Débat. «A propos de “Cannibal Capitalism” de Nancy Fraser»

Par Denis Paillard

Dans son livre Cannibal Capitalism (Verso, mars 2022[1]) Nancy Fraser propose de revenir sur la caractérisation du capitalisme : il ne faut pas le réduire à un système économique, mais le définir comme une société : « Parler du capitalisme comme un ordre social institutionnalisé (…) revient à souligner son imbrication non accidentelle mais structurale avec la domination de genre, la dégradation écologique, l’oppression raciale et impériale et la domination politique – en conjonction, bien entendu, avec sa dynamique de base, également structurale et non accidentelle, fondée sur l’exploitation du travail » (p. 19 – 20). Cette thèse n’est pas vraiment nouvelle, elle prolonge celle défendue par certains courants féministes ; cf. le Manifeste pour les 99% dont Nancy Fraser (ci-dessous N.F.) est une des trois auteures, mais est en résonance forte avec la théorie du Capitalocène, développée par Jason Moore, Daniel Cunha et Andreas Malm[2]. À propos du livre Cannibal Capitalism Andreas Malm écrit : « Nancy Fraser a produit la théorie la plus élégante du capitalisme actuel – non pas un capitalisme au sens économique étroit, mais un capitalisme qui dévore tout, un système incapable de ne pas dévorer tout ce qui l’entoure, détruisant la vie des humains et de la nature ». Ce livre est aussi en résonance avec l’importance croissante prise par les mouvements sociaux hors économie : féminisme, contre le racisme, écologie, pour le droit au logement, etc. Dans un de ses derniers textes, Classes et mouvements sociaux, Daniel Bensaïd évoque la perspective d’une « reterritorialisation de la lutte des classes et la capacité du mouvement ouvrier à déployer son pouvoir de contestation non seulement au niveau de la production dans l’entreprise (rapport salarial), prenant en charge, dans le respect de leur autonomie, les luttes des femmes, les luttes urbaines, les luttes écologiques, comme autant de dimension nécessaire d’un projet cohérent de transformation sociale ». Le livre de N.F. marque clairement la nécessité de remettre en cause une vision centrée sur l’affrontement entre deux camps prédéfinis, le Capital et le Travail. Les luttes concernent tous les domaines de la vie, dépassant la distinction ente le quotidien et le social, entre le social et le politique, entre les moyens et les fins.

Ce livre paraît dans une période de crise généralisée, une crise à répétition sur tous les plans, économique, sociale, écologique, politique. Pour beaucoup c’est l’avenir de l’humanité qui est en question. La pandémie du Covid a encore accéléré la crise, elle a aussi été un puissant révélateur de la barbarie capitaliste. Sans parler des ravages de la guerre en Ukraine. La présence de cannibal dans le titre du livre, en référence aux ouroboros, des serpents représentés comme se dévorant eux-mêmes, met l’accent sur le fait que le capitalisme est une société qui tend à mettre en péril les bases sociales, politiques, naturelles de sa propre existence. En lui-même le capitalisme est porteur de crises qui jalonnent les cinq siècles de son existence, crises liées aux contradictions internes au système, mais aussi aux luttes et résistances présentes depuis le début.

  1. Le capitalisme : exploitation et appropriation

Pour NF la logique économique du capitalisme (propriété privée des moyens de production et poursuite sans fin du profit) est rendue possible par quatre conditions en amont qui sont quatre composantes, non économiques, de la société : la reproduction sociale, l’écologie, l’expropriation à grande échelle des richesses arrachées aux peuples racialisés et la confiscation du pouvoir politique au service des intérêts du Capital. NF consacre un chapitre à chacune de ces quatre composantes.

Dans son livre Capitalism in the web of life (2015)[3] et dans de très nombreux textes ultérieurs (disponibles sur internet), Jason Moore définit le Capitalocène comme une écologie – monde, c’est-à-dire comme « l’ensemble des rapports intégrant le pouvoir, le capital et la nature ». Ce système repose sur deux piliers : l’exploitation du travail salarié, d’une part, l’appropriation de la nature prise au sens large, d’autre part. Par « appropriation » Jason Moore entend les processus extra-économiques qui identifient, s’emparent et canalisent du travail non payé (y compris la mise au travail de la nature) dans le circuit du Capital et cela en dehors du système marchand au sens strict. Il montre que la société qui se construit avec l’émergence du capitalisme repose sur une coupure radicale (par rapport aux périodes antérieures) entre la société et la nature. La société est fondamentalement une société d’hommes mâles blancs. La nature, ce n’est pas seulement les ressources naturelles mais aussi les non-blancs, les femmes, les enfants, les esclaves. Cette coupure fonde deux modes de développement du capitalisme : d’un côté, l’exploitation de la force de travail salarié en vue de la production de marchandises, de l’autre, l’appropriation pure et simple de la force de travail et de l’énergie des personnes hors société : indigènes[4], peuples colonisés, esclaves et personnes soumises au travail forcé[5]. Quant à la nature en tant que source de richesses (sols, minerais, forêts, océans), il s’agit d’une nature historique, abstraite, projetée, formatée, quantifiée, qui travaille pour le capitalisme. NF insiste longuement sur le fait que cette logique de l’appropriation est une condition nécessaire, essentielle à l’accumulation du Capital. Elle se déploie sur quatre plans : les quatre conditions hors économie, en fait quatre domaines / composantes de la société.

Les chapitres 2 à 5 sont consacrés, chacun, à une de ces quatre conditions. Avec les trois premiers on retrouve les acteurs mentionnés ci-dessus :

– les non-blancs et les personnes racisées (chap. 2) – cela concerne en premier lieu le Sud (la Périphérie) mais cela vaut aussi pour le Nord (le Centre), cf. la situation des Noirs aux États-Unis ;

– les femmes et la reproduction sociale (chap. 3) ;

– la nature (chap. 4).

Quant au chapitre 5, il est consacré à la question du pouvoir et de l’État.

Tout en les distinguant, NF souligne leur profonde imbrication. Elle met aussi l’accent sur la distinction à faire entre le Centre (le Nord) et la Périphérie (le Sud) où la logique de l’appropriation ne se déploie pas de la même façon – de façon générale elle est particulièrement forte dans la Périphérie.

Dans la présentation des quatre domaines, elle distingue quatre grandes périodes : le capitalisme commercial (XVIème – XVIIIème siècles), le capitalisme libéral (XIXème – début du XXème siècle), le capitalisme d’après la Seconde guerre mondiale et enfin le capitalisme financier. Le passage d’une période à l’autre obéit à la fois à des contradictions internes au système d’exploitation, à la nécessité d’élargir et de redéployer l’appropriation mais aussi aux luttes et résistances présentes dès le départ.

Ci-dessous nous présentons les points essentiels mis en avant pour chaque domaine, sur la place qu’il occupe dans la logique générale du système, tout en insistant sur deux points : la distinction entre le Centre et la Périphérie, d’une part, les changements intervenus au cours des quatre grandes périodes, d’autre part.

  1. Racisme et expropriation

Historiquement, le capitalisme nait et se développe en Europe occidentale (Angleterre, France Allemagne pour la phase industrielle) et progressivement s’élargit, en premier lieu en Amérique du Nord. Finalement, en repoussant les « frontières » (Jason Moore) il se déploie à l’échelle du monde (la « globalisation »). La disparition de l’URSS et l’accession de la Chine au rang de deuxième puissance mondiale a largement contribué à cette généralisation. Mais jusqu’à aujourd’hui, se maintient une distinction entre le Centre et la Périphérie. Si ces rapports se sont rejoués dans le temps, ils se sont construits et se maintiennent aujourd’hui autour de l’opposition entre l’exploitation du travail salarié (le Centre) et l’expropriation des personnes et des richesses dans la Périphérie.

Le terme de « racisme » qui figure dans le titre du chapitre 2 renvoie au fait (mentionné ci-dessus) que la société qui naît avec le capitalisme est une société d’hommes mâles blancs. L’expropriation, économique mais aussi politique, désigne l’accumulation par d’autres moyens que l’exploitation du travail salarié, à savoir la confiscation des corps et des ressources naturelles pour les inscrire dans les circuits de l’exploitation capitaliste. Au cours du temps, les mécanismes de l’expropriation ont pris des formes variées : esclavage, colonialisme, impérialisme, confiscation pure et simple des terres et pillage des ressources naturelles. Ils sont toujours à l’œuvre, même si aujourd’hui, le mécanisme de la « dette » est un des leviers essentiels de l’expropriation des pays et des économies du Sud au profit du Capital financier.

Au cours de l’histoire l’expropriation a connu des modes de réalisation variable. NF distingue quatre grandes périodes en fonction des rapports ente exploitation et expropriation :

– capitalisme marchand (XVIème – XVIIIème siècles[6]) : l’expropriation domine avec l’explosion de l’esclavage, aux Caraïbes et en Amérique Latine avec l’arrivée des Espagnols, puis la déportation massive d’esclaves noirs d’Afrique vers l’Amérique ;

– capitalisme libéral – colonial (XIXème et début du XXème siècle) : à parts égales exploitation au Centre et expropriation politique et économique sur tous les plans à la Périphérie (Afrique, Asie)[7] ;

– capitalisme après la IIème Guerre mondiale : la frontière exploitation / expropriation se maintient. La distinction Nord / Sud se relativise, avec la délocalisation des entreprises vers le Sud, en premier lieu vers l’Asie du Sud Est : Bengale, Thaïlande, Cambodge en particulier. Concernant les travailleurs la distinction Centre / Périphérie se maintient : d’un côté, au Centre les travailleurs blancs exploités, de l’autre, dans la Périphérie, formation d’une main d’œuvre avec des conditions de travail qui rappellent celles du développement du capitalisme au XIXème : salaires de misère, journées de travail sans fin ;

– capitalisme financier : si dans la Périphérie la situation évolue peu ; en revanche au Centre on assiste à la multiplication des cas hybrides d’exploitation – expropriation (travailleurs immigrés, sans-papiers, migrants). On a pu parler d’une « périphérisation » du Centre. Dans les pays du Sud, la « dette » joue un rôle central dans la dépossession des populations locales.

Dans la période de crise actuelle la distinction travailleurs blancs / travailleurs immigrés, sans papier se maintient et devient un lieu de conflit, avec l’explosion du racisme anti-immigrés et contre les migrants, et le développement à grande échelle dans tous les pays du Centre d’un populisme d’extrême-droite virulent.

  1. La reproduction sociale

Le chapitre 3 est centré sur la place de la reproduction sociale dans la société capitaliste. Il n’aborde pas tous les domaines d’oppression des femmes[8]. Parmi les différents courants et tendances du féminisme, il existe différentes approches de la reproduction sociale. Celle défendue par NF se rattache à la théorie de la reproduction sociale dont un texte fondateur est le livre de Lise Vogel, Marxisme et oppression des femmes (1983), dont une traduction en français est parue récemment aux Éditions Sociales, et dont on trouvera un exposé détaillé dans Tithi Bhattacharya (éd.) Social reproduction theory (Pluto, 2017).

Le terme de reproduction sociale concerne en premier lieu la reproduction de la force de travail mais s’étend à la procréation, l’éducation, la santé, etc., toutes les activités liées à la reproduction de la vie. Le travail lié à la reproduction sociale est constitutif de toute société, mais ce qui caractérise la société capitaliste, c’est la séparation du travail lié à la production de marchandises du travail lié à la reproduction sociale, le premier étant en premier lieu associé aux hommes, le second aux femmes, le premier faisant l’objet d’une rémunération, le second étant a priori gratuit ou sous-payé : « Détacher le travail reproductif de l’ensemble large des activités humaines où auparavant le travail des femmes avait une place reconnue,  a consisté à le reléguer dans la sphère domestique nouvellement institutionnalisée dont l’importance sociale était occultée, noyée dans les brouillards de la notion nouvellement inventée de ‘féminité’ » (NF, p. 56). Cette marginalisation se met en place alors même que tout le système de production dépend fondamentalement de la reproduction sociale. C’est là une contradiction fondamentale : « D’un côté, la production économique capitaliste n’est pas auto-suffisante mais repose sur la reproduction sociale, de l’autre, sa logique d’accumulation sans limite menace de déstabiliser les processus reproductifs et les capacités indispensables pour le Capital » (NF, p. 57).

NF analyse la place faite à la reproduction sociale au cours des quatre grandes périodes du capitalisme, une place qui varie de façon significative, en fonction en particulier des luttes et des résistances. Cette problématique vaut essentiellement pour les pays du Centre – à la Périphérie domine l’expropriation qui touche tous les domaines de la vie.

– capitalisme marchand (XVIème – XVIIIème siècles). Dans un rapport de continuité – discontinuité on assiste à la disparition progressive des rapports anciens. Se met progressivement en place une nouvelle division du travail, division sexuée, où les femmes sont désormais reléguées en priorité à la reproduction de la force de travail, totalement invisibilisée du point de vue de la société.

– capitalisme libéral (XIXème siècle). NF cite Karl Polanyi pour qui ce qui caractérise cette période c’est l’économie contre la société. La reproduction sociale est en crise avec la mise au travail à grande échelle des femmes et des enfants, une main d’œuvre jugée plus docile et payée avec des salaires de misère : « Le résultat fut une crise au moins sur deux plans : d’un côté, une crise de la reproduction sociale parmi les pauvres et la classe ouvrière, dont les capacités à se nourrir et à s’approvisionner étaient à un point de rupture, de l’autre, une panique morale chez les classes moyennes qui étaient scandalisées par ce qu’elles considéraient comme une destruction de la famille et chez les femmes prolétaires la perte de leur identité de femmes ». Au Centre, cela a débouché sur une gestion de cette contradiction consistant à limiter l’exploitation des femmes et des enfants et à freiner le nivellement des sexes. Cela signifia aussi le retour à la famille avec une affirmation de l’autorité de l’homme sur la femme et les enfants. NF cite Maria Mie qui, en écho à la colonizationi, parle de housewifization. Économie et reproduction sociale deviennent deux espaces séparés, mais les résultats sont lourds de nouvelles contradictions : les bas salaires des hommes ne compensant pas la perte des salaires des femmes. Dans la Périphérie, le colonialisme fait des ravages immenses sur les populations : l’expropriation joue sur tous les niveaux et ne laisse aucune place à la reproduction sociale, en dehors d’une survie toujours en question. Aux États-Unis, comme l’a montré Angela Davis dans Femme, classe, race (1983), la fin de l’esclavage ne modifie en rien la situation des femmes noires.

– capitalisme après la IIème Guerre mondiale : le fordisme et le salaire familial. Après la Deuxième guerre mondiale, au Centre les états, sous la pression des mobilisations et des luttes, prennent une série de mesure dans les domaines de la santé et de l’éducation visant à désamorcer la contradiction entre production et reproduction sociale et à augmenter la consommation de biens. La politique du salaire unique qui tend à se généraliser renforce la hiérarchie au profit des hommes. En revanche, à la Périphérie, les états postcoloniaux sont peu soucieux d’assurer des conditions de vie décentes à leurs populations.

– capitalisme financier. À partir des années 70 du siècle passé, intervient un changement brusque en raison de la crise économique. Au Centre on assiste à un désinvestissement croissant de la politique publique pour la reproduction sociale, avec deux types de conséquence : 1. Une marchandisation de la reproduction sociale pour ceux qui peuvent payer les services d’une femme de ménage ; 2. Pour les pauvres, une privatisation renforcée, souvent avec un double travail : à l’extérieur pour des particuliers et à domicile. C’est la fin du salaire familial et, au Centre, un foyer compte, le plus souvent, deux salaires. Dans le Sud, on assiste à une émigration importante de femmes venues travailler au Nord dans le secteur des services ou comme domestiques, et cela au détriment de leurs familles restées sur place, mais aussi, en particulier en Asie du Sud Est et en Chine, à une arrivée massive de femmes dans l’industrie textile et électronique, et cela pour des conditions de travail très dures et des salaires de misère. De façon plus générale, la frontière Centre / Périphérie tend à se relativiser, avec, de fait, une « périphérisation » des pays du Centre : arrivée massive de travailleurs (hommes et femmes) immigrés, beaucoup sont sans papiers, et de migrants, coupes dans les politiques publiques et explosion de la pauvreté. Cette logique a été encore renforcée par les trois années de Covid.

  1. Une nature formatée, quantifiée

Aujourd’hui, les conséquences du réchauffement climatique sont une évidence dramatique. L’urgence du combat écologique s’impose à toutes et à tous, surtout face à l’impuissance des gouvernements, comme en a témoigné la COP27. Mais cela suppose une remise en cause de deux espaces de luttes, avec d’un côté les Rouges, de l’autre, les Verts. Jason Moore[9] insiste : il n’y a pas d’un côté les Hommes, de l’autre la Nature : il faut travailler sur le rapport Hommes < — > Nature dans les deux sens. La Nature sous le capitalisme ce n’est pas seulement le sol, les ressources, c’est une Nature historique, quantifiée, formatée, qui travaille pour le Capital.

NF reprend les analyses de Jason Moore sur le Capitalocène. Le capitalisme est le principal moteur socio-historique du réchauffement de la planète : « En plus d’être un rapport au travail, le Capital est aussi un rapport à la nature, un rapport cannibale, extractiviste, qui consume toujours plus des biens biophysiques dans le but d’accumuler toujours plus de ‘valeur. Ce qui s’accumule aussi, et ce n’est pas accidentel, c’est une montagne toujours plus haute de nuisances [suit une longue, très longue, liste des nuisances en tous genres] » (p. 83). Elle distingue différents moments dans cette captation de la nature : « différentes façons de s’approprier des pans nouveaux de nature, un mixte historique spécifique de conquêtes, de pillages, de marchandisation, de nationalisation et de financiarisation » (p. 92).

– capitalisme marchand (XVIème – XVIIIème siècles) : la logique première au Centre c’est le mouvement dit des enclosures, avec la transformation des champs et des pâturages travaillés en commun par les communautés paysannes, en espaces privés consacrés à l’élevage intensif du mouton au service de l’industrie textile[10]. Cela prend également la forme de l’annexion de nouveaux territoires et de nouvelles ressources, un mouvement qui va très vite déborder les frontières de l’Europe, avec l’invasion du ‘Nouveau Monde’ donnant lieu à un extractivisme forcené et aux plantations esclavagistes.

– capitalisme libéral (XIXème siècle) : cette période marque le déplacement vers l’énergie fossile. L’industrialisation de l’agriculture avec un recours de plus en plus massif aux engrais, et la marchandisation de la production agricole se poursuit à grande échelle[11]. Les ressources humaines et naturelles de la Périphérie sont systématiquement mises au service de l’expansion du capitalisme au Centre.

– capitalisme après la Deuxième guerre mondiale : la logique ouverte durant la période précédente se poursuit et entraîne une augmentation de la pollution, liée à l’explosion de la production d’automobiles. La fin de l’expansion vers de nouveaux territoires à exploiter donne lieu à des stratégies visant à intensifier les modes de production : semences génétiquement modifiées, recours systématique aux engrais chimiques et aux pesticides. À la Périphérie (le Sud), des régions agricoles entières sont transformées en plateformes pour l’exportation, au détriment des populations locales.

– capitalisme financier : les atteintes à la Nature se poursuivent à grande échelle, avec des déplacements et des phénomènes nouveaux, qu’il s’agisse des batailles pour les nouveaux minéraux (lithium, coltan), de la privatisation de l’eau, des semences stériles de Monsanto, des multinationales comme Big Pharma et Big Agra. Le réchauffement de la planète devient incontrôlé. NF parle d’une véritable internalisation de la Nature, entièrement soumise à la logique économique folle du Capital. On parle aujourd’hui de crise « d’époque »[12], qui non seulement atteint de plein fouet les populations du Sud mais constitue une véritable menace pour les nouvelles générations à l’échelle du monde.

  1. Capital et pouvoir

On parle beaucoup aujourd’hui de « crise de la démocratie », crise profondément ancrée dans la crise générale du système. A priori pouvoir économique et pouvoir politique constituent deux sphères séparées, qu’on ne peut ramener à la seule distinction entre « infrastructure » vs « superstructure ». Cela tient en particulier à la place et à l’autonomie des luttes politiques, luttes qui a certains moments ont remis en cause le système : révolutions en France et en Russie, la Commune, mai 1968, etc.

Au Centre, le Capital a toujours eu tendance à mobiliser le pouvoir public (incarné par l’État et les institutions) pour la défense de ses intérêts, en en faisant le garant de l’accumulation à long terme. Parmi ses fonctions premières : garantir la propriété privée, maintenir l’ordre, organiser une hiérarchie entre les individus, avec d’un côté les « citoyens » et de l’autre, les « sans statut » : immigrés, migrants, sans papiers, etc.

NF distingue différents régimes historiques d’accumulation, combinant la place respective de l’État (le Centre) et du géopolitique (la Périphérie), « un espace dans lequel le capital apparemment se déplace sans difficulté étant donné son expansionnisme inhérent et sa tendance solidement ancrée à siphonner à son profit les richesses des régions périphériques. » (p. 120). Cet expansionnisme dépend non seulement de la puissance militaire de différents états mais aussi d’arrangements politiques transnationaux : « Au cours de son histoire l’économie capitaliste a dépendu des forces militaires et des capacités organisationnelles de puissances hégémoniques qui ont cherché à canaliser l’accumulation à une échelle toujours plus large dans le cadre d’un système politique multiétatique. » (p. 120 – 121).

NF, comme dans les chapitres précédents, distingue quatre grandes périodes, le passage de l’une à l’autre renvoyant à la fois aux contradictions internes du système et aux résistances et aux luttes :

– capital commercial (XVIème – XVIIIème siècles) : pouvoir économique et pouvoir politique sont imbriqués dans des régimes absolutistes qui réglementent le commerce sur leur territoire mais aussi le commerce au long cours, et se livrent au pillage hors de leurs frontières.

– capital libéral (XIXème siècle) : avec le développement de la bourgeoisie, économie et pouvoir forment deux espaces distincts mais articulés. Au Centre, l’État se fait le garant de l’accumulation du Capital, dans la Périphérie l’expansion coloniale tous azimuts ouvre de nouveaux espaces à l’accumulation du Capital.

– capital après la Deuxième guerre mondiale : au Centre, l’État intervient plus fortement et tend à imposer une régulation de l’économie afin de prévenir les crises.

– capital financier : on assiste à une redéfinition des rapports entre économie et politique. La montée en puissance des institutions internationales (FMI, Banque Mondiale, agences de notation etc.) minimise la place de l’État comme principe de régulation. La « dette » est désormais l’arme principale en premier lieu pour domestiquer les pays issus de la décolonisation. La gouvernance sans gouvernement s’impose à l’échelle du monde et la « démocratie » est désormais vide de tout sens : on parle de dé-démocratisation ou encore de post-démocratie.

  1. Luttes et résistances : penser la rupture avec le capitalisme

Dans les chapitres 2 à 5, NF fait de nombreuses références aux luttes et aux résistances qui ont jalonné l’histoire du capitalisme, et souligne leur importance dans les crises successives du système. Elle désigne ces luttes comme des « luttes – frontière » pour les distinguer des luttes ouvrières contre l’exploitation capitaliste, tout en soulignant la profonde intrication de ces différentes luttes et résistances. Cette approche remet en cause la distinction classique entre les mouvements sociaux (féministes, antiracistes, écologiques, etc.) et les luttes du mouvement ouvrier : toutes ces luttes doivent être considérées comme formant une totalité différenciée dans la contestation du pouvoir du Capital et le combat pour un autre monde. Pour NF cela repose la question de ce qu’il faut entendre par « lutte des classes » : « Pour en revenir à la conception élargie du capitalisme dont nous parlions au début de notre entretien, on peut voir les luttes de classes sous un autre jour. Tout comme le capitalisme n’est pas seulement une économie, la lutte de classes n’est pas limitée au lieu de production. Si vous comprenez le capitalisme comme englobant toutes ces conditions fondamentales, nécessaires pour les lieux très spécialisés où la plus-value est accumulée sur le dos du travail salarié exploité, vous pouvez également comprendre que la reproduction sociale est une composante tout aussi essentielle du système et de la façon dont ses éléments sont agencés. Si vous dites la même chose de la nature, des biens publics, des capacités de régulation et des formes juridiques que nous considérons comme politiques, alors il se pourrait très bien que les luttes concernant ces domaines soient également des luttes anticapitalistes, ou du moins des luttes concernant les composantes essentielles du système capitaliste. Si elles sont orientées de la bonne façon – et, bien entendu, ce n’est pas toujours le cas – elles peuvent également être comprises comme lutte de classe » (entretien à Jacobin).

La crise généralisée actuelle rend encore plus urgente la perspective d’une rupture avec le système. Dans le chapitre 6, NF s’attache à définir les enjeux concernant la construction d’un autre monde et explicite ce qu’elle désigne comme un « écosocialisme ». Ce texte ne se veut pas programmatique mais procède à un inventaire systématique des enjeux, sur un mode fortement prescriptif, comme en témoigne le recours systématique au verbe must (‘doit’) tout au long du texte. Cela nourrit le sentiment d’une difficulté cruciale : comment articuler les luttes passées et présentes, luttes CONTRE le système, avec le combat à venir POUR un autre monde.

Dans cette perspective, NF défend l’idée d’une « contre – coalition hégémonique » articulant les différentes luttes. Dans l’entretien à Jacobin elle précise ce qu’elle entend par là : « Cela signifie travailler à la construction d’un nouveau bloc contre-hégémonique qui puisse unir toutes les forces potentiellement émancipatrices derrière un projet de transformation éco-sociétale. Dans un article récent paru dans la New Left Review, j’ai tenté d’exposer cette stratégie et d’expliquer le raisonnement qui la sous-tend. Mon idée est qu’un tel projet doit être conçu comme anticapitaliste et trans-environnemental : anticapitaliste parce que le capitalisme a une tendance structurelle à la crise écologique et qu’il est le principal moteur socio-historique du changement climatique ; et trans-environnemental parce que la contradiction écologique du système est inextricablement liée à ses autres contradictions (économiques, politiques, sociales) et ne peut être résolue en faisant abstraction de celles-ci ». Elle ajoute, sans prétendre donner de solution : « Mon objectif plus large est pratique : clarifier comment ces forces et ces préoccupations pourraient être mobilisées le plus efficacement possible en faveur d’une résolution émancipatrice de la crise » (ibidem). Elle fait longuement référence au populisme de gauche comme pouvant être un espace de transition : « Le populisme de gauche, peut -il servir de formation transitoire qui remporte des victoires, élargit sa portée, approfondit sa critique sociétale et se radicalise. Et également, peut-il éduquer les gens au cours de la lutte, en clarifiant le système qu’ils combattent, en expliquant exactement comment ce système est truqué ? Je pense que le populisme de gauche offre un point d’entrée accessible dans la lutte des classes. Je suis moins sûr qu’il puisse réussir à générer une véritable compréhension de la façon dont le ‘système’ fonctionne réellement et de ce qui doit être fait pour le changer. Je soupçonne que ces populistes-là auront besoin de l’aide des marxistes sur ces derniers points ».

De cela il ressort l’extrême difficulté à penser en urgence la rupture avec le système, alors même que la crise généralisée actuelle renforce encore cette urgence. Le livre de NF donne tout son sens à l’antagonisme irréductible entre le Capitalisme et l’Humanité, une reformulation qui élargit à l’Humanité ce qui traditionnellement était formulé en référence au seul Prolétariat industriel. Il dresse aussi un tableau systématique de ce que le Capital fait aux humains et à la nature. L’enjeu au présent – véritable défi de pensée – est de reconsidérer cet antagonisme en partant non pas du Capital mais de l’autre terme, l’Humanité. Cela signifie sortir d’une logique du « contre » et de la dénonciation, pour partir d’une logique du « pour », telle qu’elle s’actualise aujourd’hui dans les luttes et les résistances dans toute leur diversité dans le monde. C’est le « pour » qui donne tout son sens au « contre ». En d’autres termes, l’enjeu est de penser la rupture au présent, ici – maintenant. Sur ce point, il faut rappeler la notion introduite par Jacques Rancière pour caractériser la situation : « deux mondes irréconciliables en un seul », d’un côté, la société soumise au Capital, de l’autre, ceux qui luttent pour l’émancipation. (Article reçu le 16 janvier 2023, mail de l’auteur : <denispaillard1@gmail.com>)

Notes

[1] Dans la présentation – discussion du livre de Nancy Fraser, nous nous référons également à l’entretien qu’elle a donné quelques mois avant la parution de Cannibal Capitalism. Cet entretien avec Martin Mosquera est paru dans la revue Jacobin (en espagnol puis en anglais). La traduction en français a été publiée dans la revue Inprecor 291 – 292, novembre décembre 2021.

[2] Pour une présentation de ces trois approches, cf. le livre de Armel Campagne, Le Capitalocène (2017)

[3] Traduction en français en 2020 seulement. Et très largement ignoré dans les débats en France.

[4] Lors de la conquête par les Espagnols des Amériques, les membres des communautés étaient désignés comme des « naturales ».

[5] Concernant le travail forcé, il faut insister sur le fait que ce n’est pas un phénomène du passé : aujourd’hui on évalue à 45 millions le nombre des personnes soumises au travail forcé. Quant au travail des enfants, il concerne aujourd’hui 165 millions d’enfants (un chiffre certainement en deçà de la réalité).

[6] Cf. Alain Bihr (2018 – 2020), Le premier âge du capitalisme (1415 – 1763), t. 1, 2 et 3, Page2 – Syllepse.

[7] En Inde et en Égypte, pour éviter la concurrence, les Anglais démantèlent l’industrie textile locale.

[8] Sur cette question, cf. le Manifeste. Féminisme pour les 99%, mais aussi, en particulier, les travaux de Sylvia Federici, de Cinzia Arruzza, etc. Dans son livre, Caliban et la sorcière (2004), Sylvia Federici montre à quel point l’avènement du capitalisme a bouleversé le statut des femmes dans la société.

[9] Cf. le texte de Jason Moore, Environnemental crises and the metabolic rift (en ligne).

[10] Pour Marx le mouvement des enclosures a été un moment fort de l’émergence du capitalisme (l’accumulation primitive).

[11] Au XIXème siècle, de 1840 à 1870, la surface des terres cultivées augmente de 50% et le volume du commerce des produits de l’agriculture augmente de 450%.

[12] Dans l’entretien publié par la revue Jacobin, NF discute de la distinction entre ‘crise de développement’ et ‘crise d’époque’ : « La crise actuelle est elle ‘de développement’ ou ‘ d’époque ‘. C’est une distinction que nous devons à l’école de Binghamton (2). Une crise d’époque est une crise du capitalisme en tant que tel ; sa résolution nécessite le dépassement de ce système, son remplacement par une nouvelle forme de société, non capitaliste ou post-capitaliste. Par contre, une crise de développement est spécifique à un « régime d’accumulation » donné ou à une phase de l’histoire du capitalisme et peut être résolue, au moins temporairement, par son remplacement par un nouveau régime – différent et pourtant toujours capitaliste. »

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