Sri Lanka. Mise en perspective d’une victoire de la gauche. Les défis déjà présents

Anura Kumara Dissanayake

Par Janaka Biyanwila

Les élections présidentielles du 21 septembre au Sri Lanka ont abouti à un changement historique dans la représentation politique, suite au soulèvement populaire de 2022 qui a renversé Gotabaya Rajapaksa – un président puissant issu d’une famille politique dynastique et d’une carrière militaire [de 1971 à 1992].

Un parti de la classe ouvrière, le Front de libération du peuple (Janatha Vimukthi Peramuna, JVP), a accédé au pouvoir pour la première fois cette année, grâce à l’élection d’Anura Kumara Dissanayake, 55 ans, dirigeant du JVP, au poste de nouveau président du pays, dans le cadre de la coalition du Pouvoir national du peuple (Jathika Jana Balawegaya, National People’s Power–NPP). Le NPP est une vaste alliance de syndicats, de partis politiques, de groupes de femmes, de groupes de jeunes, de groupes de la société civile et de réseaux d’activistes.

L’un des principaux thèmes du NPP est la lutte contre la corruption, le népotisme, le gaspillage économique et la mauvaise gestion [qui étaient au centre du pouvoir de Gotabaya Rajapaksa]. Ce thème était également à l’ordre du jour lors du soulèvement de 2022, qui a fait écho au slogan «changer de système». La victoire du NPP permet d’espérer un renouveau de la démocratie et une diminution des inégalités.

Le manifeste électoral du NPP s’inscrit résolument dans un cadre social-démocrate, axé sur la poursuite de l’économie du pays basée sur les exportations, tout en renforçant les protections sociales.

Bien que le JVP maintienne son engagement idéologique en tant que parti marxiste de la classe ouvrière, il n’y a pas d’effort réel vers un projet post-capitaliste ou écosocialiste. La scission du JVP en 2012, qui a abouti à la formation du Frontline Socialist Party (FSP), a révélé cette contradiction.

De son côté, le NPP met en avant les valeurs de «justice sociale, de démocratie économique, de solidarité et de coopération, de durabilité et de gouvernance sans corruption». Cependant, un objectif clé est de changer la culture anti-démocratique dominante (élitiste, clientéliste, hyper-masculiniste, violente) de la politique des partis traditionnels.

Rejeter la politique des élites

Sur les 38 candidats – tous des hommes – les principaux prétendants étaient: Ranil Wickramasinghe, président sortant du Parti national uni (UNP); Sajith Premadasa, principal leader de l’opposition parlementaire représentée par la formation Pouvoir du peuple uni (Samagi Jana Balawegaya, SJB); et Namal Rajapaksa du Sri Lanka People’s Front (Sri Lanka Podujana Peramuna, SLPP). Namal Rajapaksa est le fils de Mahinda Rajapaksa [Premier ministre de novembre 2019 au 9 mai 2022, sous la présidence de Gotabaya Rajapaksa, après avoir déjà été Premier ministre d’avril 2004 à novembre 2005]. Il fait donc partie de la dynastie familiale qui a gouverné de 2004 à 2015 et de 2019 à 2022. La fragmentation du SLPP, suite au soulèvement de 2022, a été un facteur clé qui a renforcé le poids du JVP.

Certains militants du soulèvement «Aragalaya» [Lutte] de 2022 ont formé l’Alliance pour la lutte du peuple (Jana Aragala Viyaparaya, People’s Struggle Alliance-PSA), qui a été soutenue par le FSP (Frontline Socialist Party) et a présenté l’avocat Nuwan Bopage comme candidat à la présidence. Deux autres candidats socialistes disposant d’une base limitée se sont également présentés.

Le PSA (People’s Struggle Alliance) était le seul parti à critiquer ouvertement les politiques néolibérales promues par le Fonds monétaire international (FMI) dans le cadre de son plan de «sauvetage économique». Il a également proposé un programme transitoire complet visant à abolir la présidence exécutive et à mettre en œuvre une nouvelle Constitution à orientation populaire.

Plus de 13,6 millions (79%) des 17 millions d’électeurs/électrices éligibles se sont rendus aux urnes le 21 septembre, soit moins que les 84% du scrutin de 2019 qui avait élu Gotabaya Rajapaksa à la présidence. Il y avait plus de 13’400 bureaux de vote dans 22 circonscriptions électorales.

Anura Kumara Dissanayake (National People’s Power-NPP) a reçu 5,6 millions de voix (42%), Sajith Premadasa (SJB) 4,4 millions (33%), Ranil Wickramasinghe (UNP) 2,3 millions (17%) et Mahinda Rajapaksa (SLPP) environ 343 000 voix (3%). Ariyanethiran Pakkiyaselvam, représentant une alliance de partis tamouls dans le Nord du Sri Lanka, a obtenu 227 000 voix (2%). Dans le centre de l’île, les voix des travailleurs tamouls des plantations se sont réparties entre le NPP et le SJB.

Anura Kumara Dissanayake est né dans un village de la province du centre-nord, une région de riziculture. Il a fréquenté un lycée public local pendant l’insurrection armée du JVP en 1988-90. Il a fait l’expérience directe de la mort de membres de sa famille proche et d’amis suite à la violence répressive de l’Etat [le nombre de prisonniers et de disparus s’est élevé à plusieurs dizaines de milliers]. Il a ensuite fréquenté une université publique, a participé activement au mouvement étudiant et est devenu membre du bureau politique du JVP en 1997. Ses principaux concurrents aux élections étaient tous membres d’écoles d’élite privilégiées de Colombo et de familles membre des cercles politiques dominants.

Il n’y a pas eu de violence significative le jour des dernières élections, bien que la plupart des grands partis aient des liens avec des réseaux criminels. Toutefois, les manifestations précédant les élections ont été violemment réprimées par la police.

L’absence de violence le jour du scrutin peut être attribuée à une culture de non-violence encouragée par le soulèvement populaire de 2022. Lorsque le peuple a, alors, riposté à l’attaque brutale des bandes du parti de Rajapaksa au pouvoir, il a donné aux partis politiques de l’élite une leçon essentielle, à savoir que leur violence sera rejetée.

Le président sortant et les députés, qui ont accès aux institutions de l’Etat, se sont livrés à une utilisation abusive des fonctionnaires et des ressources pour mener leur campagne. Il y a également eu des violations des règles électorales dans les médias sociaux. La Commission électorale (CE) a reçu environ 2000 plaintes concernant des messages sur les médias sociaux contenant des discours de haine, de la désinformation et l’utilisation d’enfants pour la propagande et la désinformation. Si Meta, YouTube, TikTok et Google ont supprimé certains messages illégaux, ils ont refusé d’en supprimer d’autres à la demande de la CE.

La Commission électorale est l’une des neuf commissions indépendantes suivantes: droits de l’homme, corruption, service public, finances, police, service d’audit, marchés publics nationaux et découpage des circonscriptions électorales.

Ces commissions ont été initialement créées pour limiter les pouvoirs du président et protéger l’indépendance des institutions démocratiques, telles que la Fonction publique, le système judiciaire, la police et le système électoral. Cependant, elles restent inactives et limitées à des degrés divers.

Par exemple, Ranil Wickramasinghe (UNP) a forcé la Commission électorale à reporter les élections locales de l’année dernière en refusant de lui allouer les fonds nécessaires.

Ranil: du «sauveur» à l’opposition

Ranil Wickramasinghe avait été élu [à la Présidence de la République] par un vote parlementaire en juillet 2022 [jusqu’en septembre 2024], après la démission de Gotobaya Rajapaksa, de son frère – le Premier ministre Mahinda Rajapaksa – de son cabinet et du gouverneur de la Banque centrale.

Ranil Wickramasinghe et son équipe, composée essentiellement de membres du précédent régime Rajapaksa, ont dû sauver une économie en faillite. Son image de sauveur d’une économie en perdition était un argument clé pour légitimer son règne à partir de 2022-24.

L’UNP – dont Ranil Wickramasinghe était un député important à l’époque – a instauré le système présidentiel du pays en 1978, renforçant les mécanismes autoritaires de l’Etat tout en lançant une économie de marché, attaquant le mouvement ouvrier et restreignant les droits des travailleurs et des travailleuses ainsi que des syndicats.

Ranil Wickramasinghe a également fait partie de l’Etat autoritaire ethno-nationaliste cinghalais et bouddhiste, de 1977 à 1994, qui a déclenché une guerre brutale de près de 30 ans contre les Tamouls après les pogroms anti-Tamouls de 1983.

Le président de l’époque, Julius Richard Jayawardena, chef du parti au pouvoir, l’UNP [président de février 1978 à janvier 1989], a rendu le JVP responsable des violences et a interdit le parti, le forçant à entrer dans la clandestinité. Le père de Sajith Premadasa, Ranasinghe Premadasa – qui était Premier ministre à cette époque – est devenu président de 1989 à 1993.

Ranil Wickramasinghe a été ministre de l’éducation de 1980 à 1988, réprimant le mouvement étudiant tout en promouvant son «programme de contre-réforme» et en sapant l’éducation publique. Il est nommé ministre de l’industrie en 1988, sous Ranasinghe Premadasa.

L’insurrection du JVP de 1988-1990, qui a vu le jour pour protester contre la dévolution du pouvoir au Nord et à l’Est et contre l’intervention de l’armée indienne, a été brutalement écrasée. Cette période a été considérée comme une période de terreur, avec des pertes humaines massives (plus de 60 000 morts) et le lancement de nombreux escadrons de la mort paramilitaires.

Ranil Wickramasinghe était député d’une circonscription qui abritait une chambre de torture (le Centre de détention de Batalanda dans lequel ont été torturés et tués entre 5 et 10 000 militants du JVP.

Après avoir été élu premier ministre de 2001 à 2004, Ranil Wickramasinghe a joué un rôle déterminant dans l’affaiblissement de la présidente de l’époque, Chandrika Kumaratunga. Il est revenu au pouvoir en tant que premier ministre de 2015 à 2019, en minant la position du président de l’époque, Maithripala Sirisena.

L’UNP (Parti National Uni) s’est scindée en 2020, un an après l’élection de Gotabaya et la reprise du pouvoir par le régime Rajapaksa, ce qui a entraîné la formation du SJB (Samagi Jana Balawegaya).

Sous la direction de Ranil Wickramasinghe, l’UNP a perdu la plupart de ses électeurs et il a été contraint de se présenter en tant que candidat indépendant aux élections de cette année (2024).

Ceux qui lui attribuent le mérite d’avoir sauvé l’économie oublient souvent qu’il n’a pas réussi à sauver son propre parti en même temps. Ce qu’il a sauvé, ce sont les politiciens corrompus du régime Rajapaksa qui ont mis l’économie en faillite.

Après son arrivée au pouvoir en 2022, Ranil Wickramasinghe a été contraint de renégocier la dette extérieure avec les créanciers mondiaux en empruntant davantage d’argent au FMI. En mettant en œuvre des mesures d’austérité, en restreignant les importations et en augmentant les taxes sur les biens de consommation. Il a «stabilisé» l’économie, sur les conseils du FMI.

La privatisation des entreprises publiques, la commercialisation des services publics et la réduction des mesures de protection sociale ont constitué une part importante de ce processus de restructuration de la dette. Les restrictions à l’importation ont été progressivement supprimées, les taux de change se sont stabilisés et l’inflation a été réduite.

Cependant, la stabilisation économique s’est faite logiquement dans un contexte de montée de l’autoritarisme.

Ranil Wickramasinghe a contribué à écraser le soulèvement populaire vers la mi-août 2022, en mobilisant l’armée et la police. En vertu de la loi sur la prévention du terrorisme( Prevention of Terrorism Act-PTA), il a arrêté les leaders de la contestation sous des accusations suspectes. La plupart ont été relâchés.

Il a introduit une nouvelle législation, une nouvelle loi sur la prévention du terrorisme et un projet de loi sur la «sécurité en ligne» [dans les échanges par télécommunication], restreignant encore davantage la liberté d’expression et d’association.

La privatisation et la commercialisation des entreprises publiques ont été combattues par le mouvement syndical et toute une série d’acteurs de la société civile. Ces manifestations ont été brutalement réprimées.

Alors que les syndicats animés par le JVP ont participé activement à ces manifestations au début, ils se sont retirés après l’annonce des élections présidentielles.

Entre-temps, la colonisation militaire du Nord et de l’Est, où vivent principalement des communautés tamoules et musulmanes, s’est poursuivie.

L’élection de représentants tamouls et le rejet des principaux partis (ethno-nationalistes cinghalais et bouddhistes), y compris le JVP, dans la province du Nord [population tamoule hindouiste] révèlent l’absence d’initiatives en faveur d’une solution politique fondée sur la délégation de pouvoirs au Nord et à l’Est. Aucun des principaux partis politiques du Sud n’a proposé la démilitarisation du Nord et de l’Est.

Une victoire importante

La victoire électorale du JVP (NPP-National People’s Power) est significative. Elle met en évidence une alliance stratégique entre un parti politique de la classe ouvrière et des mouvements sociaux démocratiques.

Le NPP s’est activement engagé dans les réseaux locaux, construisant une série d’alliances parmi les jeunes, les femmes, les agriculteurs, les propriétaires de petites et moyennes entreprises, les intellectuels, les artistes, le personnel militaire et les groupes religieux.

Le manifeste électoral du NPP, intitulé Une Nation florissante. Une belle Vie est essentiellement un programme politique centriste (social-démocrate). Il propose un modèle de «capitalisme vert» avec des efforts limités pour renforcer les droits syndicaux et les institutions de négociation collective, ainsi que pour s’attaquer sérieusement à l’atténuation du changement climatique (en abandonnant les combustibles fossiles).

Il est important de noter que le JVP n’a obtenu que 3% des voix lors des élections présidentielles de 2019, alors que Gotabaya Rajapaksa a été élu avec 52% des voix. Passer de 3% à 42% des voix est une réussite majeure, qui n’aurait pas été possible sans le soulèvement de 2022.

Néanmoins, avec 5,6 millions de voix (44%) sur 12,8 millions, on est loin d’une majorité. Plus important encore, les élites au pouvoir et les grands médias se sont engagés dans des campagnes de désinformation contre le JVP lors des élections, en citant les événements de l’insurrection de 1988-90. Le JVP a été présenté comme le responsable de la violence, tandis que la violence de l’Etat – y compris les escadrons de la mort – était apparemment oubliée et pardonnée. Pendant ce temps, les familles sont toujours à la recherche de leurs proches disparus durant cette période.

Les efforts visant à discréditer le JVP pour sa violence passée ne tiennent pas compte de la violence de l’Etat, qui se poursuit par l’intermédiaire d’une armée pléthorique, subventionnée par le contribuable, et qui est également engagée dans des activités commerciales.

La victoire présidentielle du NPP n’est que le début d’une démocratisation de l’Etat. Le prochain défi majeur sera les élections parlementaires. Le parlement a été dissous le 24 septembre et des élections générales sont prévues pour le 14 novembre.

Le parlement est toujours dominé par d’anciens politiciens ethno-nationalistes cinghalais et bouddhistes alliés à Rajapaksa, hypermasculiniste et pour la plupart corrompus. A la suite de manifestations publiques, le ministre de la Santé nommé par Ranil Wickremasinghe, Keheliya Rambukwella, a été arrêté en février pour complicité présumée dans l’achat de médicaments de qualité inférieure.

Le NPP doit agir rapidement et donner le ton pour profiter du momentum et donner de l’élan. Il doit planifier des actions administratives concrètes, axées sur les finances et le recrutement de personnel, dans le but d’introduire une nouvelle législation tout en respectant ses promesses de campagne. Il s’agit notamment de revenir sur les politiques antidémocratiques de l’ancien président, en particulier pour protéger la liberté d’expression et d’association.

Des nominations politiques doivent être effectuées, tout en construisant un réseau indispensable de fonctionnaires. Cela est important non seulement pour la mise en œuvre des politiques intérieures, mais aussi pour les négociations avec les principaux partenaires commerciaux, tels que l’Inde, la Chine, les Etats-Unis, l’Union européenne et le Japon. Ces relations extérieures détermineront également les efforts de restructuration de la dette, tout en permettant une marge de manœuvre pour les politiques intérieures, en particulier le renforcement des dispositifs de protections sociales.

Le NPP a également besoin d’une stratégie globale, avec les médias et en direction du peuple, pour communiquer ses engagements, ses programmes et ses politiques. Les médias sont dominés par les relations clientélistes avec les partis traditionnels (ethno-nationalistes bourgeois).

Il s’agit d’un nouveau départ passionnant qui comporte de nombreux défis pour les forces progressistes. Il sera impératif d’encourager le débat démocratique et de renforcer les mouvements sociaux démocratiques afin de tirer parti de cette lueur d’espoir  «d’un changement de système». (Article publié sur le site Green Left le 26 septembre 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

S. Janaka Biyanwila est un chercheur indépendant dans le domaine des études sur le travail. Il s’intéresse aux mouvements syndicaux, aux mouvements sociaux, à la société civile, au genre et au nationalisme. Il a travaillé dans le secteur des ONG au Sri Lanka. Il a enseigné à l’université d’Australie occidentale et à l’université de Nouvelle-Galles du Sud, en Australie. Il est l’auteur de divers ouvrages, parmi lesquels Debt Crisis and Popular Social Protest in Sri Lanka, publié en octobre 2023 chez Emerald Publishing Limited. (Réd.)

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