Par Frontier
Cette semaine, tous les regards sont tournés vers Jakarta, où le chef de la junte birmane, Min Aung Hlaing, se rend dans la capitale indonésienne pour rencontrer les dirigeants régionaux dans le cadre d’un sommet d’urgence de l’ASEAN consacré à la crise au Myanmar. Un groupe de députés élus a dévoilé le cabinet du gouvernement alternatif d’unité nationale. Les États-Unis ont étendu les sanctions contre les entités liées à l’armée. La répression militaire s’est poursuivie sans relâche.
Sommet de l’ASEAN de ce week-end
L’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) convoque un sommet d’urgence à Jakarta, en Indonésie, ce week-end du 24-25 avril, réunissant les dirigeants régionaux pour discuter de la crise au Myanmar. Le commandant en chef de la junte Min Aung Hlaing devrait y assister, ce qui a suscité des réactions négatives de la part des groupes de défense des droits de l’homme qui estiment que sa présence pourrait légitimer le régime. Des représentants du gouvernement civil déchu ont également demandé à être inclus dans le processus, mais en vain (du moins jusqu’à ce jour).
Le Premier ministre thaïlandais Prayut Chan-ocha et le président philippin Rodrigo Duterte ont déclaré qu’ils n’assisteraient pas à la réunion et qu’ils y enverraient leurs ministres des Affaires étrangères. Tous deux ont invoqué la crise croissante du Covid-19 dans leur pays pour justifier leur absence. On pense cependant que Prayut Chan-ocha, qui a également pris le pouvoir par un coup d’État, souhaite éviter tout affrontement avec les Tatmadaw (les forces armées), tandis que Duterte serait en mauvaise santé. Le remplaçant de Duterte, le ministre des Affaires étrangères Teodoro Locsin, est un peu un «provocateur» qui a défendu avec passion l’«héroïsme» d’Aung San Suu Kyi et critiqué l’Occident pour avoir porté atteinte à la réputation de cette dernière.
Le Laos et Singapour n’ont pas encore confirmé s’ils seront représentés par leur chef de gouvernement ou un adjoint, mais les cinq autres nations du bloc enverront leurs dirigeants.
L’envoyée spéciale des Nations unies, Christine Schraner Burgener [future secrétaire d’Etat aux migrations en Suisse, ce qui est tout un programme!], se rendra également à Jakarta. Elle ne participera pas à l’événement proprement dit, mais s’entretiendra en marge de celui-ci avec certains des responsables présents. Elle aurait prévu de rencontrer les ministres des Affaires étrangères de l’Indonésie, du Brunei et de Singapour et a demandé à rencontrer Min Aung Hlaing, mais cela ne devrait pas être possible.
Dévoilement d’un gouvernement d’unité nationale
Le mouvement pro-démocratie a annoncé la mise en place du gouvernement d’unité nationale, un gouvernement parallèle qui cherche à être reconnu par la communauté internationale. La junte a réagi presque immédiatement en accusant les membres de ce gouvernement de trahison, mais il faut retenir que le gouvernement d’unité nationale est beaucoup plus diversifié que le précédent gouvernement de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), qui a été largement (et à juste titre) critiqué parce qu’il était composé essentiellement de vieux hommes Bamar [donc de la majorité boudhiste]. Aung San Suu Kyi et Win Myint ont conservé leurs postes de conseillère d’État et de président, respectivement, un geste largement symbolique étant donné que tous deux sont en détention.
En pratique, cela signifie que le gouvernement parallèle sera dirigé par deux hommes politiques issus de minorités ethniques: Mahn Win Kahing Than, qui occupe le poste nouvellement créé de Premier ministre, et Duwa Lashi La, qui prend le poste de vice-président. Les deux hommes sont respectivement Karen et Kachin. Alors que Mahn Win Khaing Than est un politicien de la LND qui a déjà été président de la Chambre haute, Duwa Lashi La est président de l’Assemblée consultative nationale kachin, qui n’est pas alignée sur la LND, ce qui suggère une nouvelle volonté d’inclure des voix extérieures au parti. De même, un membre du Front national Chin a été nommé au ministère des Affaires de l’Union fédérale, tandis qu’un universitaire kachin sans affiliation apparente à la LND est le nouveau ministre des Ressources naturelles.
Bien entendu, certains loyalistes de la LND ont également été récompensés, des députés de la LND occupant de nombreux postes ministériels de premier plan, dont Zin Mar Aung aux Affaires étrangères. Deux membres de la LND ont également été nommés à la tête des ministères de l’Intérieur et de la Défense, qui sont contrôlés par les militaires en vertu de la Constitution de 2008. Deux membres de la LND, Dr Sasa, de l’ethnie Chin, et Naw Susanna Hla Hla Soe, de l’ethnie Karen, ont obtenu les postes de ministre de la Coopération internationale et de ministre de la Condition féminine, respectivement.
La volonté de diversité était encore plus évidente dans la liste des vice-ministres, avec des postes attribués à un ancien membre haut placé du Nouveau parti de l’Etat Mon [aile politique de l’Armée de libération du peuple Mon], à un membre du comité exécutif central du Parti progressiste national Karenni [aile politique de l’armée Karen], à un député du Parti national Ta’ang [du peuple Ta’ang, aussi nommé Palaung] et à un ancien politicien du Parti démocratique pour une Nouvelle Société qui s’est souvent exprimé contre la répression des Rohingyas. Il est quelque peu décevant de constater qu’il n’y avait aucune représentation des ethnies Rakhine, Shan ou Rohingya.
Il semble que le CRPH (Assemblée alternative législative) ait largement négocié avec les groupes armés ethniques, plutôt qu’avec les partis politiques, pour former le gouvernement, dans le but de s’assurer le soutien de l’Armée de l’indépendance kachin, de l’Union nationale karen, de l’Armée de libération nationale ta’ang et de quelques groupes plus petits. La puissante armée Arakan a déclaré avoir décliné les avances du CRPH, et le Conseil de restauration de l’État Shan a largement évité les affrontements majeurs avec les Tatmadaw ces derniers temps, ce qui pourrait également expliquer l’absence de représentation Shan.
Les États-Unis étendent leurs sanctions
Les États-Unis ont imposé des sanctions ciblées contre deux autres entreprises publiques, Myanma Timber Enterprise (MTE) et Myanmar Pearl Enterprise. «L’armée birmane tire un financement important des entreprises d’État sur le marché des ressources naturelles. L’action d’aujourd’hui démontre l’engagement des États-Unis à cibler ce canal de financement spécifique et à promouvoir la responsabilité des personnes responsables du coup d’État et de la violence actuelle», a déclaré Andrea Gacki, directrice de l’Office of Foreign Assets Control.
Cette décision a été saluée par les militants, notamment par l’Environmental Investigation Agency (EIA) qui a joué un rôle de premier plan dans la dénonciation des exportations illégales de teck (bois) du Myanmar vers l’Europe et d’autres marchés. «Les sanctions imposées à MTE constituent un coup dur pour le régime militaire, qui profite directement des précieuses forêts du pays, dont la superficie diminue», a déclaré le responsable de la campagne forestière de l’EIA. Les États-Unis ont sanctionné cinq entreprises liées à l’armée depuis le coup d’État, mais pas la Myanma Oil and Gas Enterprise (MOGE), qui est la principale source de revenus de Naypyidaw (du moins dans l’économie officielle).
Le New York Times rapporte que des «démocrates influents» font partie de ceux qui poussent à l’adoption de sanctions contre la MOGE, mais la multinationale américaine de l’énergie Chevron, qui détient 28% du champ gazier de Yadana et un gazoduc vers la Thaïlande aux côtés de la MOGE, s’oppose à ces sanctions. Chevron a engagé une équipe de lobbyistes pour s’opposer aux efforts visant à sanctionner MOGE, en faisant valoir que cela nuirait à la population en réduisant l’accès à l’électricité, y compris pour les infrastructures essentielles comme les écoles et les hôpitaux. Nous sommes sûrs que cela n’a rien à voir avec la protection des profits de Chevron. Le lobbyiste de la junte, Ari Ben-Menashe, a admis que des sanctions contre MOGE nuiraient à son client, mais il a prévenu que cela pourrait rapprocher l’armée de la Chine. [Voir l’article, sur ce site, concernant les décisions du groupe français Total en date du 16 avril 2021.]
La répression continue
La machine répressive poursuit son action. La junte continuant à arrêter, tuer et maltraiter les opposants à la dictature. Parmi les arrestations les plus médiatisées de la semaine figure celle du journaliste indépendant japonais Yuki Kitazumi, qui aurait été enlevé à son domicile par des soldats dans la nuit de dimanche à lundi (18-19 avril), la junte l’accusant de diffuser des «fake news». Yuki Kitazumi n’a pas eu la vie facile ces deux derniers mois, ayant été attaqué par une foule pro-militaire peu avant le coup d’État de janvier, puis brièvement détenu par la police alors qu’il couvrait une manifestation en février. La journaliste indépendante Ya Wai Maung a également été arrêtée mardi 20 avril dans le district de Myaungmya, dans la région d’Ayeyarwady, et doit faire face à des accusations en vertu de l’omniprésent article 505a [article du Code pénal punissant toute dénonciation des forces armées et policières]. Dans un entretien accordé à Radio Free Asia, un jeune détenu de 17 ans, récemment libéré, a raconté les traitements horribles auxquels les prisonniers peuvent s’attendre en détention, notamment des passages à tabac brutaux, le ciblage des musulmans et des violences sexuelles.
L’armée a continué à publier chaque nuit les listes de 20 utilisateurs de Facebook et de 20 médecins inculpés en vertu de l’article 505a, qui prévoit une peine de trois ans de prison. En outre, le régime a annoncé que ces médecins se verraient également retirer leur passeport, ce qui constitue une violation du droit international.
Des manifestants auraient été tués lors de la répression dans les districts de Kani et de Yinmabin à Sagaing et dans les districts de Mogok et de Myingyan à Mandalay. Il n’y a pas eu de tueries à grande échelle depuis le massacre de Bago le 9 avril, mais il y a généralement un peu de répit entre les violences majeures, il ne faut donc pas croire que le pire est derrière nous. (Lettre hebdomadaire du vendredi Frontier Fridays du site Frontier Myanmar, en date du 23 avril 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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