Inde. «300’000 agriculteurs se sont donné la mort»

farmer-suicides2_1429769631_725x725Par Julien Bouissou

La crise paysanne en Inde a un visage et un nom: Gajendra Singh, originaire de la région aride du Rajasthan et mort à l’âge de 41 ans après s’être pendu à un arbre, mercredi 22 avril, en plein rassemblement politique à New Delhi. Des centaines de paysans s’étaient regroupés dans la capitale pour dénoncer une réforme gouvernementale visant à faciliter les réquisitions de terres pour l’industrie. Le suicide a été filmé en direct par les caméras de télévision, sous les yeux des manifestants et de la police, à seulement quelques centaines de mètres du Parlement. Dans les heures qui ont suivi le drame, les responsables politiques de tous bords se sont succédé à l’hôpital où était conservé le corps. Certains se sont saisis de cette opportunité pour dénoncer l’apathie du gouvernement indien devant la détérioration des conditions de vie des 600 millions d’agriculteurs du pays. Le premier ministre indien, Narendra Modi, a exprimé sa «douleur», tout en indiquant que le problème était «ancien, profondément enraciné, et étendu».

Gajendra Singh a expliqué, dans une note, avoir été mis à la porte de chez lui, par son oncle, à cause des mauvaises récoltes. Mais les raisons de son suicide restent floues. Le quotidien The Indian Express affirme qu’il était issu d’une famille d’agriculteurs plus aisée que la moyenne, possédant de vastes terres et une grande maison.

Ce suicide filmé en direct a en tout cas suffi à réveiller les consciences sur l’ampleur d’une crise souvent oubliée à New Delhi, ou réduite, dans les journaux du pays, à des statistiques macabres: 300’000 agriculteurs se sont donné la mort au cours des dix-sept dernières années. Le nombre de paysans retrouvés pendus, ou morts après avoir ingurgité des pesticides, est en hausse depuis la mauvaise mousson de l’année dernière, ainsi que les pluies et les mini-tempêtes de ces derniers mois, inhabituelles à cette saison.

Les chaînes de la dette

Les plus fragiles n’ont guère d’autre choix que l’endettement pour survivre. La moitié des paysans sont déjà endettés. Le premier ministre indien a promis une augmentation des aides de l’Etat, mais celles-ci arrivent souvent trop tard, au bout d’un ou deux ans, et couvrent à peine les dépenses en engrais, en pesticides ou en semences. Environ 96 % des paysans ne sont pas protégés par les assurances en cas de mauvaises récoltes liées aux aléas climatiques. Ces dernières ne sont pas disponibles ou coûtent trop cher pour les paysans sans compte bancaire ou illettrés, découragés par les procédures bureaucratiques. L’absence de cadastre complique encore davantage le calcul des indemnisations.

La crise agricole a été aggravée par la baisse des aides du gouvernement. Les subventions à l’achat d’engrais et de gazole, utilisé pour l’irrigation, ont été réduites. S’ajoute la crise de l’eau: depuis la révolution verte des années 1970, les cultures à haut rendement, mais grandes consommatrices en eau, comme le riz ou la canne à sucre, se sont généralisées, y compris dans des régions arides ou semi-arides. Le manque de canaux d’irrigation et la baisse du niveau des nappes phréatiques obligent les paysans à avoir recours à des pompes motorisées de plus en plus puissantes. L’approvisionnement en eau coûte cher, tout comme l’achat de semences et d’engrais. Les sources de revenus, elles, se sont taries. Les prix agricoles ont baissé et l’Etat, qui dispose de stocks de céréales importants, a freiné ses achats dans le cadre de son vaste programme alimentaire destiné aux pauvres.

Le nombre de journées de travail en zones rurales, garanties par l’Etat, dans la construction d’infrastructures, et qui fournissaient un complément de revenus aux agriculteurs, a diminué de moitié l’année dernière. Comme l’a expliqué aux paysans le ministre indien des transports, Nitin Gadkari, début avril : «Ne comptez pas sur Dieu ou sur l’Etat, mais sur vous-même.» En ont-ils seulement les moyens? Les agriculteurs sont pris au piège d’une crise qui n’en finit pas. La moitié de la population dépend d’un secteur en déclin, qui ne représente plus que 15 % du PIB. Ailleurs, les opportunités sont rares. Le secteur industriel est atone et, plus généralement, la croissance économique du pays ne génère pas ou peu d’emplois.

Des terres expropriées pour l’industrie

Pour le premier ministre indien, la solution à la crise agricole est dans l’industrialisation du pays. Partant du constat que l’un des principaux freins au décollage de l’industrie est la rareté des terrains disponibles, il prévoit d’assouplir la loi d’acquisition des terres, en supprimant l’obligation faite aux acquéreurs d’obtenir le consentement d’au moins 70 % des propriétaires pour les projets d’infrastructures, de défense ou situés sur les zones industrielles. Mais cette réforme cristallise la colère des paysans qui ont multiplié les manifestations dans la capitale. Et le suicide de Gajendra Singh devrait compliquer la tâche du gouvernement.

M. Modi, qui s’était fait le chantre du développement, surtout en direction des classes moyennes en promettant 100 villes nouvelles et la construction d’usines, affronte une épreuve politique périlleuse, à quelques mois d’élections cruciales dans deux des Etats les plus peuplés d’Inde, le Bihar et l’Uttar Pradesh. En 2004, le parti de Modi avait perdu les élections en promettant «une Inde qui brille», deux ans seulement après une grande sécheresse dans le pays. « Or le secteur agricole a été négligé depuis que M. Modi est arrivé au pouvoir », estime Himanshu, économiste à l’université Jawaharla-Nehru de Delhi.

(Le Monde, 25 avril, p.8)

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