Par Patrick Cockburn
«La guerre est une affaire trop sérieuse pour être laissée aux militaires», a déclaré le premier ministre français de la Première Guerre mondiale, Georges Clemenceau. Mais la plupart des guerres de l’histoire montrent qu’elles sont également trop graves pour être laissées aux politiciens. Ce défaut n’est pas encore évident en Ukraine, uniquement parce que les combats font toujours rage sur les champs de bataille du Donbass et risquent de s’intensifier.
Mais il devrait déjà être clair que la fin de la guerre, si elle survient, sera plus probablement apportée par les politiques – aussi difficile que cela puisse être – que par les soldats, car les chances de voir la Russie ou l’Ukraine remporter une victoire décisive ont déjà disparu.
La question clé est maintenant de savoir comment et quand les combats vont cesser? Ou bien, alors, les chances de parvenir à un compromis de paix ont-elles déjà été dépassées par la dynamique même du conflit militaire et la haine qu’il alimente?
Une auto-illusion sans rivage
Bizarrement, les principaux points en litige ont probablement été tranchés. La Russie ne conquerra jamais l’Ukraine car ses forces ne disposent pas de la puissance pour faire face à une résistance ukrainienne acharnée et unie, alimentée en armes par les Etats de l’OTAN. Cela aurait dû être une évidence pour le président Vladimir Poutine, bien avant qu’il ne lance sa désastreuse invasion le 24 février. Mais sa capacité d’auto-illusion semble sans rivage.
En outre, il est tout aussi improbable que l’Ukraine puisse défaire la Russie et chasser ses forces du territoire ukrainien, comme certains politiciens le recommandent maintenant comme un but de guerre, quel que soit le nombre de systèmes d’armes qu’elle reçoit de l’Occident.
Il est peu probable que la Russie répète les mêmes erreurs d’amateurisme qu’elle a commises au cours des deux premiers mois de la guerre, lorsqu’elle a fragmenté ses forces insuffisantes de sorte qu’aucune de leurs attaques n’était assez percutante pour réussir.
Poutine a alors prétendu, fallacieusement, qu’il n’avait envahi l’Ukraine que parce que la Russie était confrontée à une menace existentielle. Mais sa gigantesque bévue a transformé cette menace largement imaginaire en une réalité, permettant à Poutine – grâce à son contrôle total de tous les médias russes – de persuader les Russes qu’ils n’ont désormais plus d’autre choix que de se battre. Les sanctions occidentales sont une arme à double tranchant car, bien qu’elles causent des dommages économiques importants, elles constituent une punition collective infligée aux 145 millions de Russes qui ont le sentiment de n’avoir d’autre choix que de se ranger derrière le drapeau.
Un conflit divisé, gelé, fragmenté
Les ennemis de la Russie manifestent une réticence compréhensible à laisser Poutine s’en sortir en relâchant la pression exercée sur lui ou en lui offrant une porte de sortie du bourbier dans lequel il a plongé son pays. «Il y a un malheureux dilemme», aurait déclaré un haut diplomate européen, selon le Washington Post. «Le problème, c’est que si elle [la guerre] se termine maintenant, la Russie a en quelque sorte le temps de se regrouper et elle recommencera, sous tel ou tel prétexte. Poutine ne va pas renoncer à ses objectifs.»
Même un enlisement militaire n’est pas forcément dans l’intérêt des Etats d’Europe de l’Est proches de la zone de conflit. «C’est un enjeu majeur pour nous», déclare un diplomate de haut rang de l’un des pays limitrophes de l’Ukraine. «Un conflit divisé, gelé, fragmenté en Ukraine est une très mauvaise affaire pour nous. Une relation Ukraine-OTAN active est cruciale pour la région de la mer Noire.» Sans le soutien de l’OTAN, il estime qu’il y a toutes les chances qu’à l’avenir la Russie se livre à une agression incontrôlée.
Il est facile de comprendre pourquoi ceux qui veulent combattre la Russie jusqu’au bout sentent maintenant que leur moment est venu, mais leur politique est pleine de risques car elle contient un certain nombre de contradictions. Ils partent du principe que la Russie est suffisamment puissante pour constituer une menace sérieuse pour ses voisins, mais en même temps si faible qu’elle peut être définitivement vaincue sur le champ de bataille. Ils dépeignent la Russie comme étant sous le contrôle total d’un autocrate au Kremlin, coupé de la réalité et nourri uniquement de bonnes nouvelles par ses conseillers serviles. Mais on attend de ce même dictateur, à moitié fou et mal conseillé, qu’il se comporte avec une modération raisonnable lorsqu’il s’agirait d’élargir la guerre ou d’utiliser des armes nucléaires.
Cette attitude belliciste est assez aisée pour les puissances extérieures à l’Ukraine, car ce sont les Ukrainiens qui vont se battre. Ceux qui appellent avec désinvolture à une victoire totale sur la Russie sont aussi irréalistes que Poutine l’était il y a deux mois lorsqu’il a ordonné l’invasion de l’Ukraine avec l’espoir d’une victoire facile.
Manque de personnel militaire
Ce manque de réalisme est masqué pour le moment parce que la Russie tente toujours de concrétiser au moins quelques gains territoriaux en prenant Marioupol et les villes à moitié détruites du Donbass, et que la possibilité d’une contre-attaque n’est pas encore à l’ordre du jour. Mais des signes inquiétants montrent que les Ukrainiens et leurs alliés occidentaux prennent leur propre propagande triomphaliste trop à la lettre et agissent comme si tout était vraiment vrai.
L’armée russe est susceptible de combattre plus adroitement au cours des prochains mois, ne serait-ce que parce qu’elle fera presque forcément mieux que ses faibles prestations initiales. Par exemple, la Russie a été accusée de poursuivre les mêmes tactiques impitoyables que celles utilisées par le gouvernement syrien, soutenu par la puissance aérienne russe, contre l’opposition armée après le soulèvement de 2011. Il s’agissait de bloquer les zones urbaines tenues par les rebelles, de les bombarder mais pas de les attaquer, de permettre à une grande partie de la population civile survivante de fuir, mais de boucler les zones hostiles. Cette approche a bien fonctionné, réduisant les pertes de l’armée syrienne et confinant les combattants ennemis dans de petits îlots de territoire où ils étaient effectivement incarcérés avec peu d’espoir de s’échapper.
De manière surprenante, les Russes n’ont pas utilisé ces tactiques réussies lors de leur invasion avortée du nord de l’Ukraine, probablement parce qu’ils manquaient de personnel militaire. Mais alors que la deuxième phase de la guerre commence dans le Donbass, les forces russes seraient trois fois plus nombreuses que les Ukrainiens, ce qui permet à Poutine d’ordonner le bouclage de l’immense aciérie de Marioupol.
La posture de Poutine
Globalement, la guerre en Ukraine commence à ressembler de plus en plus à la Syrie: une impasse militaire et politique avec des chances limitées d’en sortir. Trop d’acteurs avec trop d’intérêts différents sont impliqués pour mettre fin au conflit, à moins que la Russie et les Etats-Unis ne soient déterminés à le faire – et il y a peu de signes jusqu’à présent que cela se concrétisera.
Regardez la posture de Poutine, tel un roi des rois dans une miniature perse, alors qu’il reçoit [le 21 avril] la nouvelle de la prise de Marioupol de la part de son obséquieux ministre de la Défense [Sergueï Choïgou, en habit civil]. Poutine n’a pas l’air d’un homme conscient d’avoir commis, au début de l’année, l’une des erreurs de jugement les plus catastrophiques de l’histoire de la Russie.
Le président Joe Biden – qui d’une voix faible tente de maîtriser les événements – ou Boris Johnson – qui cherche sans cesse à détourner l’attention du public de son dernier scandale domestique – n’ont pas l’air d’être le genre de personnes que l’on souhaite voir chargées de désamorcer la pire crise que l’Europe ait connue depuis 1945.
Au Moyen-Orient, ces guerres à moitié gelées peuvent durer des décennies, mais je doute que cela puisse se produire en Ukraine, car la crise ne concerne plus uniquement ni même principalement ce pays, mais s’est transmutée en un affrontement général entre la Russie et l’Occident. (Article publié sur le site iNews, le 22 avril 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
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