation. Le gouvernement britannique, par exemple, a négocié des dispositions en matière de prix et d’accès avec AstraZeneca, lors du développement de son vaccin contre le COVID-19. Le gouvernement Bush a créé un programme de transfert technologique et d’augmentation de la production pour la fabrication de vaccins contre la grippe dans le monde entier au milieu des années 2000. Et pour les entreprises recevant une aide gouvernementale durant la pandémie, les responsables étatsuniens ont interdit les rachats d’actions et ils ont envisagé de prendre des participations à leur capital afin d’encourager les réinvestissements et un retour plus juste sur l’investissement public.

Troisièmement, les gouvernements devraient explorer la possibilité de développer des infrastructures publiques permettant de fabriquer des technologies de santé primordiales. Outre la garantie de l’approvisionnement en cas d’urgence de santé publique, la production publique présente deux autres avantages. Les revenus qui en découlent peuvent être réinvestis dans l’innovation et la fabrication locales. Et une infrastructure publique peut servir de levier lors de négociations pour des accords plus équitables avec les fabricants privés. Les expériences anciennes et nouvelles de production publique de produits pharmaceutiques peuvent servir de base pour le développement de ces infrastructures publiques.

Au lieu de maximiser la valeur pour les actionnaires des entreprises, ces alternatives permettraient aux gouvernements de mettre les investissements publics au service de la santé publique – une priorité fondamentale alors que nous examinons notre réponse à cette pandémie et nous préparons à la prochaine.» (Traduction rédaction A l’Encontre; les références aux diverses études citées par Victor Roy peuvent être obtenues en cliquant sur le lien «conduisant» à l’article-éditorial)

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[1] Mariana Mazzucato, une économiste de renom s’inscrivant dans une approche favorable à un «capitalisme à vocation moderne» apte à faire face aux «grands défis présents: les maladies, les inégalités, la crise environnementale», dans son ouvrage L’Etat entrepreneur (Ed. Fayard, 2020) – publication de l’ouvrage de 2015 par Penguin en 2018 – montre que «de l’iPhone à l’industrie pharmaceutique, ce sont souvent les fonds publics qui apportent une stratégie à long terme. Les «innovateurs de génie» sont d’abord des bénéficiaires privilégiés des investissements publics dans la recherche fondamentale et le développement des nouvelles technologies, alors qu’ils réclament toujours plus d’avantages fiscaux et moins de contraintes administratives.» Elle est professeure d’Economie de l’innovation et de la valorisation des biens publics auprès de l’University College London. (Réd. A l’Encontre)

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