Par Jean Magnan de Bornier
L’année 2012 a vu la publication aux États-Unis de deux livres aux ambitions proches, puisqu’il s’agit dans les deux cas de retracer l’histoire du néo-libéralisme à partir de 1938, autour des figures incontournables de Friedrich Hayek et Milton Friedman.
Le titre comme le sous-titre de l’ouvrage de Daniel Stedman Jones (Masters of the Universe. Hayek, Friedman, and the birth of neoliberal politics) suggèrent que l’accent sera porté vers les applications en politique, alors que le sous-titre choisi par Angus Burgin (Reinventing Free Markets since the Depression) indique qu’il se concentre sur les idées elles-mêmes. Ces impressions initiales sont largement confirmées à la lecture des deux textes qui ont en effet adopté des points de vue différents, quoiqu’en aucune manière opposés. Tandis que Daniel Stedman Jones s’applique à retracer les chemins complexes que les idées néo-libérales ont empruntés pour trouver à s’exprimer dans des programmes et des actions politiques, Burgin en reste quant à lui essentiellement à la conception initiale des idées économiques. Les deux livres ne sont donc pas des concurrents directs puisque leurs finalités ne se recoupent pas totalement. Ils comportent néanmoins une très large part de préoccupations communes, et présentent tous deux des analyses de certains événements ou courants essentiels comme la Société du Mont-Pèlerin, créée par Friedrich Hayek et l’école de Chicago, symbolisée par Milton Friedman.
Le livre de Stedman Jones ne considère les événements des années 1930 que comme une ébauche de ce qui commencera vraiment dans l’immédiat après-guerre. Il prive ainsi le lecteur d’une analyse détaillée des bases que le colloque Lippmann — organisé à Paris en 1938 — a posées, tant en termes d’idées qu’en termes de personnes, pour le décollage proprement dit du mouvement néo-libéral après la guerre [1]. Burgin de son côté entame sa narration avec la Grande dépression, et montre de manière éclairante comment quelques groupes d’économistes orthodoxes (Robbins et Hayek à la London School of Economics, Knight et Viner puis Simons à Chicago, Mises à Genève) ont réagi à la crise et aux nouvelles politiques qu’elle a suscitées, sous l’influence entre autres de Keynes, et comment le besoin s’est imposé pour eux de participer à un renouveau des idées libérales.
C’est pourtant bien lors du colloque Lippmann que le terme de néo-libéralisme fut créé et adopté, sans pour autant que tous ses participants s’accordent profondément sur ce qu’il recouvrait : s’agit-il d’amender plus ou moins sévèrement le concept « classique » (manchesterien) [2] du libéralisme comme laisser-faire en réintroduisant le rôle de l’État comme responsable de la fixation des règles du jeu économique, ou devrait-on sortir le libéralisme de ses seuls déterminants économiques et en faire une philosophie de la vie en société avec tous les éléments politiques et moraux que cela implique? La question n’a été tranchée, ni en 1938, ni depuis, mais a structuré l’histoire du néolibéralisme.
De Friedrich Hayek à Milton Friedman
Une fois la Seconde Guerre mondiale terminée, la reprise du combat idéologique que marque de plus en plus la division du monde décidée à Yalta va reconfigurer les débats.
Dans ce contexte, la publication en 1944 de l’ouvrage de Hayek, La route de la servitude (la traduction française apparaît en 1945), s’impose comme un tournant crucial. Stedman Jones et Burgin en font chacun une analyse précise.
Stedman Jones choisit dans son deuxième chapitre, consacré à l’immédiat après-guerre, de passer en revue trois livres puis de décrire la mise en place de la Société du Mont Pèlerin (MPS). Ces trois livres, écrits par trois autrichiens, sont La société ouverte et ses ennemis (The Open Society and its Enemies) de Karl Popper publié en 1945, La bureaucratie (Bureaucracy) de Ludwig von Mises, publié en 1944 et bien sûr La route de la servitude (The Road to Serfdom). Cette liste paraît quelque peu artificielle, l’influence de ces livres ayant été, tant immédiatement que dans la durée, très inégale. Mises en particulier n’a peut-être pas sa place ici, d’autant qu’à cette époque il travaillait à son magnum opus, Human Action qui devait paraître en 1949. L’information de l’auteur concernant Mises semble d’ailleurs lacunaire. En effet ce dernier, né dans une famille juive de Lwow (dont le grand-père avait été anobli comme nombre de juifs de Galicie), est présenté comme étant «né dans une vieille famille aristocratique autrichienne» (p. 49). Le livre de Popper, pour intéressant qu’il soit, n’a pas fortement marqué l’époque comme a pu le faire The Road to Serfdom.
Si Stedman Jones ne néglige, dans ce chapitre, ni la publication de The Road to Serfdom ni la création de la Société du Mont Pèlerin, Burgin se montre beaucoup plus précis sur ces deux épisodes fondateurs. Du livre de 1944, il décrit en particulier la réception triomphale aux États-Unis, marquée par une tournée de promotion qu’avait précédée une publication d’extraits par le Reader’s Digest, formule qui semble avoir laissé un goût amer à Hayek. Concernant la Société du Mont Pèlerin, ce groupe d’intellectuels qui se réunirent pour la première fois en 1947 au Mont Pèlerin à l’initiative de Friedrich Hayek, en vue de promouvoir les idées du libéralisme, on apprendra qu’elle est la seule initiative réussie parmi quelques autres, dont la tentative de lancement d’une revue par Wilhelm Röpke qui échoua faute de financement. D’ailleurs, ainsi qu’on finit par s’en rendre compte, la Société du Mont Pèlerin est le véritable objet du livre de Burgin.
Dans la suite de son livre, Burgin décrit en effet les difficultés que la maturité a apportées à la Société, liées à ses objectifs et à son organisation interne comme aux sempiternels problèmes de financement. Pour les objectifs de la Société, la question était de savoir si le plus important (mettre en contact des défenseurs des idées libérales) n’avait pas été atteint dès la fin des années 1950, sinon plus tôt ; en ce cas, son existence se justifiait-elle encore?
Burgin montre aussi comment Hayek a cherché à défendre la Société du Mont Pèlerin contre certaines formes de pensée conservatrice, nouvelles ou récurrentes. Cette question devint clairement un risque majeur de dislocation entre 1958 et 1961 avec l’« affaire Hunold » bien et longuement décrite dans ce chapitre. Hunold était le secrétaire de la Société et un élément indispensable de son fonctionnement, mais son rôle était purement administratif jusqu’au moment où il voulut se mêler de l’évolution idéologique de la Société et écrivit un article clamant que cette dernière avait « perdu son âme ». Hayek en fut ulcéré et le conflit s’installa. L’affaire fut si grave qu’on fit appel en 1960 à l’arbitrage de Ludwig Erhard, alors ministre de l’économie et vice-chancelier de la République Fédérale d’Allemagne sous Adenauer, sans que cela résolve la crise qui se termina par la démission de Hunold.
Le début des années 1960 est aussi une période de transition marquée par le rôle croissant de Milton Friedman comme personnage central de la défense et illustration des idées néo-libérales. Il est intéressant de noter que si Stedman Jones voit Friedman essentiellement comme l’inventeur du monétarisme – théorie économique de la création de monnaie et de la politique monétaire –, Burgin considère de son côté que ses textes les plus significatifs sont son article de 1953 sur la méthodologie de l’économie et Capitalism and Freedom (1962), ouvrage dans lequel il présente ses convictions en matière de libéralisme économique et politique. Tous deux sont pourtant d’accord pour le considérer comme le successeur de Hayek en tant qu’animateur du mouvement libéral.
Cette divergence quant au rôle de Friedman est assez logique si l’on garde en mémoire que le livre de Stedman Jones porte sur la transmission vers les applications en politique des idées néo-libérales, la politique monétaire étant un domaine privilégié de cette transmission, lors des grandes mutations monétaires des années 1960 et 70 : la «grande inflation», la stagflation, l’abandon des parités fixes. Il semble pourtant que, dans cette direction, Stedman Jones va trop loin quand il identifie néo-libéralisme et monétarisme dans la lutte contre le keynésianisme et consacre à cette opposition un chapitre entier (Keynesianism and the Emergence of Monetarism. 1945-1971, p. 180-214). Cela nous paraît excessivement réducteur (il n’y a rien par exemple sur le courant des anticipations rationnelles, qui a profondément qualifié ces débats). Il faut dire que les apports les plus intéressants de Stedman Jones ne sont pas à chercher dans son expertise de l’économie mais bien dans la manière dont cette discipline se diffuse dans la pensée des partis et des dirigeants politiques. Sa connaissance de l’évolution du Parti Conservateur britannique (avant et pendant l’ère Thatcher) est à cet égard précieuse et éclairante.
Il est assez frappant et aussi quelque peu frustrant que Stedman Jones consacre certains développements au grand mouvement de dérégulation associé aux noms de Reagan et Thatcher, mais en évitant de parler des industries où ce mouvement a été si actif, celui des grands services publics comme le rail, l’électricité et le téléphone. Le nom de Steven Littlechild qui inventa les « price-caps » (réglementation par plafonnement des prix) et fut le premier à les mettre en œuvre dans le secteur britannique privatisé des télécommunications, n’apparaît même pas dans son livre. Stedman Jones consacre certes un chapitre à un secteur particulier de l’économie des deux côtés de l’Atlantique et à l’évolution de la réglementation qui y est pratiquée, le secteur du logement. Je ne nie pas qu’il s’agit d’un secteur crucial à beaucoup d’égards, mais il me semble loin d’être le cas le plus significatif en ce qui concerne la déréglementation, comparé aux grands monopoles naturels où la concurrence ne peut pas fonctionner de façon normale, comme la production d’électricité, les transports publics ou les télécommunications.
Un des atouts du livre de Stedman Jones est le chapitre qu’il consacre aux différents think tanks, aux États-Unis comme en Grande-Bretagne, qui ont accompagné le néo-libéralisme. Les think tanks constituent, comme la presse, un élément important dans la chaîne de transmission des idées, depuis leur origine chez les intellectuels jusqu’aux «utilisateurs finaux» que sont les milieux politiques et la population en général. La connaissance du fonctionnement de ce chaînon est clairement essentielle dans toute étude en histoire des idées.
La thèse fondamentale de l’ouvrage de Burgin est que les différents promoteurs de l’idée néo-libérale n’ont jamais réussi à se mettre d’accord sur le contenu réel de cette idée.
Trois approches se sont côtoyées depuis 1938, ont cohabité et ont réussi à éviter (parfois de justesse) une confrontation qui aurait pu être fatale : le néo-libéralisme pourrait être un libéralisme encadré par un État faisant – ou disant pour le moins – les lois nécessaires à son fonctionnement juste (Rougier, Lippmann, Hayek); il pourrait également être une théorie de la bonne civilisation (Roepke); il pourrait enfin se réduire à une pure doctrine de liberté économique (Friedman) et revenir plus ou moins au manchesterianisme décrié lors du Colloque Lippmann. Il ne s’agit pas d’une thèse fondamentalement nouvelle, puisque Michel Foucault, ou plus récemment Serge Audier, ont mis en avant ces ambiguïtés ; Burgin en donne sa propre version et pense que la vision friedmanienne semble l’avoir emporté mais peut-être pas de manière définitive, car les ambiguïtés n’ont pas disparu.
On pourra regretter que les «ultra-libéraux» soient totalement absents de ces deux ouvrages. Le nom de Robert Nozick n’y apparaît pas, ceux d’Ayn Rand ou de Murray Rothbard ne surgissent qu’au hasard d’une citation ou d’une anecdote. Ces théoriciens n’entrent pas bien dans la classification de Burgin; ils n’en ont pas moins des positions bien marquées, justifiant par le droit naturel un rejet quasiment absolu des interventions étatiques, y compris dans la fonction d’élaboration des règles de fonctionnement de l’économie de marché (c’est bien là leur jusnaturalisme).
Au bout du compte, ces auteurs sont proches des positions du laisser-faire du XIXème siècle, mais à partir de bases philosophiques élaborées mettant en avant la primauté absolue de l’individu. L’absence de ces acteurs qui n’ont pourtant pas manqué d’influencer la marche des idées aux États-Unis peut s’expliquer par les objectifs particuliers de chacun des livres évoqués: la Société du Mont Pèlerin pas plus que la politique économique des gouvernements en place n’ont été touchées par l’ultralibéralisme (si on fait l’impasse sur le cas d’Alan Greenspan influencé dans sa jeunesse par Ayn Rand, mais que les ultra-libéraux ont pu considérer comme passé à l’ennemi quand il acquis le pouvoir considérable qu’il avait à la tête du Federal Reserve System). Cette absence n’en laisse pas moins une certaine impression d’inachèvement.
Les ouvrages de Stedman Jones et Burgin sont donc deux études sérieuses et pertinentes sur certains aspects de la marche des idées libérales depuis 80 ans, même si elles ne prétendent pas à en constituer un compte rendu définitif. Du fait d’objectifs plus limités, ils ne se comparent pas aux histoires à vocation encyclopédique comme celles offertes par Philippe Nemo et Jean Petitot (Histoire du Libéralisme en Europe), Catherine Audard (Qu’est-ce-que le libéralisme ?) ou Serge Audier (Néolibéralisme(s)). Au lecteur intéressé par cette histoire, qu’il s’agisse du néo-libéralisme comme mouvement d’idées ou comme pratique politique, ils offrent des apports précieux à la compréhension d’événements particuliers souvent négligés.
Aujourd’hui (horresco referens) certaines impasses économiques et politiques peuvent inciter à penser que des solutions vues comme «libérales» – mais qu’il vaudrait mieux qualifier comme « orthodoxes » – constituent la seule politique possible, qu’il n’y a qu’une seule voie. La lecture de ces deux livres nous rappelle des périodes encore assez proches où les débats d’idées étaient possibles et nous fait rêver à leur retour. (19 juin 2013)
Notes
[1] Sur le colloque Lippmann, voir la recension du livre de Serge Audier sur la Vie des idées.
[2] Le terme de «libéralisme manchesterien» désigne communément le corps de doctrine des partisans du libre-échange et du laisser-faire dans l’Angleterre du XIXe siècle, dont les chefs de file étaient Richard Cobden et John Bright, qui s’est notamment manifesté lors du débat sur la suppression des corn laws qui réglementaient le commerce des céréales. Leur combat contre les barrières aux échanges instituées par les États les a fait apparaître comme des adversaires acharnés des interventions publiques et le terme de « manchestérien » est devenu péjoratif sous la plume de certains socialistes comme Ferdinand Lassalle.
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Jean Magnan de Bornier est professeur d’économie à l’Université d’Aix-Marseille après avoir enseigné aux universités de Rouen puis de Dijon. Ses travaux actuels portent sur l’histoire des idées économiques dans la France du XIXe siècle (Destutt de Tracy, Cournot) ainsi que sur l’école autrichienne et la théorie du capital. Cet article est paru dans la Vie des Idées, en date du 19 juin, ISSN: 2105-3030
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