Quinze jours. C’est le temps qu’il a fallu à une poignée de juristes – constitutionnalistes, spécialistes en droit public et en droit de l’environnement – des deux communautés du pays pour concocter un projet de loi spéciale sur le climat. Un travail technique et académique, mais qui devrait secouer le paysage politique d’ici à la fin de la législature. «La proposition est directement mobilisable», explique Delphine Misonne, professeur de droit de l’environnement aux facultés Saint-Louis. Selon Mathias El Berhoumi, constitutionnaliste, elle pourrait même être adoptée avant le 26 mai.
• Parmi les différentes pistes déjà étudiées lors d’un travail réalisé à la demande de l’administration fédérale de l’environnement, le véhicule choisi est celui d’une loi spéciale «à valeur semi-constitutionnelle» , détaille Misonne. Avantage: adoptée à une double majorité – deux tiers des députés et une majorité dans chaque groupe linguistique – elle dispose donc d’une assise politique plus large. Autre intérêt: elle s’imposerait à toutes les entités, fédéral et Régions mais aussi Communautés.
• La proposition est vaste. Il s’agit dans un premier temps de fixer ensemble des objectifs à long (2050) et moyen (2030) terme. En matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, d’énergies renouvelables, d’efficacité énergétique et d’isolation des bâtiments, mais aussi d’adaptation aux effets des changements climatiques. La proposition parle de réduire les émissions de 95 % en 2050 par rapport à 1990 (cap déjà fixé dans une résolution parlementaire adoptée l’an dernier) et propose 65 % pour 2030.
• Le texte des juristes bouleverse également la «gouvernance climatique» belge, dont tout le monde a constaté qu’elle débouche au mieux sur des avancées mineures, au pire sur des blocages. «Le cadre actuel est insatisfaisant et incapable de rencontrer les défis auxquels nous faisons face» , insiste Misonne. «Absence de dialogue», «hyperpolitisé», «pas de vision à long terme», absence de moteur » … les critiques ne manquent pas.
Voici donc venu le temps d’une conférence interministérielle sur le climat, instance qui n’existe pas actuellement sur cette question. C’est là qu’on discuterait et adopterait tous les dix ans un plan national intégré énergie-climat que la Belgique doit remettre régulièrement à la Commission européenne ainsi qu’une stratégie climatique à long terme.
• La loi spéciale prévoit également la création d’une agence interfédérale, composée de fonctionnaires de tous les niveaux de pouvoir (fédéral, Régions, Communautés) et chargée de l’élaboration du plan national, de l’échange d’informations, de l’organisation du dialogue entre entités. Ces dernières s’engageraient en outre à mettre en place un «dialogue multiniveaux» sur le climat, regroupant non seulement les instances officielles, les entreprises, la société organisée, les autorités et le grand public pour discuter des différents scénarios, des politiques ainsi que de leurs progrès. «Un tel dialogue, souligne Dries Van Eeckhoutte (Saint-Louis) permettra d’asseoir la préoccupation pour l’action climatique au cœur de la société.Les experts prennent appui sur l’exemple des Pays-Bas où la politique énergétique et le climat ont été soumis à des «tables rondes» pendant des mois. «Ce que les Pays-Bas ont fait, nous pouvons le faire».
• Pour compléter le tableau, les experts proposent la création d’une commission interparlementaire, organe de concertation politique entre toutes les assemblées du pays, composé de membres des différents parlements chargés d’«assurer la cohérence et la complémentarité des politiques de lutte contre le changement climatique» de toutes les entités.
• Enfin, très attendu et à l’image du Royaume-Uni, un «comité permanent d’experts» , réunit huit scientifiques indépendants nommés pour six ans, travaillant à plein-temps, assistés d’un secrétariat permanent doté d’un budget à l’instar du comité P de contrôle des polices. Ces experts rendraient des avis d’initiatives et répondraient aux demandes des gouvernements. Ils fixent les « budgets carbone » annuels, cohérents avec les objectifs, proposent une répartition des objectifs. Ces experts sont nommés par le Sénat sur proposition des universités, le FNRS (Fonds «national» de la recherche scientifique) et de son équivalent flamand le FWO.
• Cerise sur le gâteau, la proposition de loi spéciale crée (en avril) un «jour du climat» au cours duquel chaque gouvernement devrait rendre des comptes de sa politique climatique devant ses parlementaires. La politique climatique belge, rappellent les experts, doit être guidée par les principes de justice sociale, de mutualité (chaque entité agit pour renforcer l’efficacité des autres), de progression et elle ne peut pas se faire au détriment de la biodiversité, de la qualité de l’air ou de l’eau.
• «Le texte que nous présentons devra être discuté, juge Charles-Hubert Born (UCLouvain). Il a besoin d’améliorations, mais ce produit peut être considéré comme correct. Il est destiné à faciliter l’action en commun et permet d’aller de l’avant dans la même direction» . Avantage du texte proposé, la réforme peut non seulement se faire rapidement, mais «à cadre constitutionnel constant» . Pas besoin de modifier le texte fondamental de la Belgique pour y arriver. «On ne repart pas d’une page blanche , insiste Misonne, on ne fait pas fi du modèle fédéral et de sa complexité. On essaie cependant de faire en sorte que les choses fonctionnent mieux» .
Si plusieurs responsables politiques et partis se sont déjà prononcés en faveur d’une loi climat, il n’existait pas de projet concret jusqu’à présent. Mais l’affaire n’ira pas sans mal, même si la configuration actuelle permettrait une adoption avec des majorités alternatives. Il y a quelques jours, à la commission nationale climat, le représentant de la N-VA (La Nieuw-Vlaamse Alliantie)a d’ailleurs fait retirer toute mention à une discussion sur une loi spéciale de l’agenda des futurs travaux.
• La proposition des experts correspond cependant aux demandes exprimées par les dizaines de milliers de manifestants qui ont défilé dans les rues de Bruxelles et d’ailleurs.L’idée est également portée par le front des organisations non gouvernementales regroupées au sein de la Coalition climat. «Nous disposons désormais d’une base, une proposition solide, aux politiques de s’en saisir» , lance Nicolas Van Nuffel, président de la Coalition. (Article publié dans Le Soir, le 2 février 2019, https://journal.lesoir.be/; reproduit selon accord avec l’éditeur)
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Ce type de proposition pourrait être lancée en Suisse et serait considérée par la droite comme attentatoire aux «règles du pouvoir issues de la propriété privée stratégique» et surtout des «conditions-cadres» assurant la compétitivité du capitalisme helvétique. Toutefois, en tant que telle, elle ne touche pas le centre effectif de la «crise» du «capitalocène» et «anthropocène». Ce qui n’empêchera pas, pour les élections complémentaires et nationales de 2019, certains candidats de s’en inspirer avec la superficialité d’un storytelling combinant quelques exemples particuliers, choquants, liés à la crise climatique et des propositions amphigouriques du point de vue juridique et constitutionnel, sortant de leurs casquettes ou chapeaux. La proposition émise en Belgique est comparativement autrement plus structurée. (Red. A l’Encontre)
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