Malgré les menaces de représailles de la junte, le mouvement de désobéissance civile continue de se développer de jour en jour et ses membres sont sur le point de paralyser presque totalement le gouvernement.
Depuis que l’armée du Myanmar, le 1er février, a arraché le pouvoir des mains du gouvernement élu [en novembre 2020], des centaines de milliers de personnes – peut-être des millions – sont descendues dans les rues sous la bannière du Mouvement de désobéissance civile (CDM-Civil Disobedience Movement). Bien que le CDM en soit venu à inclure les manifestations de rue et les boycotts des biens produits par des firmes contrôlées par les militaires, son noyau dur est essentiellement constitué par le mouvement de grève de dizaines de milliers de fonctionnaires. Ce mouvement a commencé parmi les médecins, deux jours après le coup d’État.
Dans tout le pays, des médecins, des infirmières, des enseignants, des cheminots et des employés de divers ministères et entreprises ont refusé de travailler, afin de rendre impossible la gestion gouvernementale par la nouvelle junte. Ils ont été rejoints par des employés du secteur privé dans des branches telles que les banques et les transports, considérées comme essentielles à la survie du régime.
Mais bien que la campagne de grève bénéficie d’un large soutien public, certains des participants s’inquiètent de sa durée dans une économie déjà décimée par la pandémie du Covid-19 et dans un contexte de menaces et de harcèlement accrus de la part des autorités.
«Le coup d’État est inacceptable et nous devons y résister», a déclaré un professeur de l’université d’East Yangon (Rangoon) qui, comme la plupart des personnes interrogées pour cet article, s’est adressé à Frontier sous le couvert de l’anonymat, car il craint pour sa sécurité. Le conférencier, qui travaille à l’université du district de Thanlyin depuis dix ans, a rejoint le mouvement lorsqu’il a débuté le 3 février et n’a toujours pas repris le travail.
À Mandalay, un médecin assistant de l’hôpital pour enfants de la ville, impliqué dans le mouvement, a déclaré qu’il était conscient des risques, notamment qu’il pourrait perdre son droit à exercer ou faire face à des actions pénales, mais qu’il était déterminé à continuer.
«Je me moque de savoir si ma décision sera suivie d’effets; je suis prêt à affronter le pire», a déclaré le médecin. «L’objectif est de se battre pour le retour d’un gouvernement élu. Nous continuerons avec le CDM jusqu’à ce que cela arrive.»
Ces messages de détermination étaient communs aux participants du CDM auxquels Frontier a parlé, les plus conscients qu’ils pouvaient être arrêtés ou renvoyés à tout moment.
«Même si le gouvernement militaire ne tombe pas, je ne retournerai pas au travail», a déclaré un médecin assistant de l’hôpital du canton d’Insein, dans la banlieue nord de Yangon.
Selon les participants, le mouvement a été inspiré en partie par des actions menées à l’étranger. Une chargée de cours de l’université d’East Yangon a déclaré que des campagnes similaires avaient été lancées dans des dizaines de pays, notamment en Tunisie, faisant référence à la campagne de résistance civile de 28 jours en 2010 et 2011 qui a conduit à l’éviction du président de longue date Zine El Abidine Ben Ali.
La chargée de cours a déclaré qu’elle pensait que le CDM fonctionnerait si plus de deux tiers des fonctionnaires y participaient. «Nous ne connaissons pas le pourcentage exact de fonctionnaires qui y participent, mais jusqu’à présent, les secteurs de la santé, des transports et des banques sont très touchés», a-t-elle déclaré, ajoutant qu’elle prévoyait de rester impliquée dans le mouvement pendant au moins deux mois.
Combattre dans l’obscurité
Le nombre d’employés qui rejoignent le CDM varie fortement d’un ministère à l’autre (plus de 40), et la nature clandestine et sans dirigeant connu du mouvement rend difficile l’évaluation du nombre total de participant·e·s. Il en va de même pour les diverses façons dont les fonctionnaires ont participé au mouvement. Certains l’ont fait en portant ouverture leur uniforme de travail dans la rue, d’autres en restant tranquillement à la maison, et d’autres encore en se présentant au travail mais en refusant de suivre les ordres.
Si certains grévistes ont subi des pressions de la part de leur employeur pour reprendre le travail, ceux qui restent à leur bureau subissent des pressions de la part du public. Les partisans du CDM ont formé des piquets de grève devant les bâtiments gouvernementaux afin d’encourager le personnel à les rejoindre, ou ont pris des photos de fonctionnaires allant au travail et les ont blâmés en diffusant les images sur les médias sociaux.
Ces tactiques ont contribué à la croissance rapide du mouvement. Le CDM a connu des ralliements très médiatisées, notamment U Thant Sin, le secrétaire adjoint permanent du bureau du Procureur général, qui a écrit sur Facebook le 28 février qu’il «donnait» sa fonction à la révolution. Il en va de même pour un certain nombre de diplomates dans des ambassades et aux Nations unies. Toutefois, le succès du mouvement dépend en fin de compte des dizaines de milliers de fonctionnaires d’échelons inférieurs qui, en temps normal, font fonctionner l’appareil d’État.
Un directeur général adjoint du ministère de l’Electricité et de l’Energie a déclaré à Frontier qu’entre 50% et 90% de l’ensemble du personnel des 11 départements du ministère ont rejoint le CDM. «Étant donné que nous travaillons en équipe, les difficultés de fonctionnement du ministère sont évidentes», a-t-il déclaré. «Si de nombreux employés du ministère ne travaillent pas, les autres ne peuvent rien faire même s’ils se présentent.»
Cela a peut-être contribué, le 5 mars, à une coupure d’électricité sur le réseau national du Myanmar. Le département de la transmission et du contrôle du système électrique a déclaré que c’était à cause d’une panne sur la ligne électrique 230-Hlawga-Thaketa dans la région de Yangon, qui avait été précédée par le «déclenchement» de plusieurs générateurs électriques de Yangon. Mais il est possible que le grand nombre de personnes absentes du travail et chargées de la gestion du réseau ait accru ces problèmes techniques. D’autres coupures imprévues sont probables au cours des prochains mois de la saison chaude, lorsque la demande d’électricité atteindra son maximum.
«Je ne fais pas pression sur eux», a déclaré le directeur général adjoint du ministère de l’Electricité et de l’Energie à propos des membres de son personnel en grève. «J’essaie plutôt d’expliquer les difficultés auxquelles les gens seraient confrontés si nous rejoignions tous le CDM. Le pays sera plongé dans l’obscurité parce que nous ne serions pas en mesure de fournir le courant.»
Mais il a admis que ces tentatives de persuasion avaient souvent échoué. «Certains répondent qu’ils sont prêts à se battre dans le noir contre le coup d’Etat. Je n’ai rien d’autre à dire à ce sujet. En fin de compte, c’est leur choix.»
Le directeur général a ajouté que beaucoup d’entre eux étaient plus motivés par la volonté d’éviter la honte sur les réseaux sociaux [ce qui n’est compréhensible qu’en relation avec l’importance sociale de la résistance] que par leur conviction. «Des informations personnelles ayant trait aux personnes qui ne font pas partie du personnel adhérant au CDM ont été diffusées sur les médias sociaux», a-t-il dit à propos d’une tendance qui a fait des briseurs de grève des cibles du mépris public.
Il a également déclaré que certains membres du personnel «viennent au travail mais ne font rien, disant qu’ils participent au CDM [depuis leur bureau]», et que cela avait rendu sa position plus délicate. «J’ai tellement de mal à travailler entre deux feux», a-t-il déclaré.
Le régime a semblé reconnaître l’ampleur de ce mouvement lorsque, le 5 mars, la chaîne publique MRTV (Myanmar Radio and Television) a rapporté dans son bulletin d’information du soir que 30% des fonctionnaires avaient été incités à rejoindre le CDM par des «personnes sans scrupules». Le rapport a également affirmé qu’un nombre indéterminé de personnes avaient repris le travail au cours de la dernière semaine de février parce qu’elles avaient besoin de recevoir leur salaire.
Il semble y avoir une certaine vérité dans cette dernière affirmation. Alors que le mouvement dans son ensemble semble prendre de l’ampleur, certains participants au CDM interrogés par Frontier ont décrit un flux et un reflux. Ils ont déclaré que plusieurs de leurs collègues en grève étaient retournés au travail en raison de la pression exercée par leurs supérieurs et de la crainte de perdre leur gagne-pain, ainsi que des doutes quant à la réussite finale du mouvement.
Un employé du ministère de la Protection sociale, de l’aide et de la réinstallation qui a rejoint le CDM le 8 février a déclaré qu’environ 150 des 500 employés du siège du ministère à Naypyidaw [capitale administrative] l’ont rejoint – une baisse par rapport aux chiffres précédents, même si le mouvement se développe dans d’autres secteurs du ministère.
«Au début, plus de 200 personnes de notre bureau ont rejoint le CDM, allant du débutant au directeur. Certains membres du personnel ont quitté le mouvement [de désobéissance civile] en raison de la pression exercée par la hiérarchie, tandis que d’autres ont été promus», a-t-il déclaré. Il a ajouté que les examens de promotion au sein du ministère ont eu lieu comme prévu le 16 février, malgré les objections.
L’employé du ministère de la Protection sociale a déclaré que certains de ceux qui étaient revenus étaient «sceptiques [quant à la réussite du mouvement] et n’avaient pas le courage de prendre des décisions».
Pour échapper au mépris du public, a-t-il expliqué, des fonctionnaires non grévistes ont essayé de se faufiler au travail sans être vus. Certains ont voyagé avec des bus navettes sans mention du nom du département concerné. D’autres sont allés au bureau en habit civil, puis ont revêtu leur uniforme au bureau.
Retourner au travail «avec le sourire»
La junte, qui se fait appeler Conseil de l’administration de l’État (State Administration Council-SAC), a averti les membres du CDM que si le retour au travail n’avait pas lieu à temps, des «mesures» pourraient être prises à leur encontre. Bien que la punition ne soit pas précisée, beaucoup de personnes dans le mouvement craignent qu’elle puisse aller jusqu’à un licenciement sommaire, à une arrestation ou à la prise pour cible de leur famille.
Ces craintes ont été renforcées lorsque, le 12 février, un groupe d’hommes non identifiés en civil a fait une descente dans le logement du personnel du ministère de l’Information qui avait rejoint le CDM et a détruit des biens sous prétexte qu’il cherchait quelque chose. Radio Free Asia a partagé une vidéo d’un appartement saccagé, effectuée par le mari d’une employée en grève du ministère de l’Information qui se cachait au moment du raid. Le mari a déclaré avoir été battu par les hommes du régime.
Lors de la première conférence de presse du Conseil de l’administration de l’État (SAC), le 16 février, le vice-ministre de l’Information, le général de brigade Zaw Min Tun, a déclaré que le gouvernement attendait que son personnel reprenne le travail «bientôt», ajoutant qu’il ne prendrait pas de mesures contre ceux qui reviendraient «à temps», mais qu’il le ferait contre ceux qui ne le feraient pas. Bien que Zaw Min Tun n’ait pas donné de date limite, il a déclaré que cela «ne sera pas long» et que les fonctionnaires devraient «se rendre au bureau avec le sourire».
Zaw Min Tun a également insisté sur le fait que le CDM n’aurait pas de conséquences graves pour le gouvernement. «L’ensemble du mécanisme gouvernemental fonctionne toujours et nous avons suffisamment de capacités pour remplacer ceux qui rejoignent le CDM», a-t-il déclaré, affirmant que les hauts fonctionnaires ont réussi à persuader certains membres du personnel en grève de reprendre le travail. Il a accusé les médecins et les enseignants d’avoir rompu leur serment professionnel en se mettant en grève.
Depuis la conférence de presse, les médias d’Etat ont publié une série d’avertissements citant le Code de conduite de la fonction publique. Une lettre lue par Frontier – lettre qui a circulé parmi le personnel du complexe parlementaire à Naypyidaw – établissait une série de délais et de sanctions conjointes, qui comprenaient la rétrogradation et le licenciement.
Cependant, ces délais ont tous été dépassés, apparemment sans l’application des menaces. Cela suggère que, contrairement à la démonstration d’indifférence de Zaw Min Tun, la junte se rend compte qu’elle serait incapable de remplacer le personnel s’il était licencié ou emprisonné. Elle compte toujours sur son retour au travail à terme.
Au lieu de frapper les employés du gouvernement, le régime s’est largement concentré sur les porte-parole du CDM, et sur ceux qui coordonnent la collecte de fonds pour le mouvement et incitent ouvertement d’autres personnes à le rejoindre. Parmi eux figurent neuf employés du ministère des Affaires étrangères, ainsi qu’un employé des ministères de la Planification, des finances et de l’industrie et un autre des Transports et des communications. Ils ont été arrêtés conjointement le 18 février à Naypyidaw. Ils ont été accusés d’incitation criminelle et risquent plusieurs années de prison pour avoir prétendument utilisé les médias sociaux pour encourager d’autres fonctionnaires à rejoindre le CDM.
Pourtant, malgré l’approche sélective de la junte pour punir les participants au CDM, certains ont déclaré à Frontier qu’ils ne voulaient prendre aucun risque. «Nous n’osons pas rester dans les blocs d’habitation du personnel. Nous devons dormir chaque nuit dans un petit village. Je n’aurais jamais pensé que je fuirais en tant que fonctionnaire», a déclaré un responsable du ministère de l’Aide sociale.
Les fonctionnaires du CDM ont également rejeté les accusations du régime militaire selon lesquelles ils violeraient leur Code de conduite. «Ils parlent de la nécessité pour les fonctionnaires d’être libres de toute politique de parti. Ce que je fais maintenant n’est pas de la politique de parti. Nous faisons de la politique nationale pour le bien du pays», a déclaré un enseignant du secteur public, qui n’a pas voulu donner son nom.
Le médecin assistant de l’hôpital Insein a approuvé, disant qu’ils n’agissaient pas de manière contraire à l’éthique mais qu’ils travaillaient plutôt pour le bénéfice à long terme de la population, tandis qu’un professeur de l’université de Dagon, ailleurs à Yangon, a déclaré qu’ils sauvaient l’avenir de leurs étudiants.
«Si nous soutenons ce système [de régime militaire], nos enfants auront une vie comme la nôtre», a déclaré la chargée de cours, rappelant ses jeunes années passées sous le précédent régime militaire du Myanmar. «J’ai plus peur de perdre mes enfants que de perdre mon travail.»
Rien à perdre
Comme de nombreux travailleurs actifs dans le CDM risquent de ne pas toucher leur salaire dans les mois à venir, des groupes de bénévoles se sont multipliés pour offrir leur soutien. Une membre de l’un de ces groupes a déclaré que son organisation avait aidé environ 4000 employés des chemins de fer qui avaient adhéré au CDM. «Parfois, nous fournissons des produits de base, notamment du riz, et parfois nous pouvons faire des dons en espèces d’un montant compris entre 15 000 et 20 000 kyats [entre 10 et 15 dollars]. Le montant dépend des dons [que nous recevons]», a déclaré la volontaire.
Le groupe a rencontré de nombreux obstacles, dit-elle, principalement liés à la nécessité d’opérer en secret parce que la junte a menacé de poursuivre ceux qui soutiennent le CDM. «Si nous communiquons nos numéros de téléphone publiquement, nous pourrions être arrêtés par les autorités, qui traqueraient ces numéros», a-t-elle déclaré, ajoutant que certains des numéros de téléphone qu’ils avaient précédemment communiqués en ligne avaient été bloqués par la suite.
«Si nous recevons un appel téléphonique, nous ne nous sentons pas en sécurité. Nous prenons note de leurs informations et désignons quelqu’un pour les corroborer avant de pouvoir transférer l’argent ou les marchandises à quelqu’un qui en a besoin», a-t-elle déclaré. «En raison de ces problèmes, le processus est long et nous ne pouvons souvent pas fournir une assistance à temps. Nous nous sentons mal à ce sujet.»
U Khine Win, directeur exécutif du groupe de réflexion du Sandhi Governance Institute [structure créée en 2008 visant à former des cadres, sponsorisée par l’Asian Development Bank, la Banque mondiale dans la perspective d’une «transition démocratique»], estime que la campagne a de grandes chances de réussir, mais seulement en conjonction avec d’autres actions, notamment un boycott public des entreprises gérées par l’armée et une pression internationale sur les généraux.
Il a déclaré que les travailleurs ayant le plus de pouvoir sur le gouvernement militaire étaient les employés des banques, le personnel des transports et les enseignants. Cependant, comme certains ministères étaient inefficaces et en sureffectif au départ, on peut se demander quel sera l’impact du mouvement sur leur capacité à fonctionner, a-t-il dit.
«[Ces ministères] ne fonctionnent pas efficacement, il n’y aura donc pas de baisse significative des opérations», a-t-il affirmé, ajoutant que plus les personnes rejoignant le mouvement sont issues de ministères qui s’occupent de l’économie, plus les chances de victoire sont grandes [il y a une des dimensions de la recherche d’un compromis et d’une transition que des dirigeants de la LND envisagent, avec des partenaires internationaux – Réd.]. Khine Win du Sandhi Governance Institute a ajouté que, malgré les sacrifices considérables exigés par le CDM, le soutien du public au mouvement est resté élevé. (Article publié sur le site Frontier, le 8 mars 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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