Ukraine. Poutine et le déploiement de troupes de «maintien de la paix»: interprétations

Par Stefan Wolff et Tatyana Malyarenko

[La conclusion de cet article (traduit le 23 février 2022, en tout début d’après-midi et planifié pour être en ligne ce matin 24 février) –  à savoir le contrôle par le régime plus qu’autoritaire de Poutine des dites «républiques populaires» de Donetsk et de Lougansk et les «mesures prises immédiatement signalent une escalade spectaculaire de la part de la Russie» – est plus que confirmée suite à l’intervention militaire de la Russie en Ukraine, dès ce 24 février. Réd. A l’Encontre]

La reconnaissance par Vladimir Poutine, le 21 février, de l’indépendance des deux républiques séparatistes de Donetsk et de Lougansk a suivi une retransmission en direct surréaliste d’une réunion du Conseil de sécurité de Russie, au Kremlin. Assis face aux 13 membres du conseil, Vladimir Poutine a fait du charme et argumenté tandis que, l’un après l’autre, ses plus hauts responsables – dont Dmitri Medvedev, ancien président et premier ministre, et le ministre des Affaires étrangères du pays, Sergueï Lavrov – montaient au pupitre pour fournir à leur patron les «raisons» de la reconnaissance officielle des deux républiques de l’est du pays en tant qu’Etats indépendants.

Vladimir Poutine a donné suite à cette décision en autorisant les troupes russes à pénétrer dans les républiques à titre de «maintien de la paix». Il a également signalé que les traités de reconnaissance donnent à la Russie le droit d’y établir des camps militaires.

Rejetant l’entière responsabilité de cette décision sur l’Ukraine et les gouvernements occidentaux – surtout les Etats-Unis – qui «contrôlent» l’Ukraine, Poutine a remis en question à plusieurs reprises la légitimité même de l’existence de l’Ukraine en tant qu’Etat-nation. Il a avancé un argument dont le langage était très similaire à celui d’un essai qu’il a publié sur le site Internet du Kremlin en juillet 2021, intitulé De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens.

Poutine a dépeint la reconnaissance comme une étape décisive d’une véritable «grande puissance» affirmant ses intérêts et protégeant les communautés «parentes» vulnérables. Mais cette manœuvre soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. La plus évidente d’entre elles est de savoir si c’est la fin de la crise actuelle, ou du moins le début de sa fin.

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Une lecture optimiste serait que la reconnaissance offre une porte de sortie à tout le monde. Poutine sauve la face en humiliant l’Ukraine et l’Occident, mais évite une guerre à grande échelle et les coûts humains et économiques qu’elle imposerait à la Russie.

Si l’on prend cette affirmation au pied de la lettre, à savoir que Poutine ne souhaite que protéger les droits des deux républiques pro-russes, l’acceptation de la reconnaissance éviterait à l’Ukraine un affrontement militaire majeur avec la Russie. Cela signifierait également que Kiev éviterait les difficultés politiques intérieures et les coûts socio-économiques qu’une mise en œuvre de l’accord de Minsk de 2015, profondément impopulaire, signifierait pour le président ukrainien Volodymyr Zelensky et son gouvernement.

Comme en Géorgie après l’invasion de 2008 – et avec la Crimée après son annexion par la Russie en 2014 – la reconnaissance pourrait conduire à une stabilisation progressive des régions. Aucune des deux parties n’a plus à se disputer sur la mise en œuvre de l’accord de Minsk. L’impasse dans laquelle s’est trouvé ce processus ne constituerait plus une source de tension et de récriminations mutuelles.

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Mais il s’agit là d’une hypothèse très optimiste. Ce serait une lecture erronée de ce qui est peut-être le moment le plus dangereux pour la sécurité européenne et mondiale depuis la fin de la guerre froide.

On a beau chercher désespérément une lueur d’espoir dans la situation actuelle, le fait est que la reconnaissance par la Russie des deux républiques séparatistes constitue une nouvelle violation majeure du droit international. Les sanctions occidentales sont en cours d’introduction et pourraient inclure des mesures d’ensemble et très punitives. Les désaccords antérieurs entre l’UE, les Etats-Unis et le Royaume-Uni sur l’ampleur des sanctions semblent avoir été surmontés.

Les actions de la Russie ont plutôt renforcé la détermination de l’Occident, comme le montrent les réactions immédiates de pays tels que le Royaume-Uni et l’Allemagne, qui a annoncé qu’elle ne certifierait pas le gazoduc Nord Stream 2 de la Russie.

Une nouvelle étape dangereuse?

La crise actuelle ne se résume pas au statut de «certaines zones des régions de Donetsk et de Lougansk», comme il est fait référence à ces territoires dans l’accord de Minsk. Elle ne résout pas les tensions plus larges entre la Russie et l’Occident concernant le futur ordre de sécurité européen.

Il est évident que Poutine a acquis la conviction que le maintien du statut de Donetsk et de Lougansk en tant qu’Etats de facto au sein de l’Ukraine – et donc en tant qu’instrument de pression sur l’Ukraine et, par extension, sur ses partenaires occidentaux – avait cessé de servir les objectifs de la Russie. Mais son discours télévisé d’une heure a donné peu de raisons d’être optimiste quant au fait que leur reconnaissance ait mis fin à la «question ukrainienne».

De manière significative, le discours de Poutine s’est davantage concentré sur les problèmes plus larges des relations russo-ukrainiennes que sur le problème des deux républiques du Donbass. Le président russe a réitéré un agenda beaucoup plus large qui lie clairement la situation en Ukraine à son défi global à l’ordre international. Plusieurs extraits du discours méritent d’être examinés de plus près à cet égard.

Selon Poutine, l’Ukraine est devenue une construction territoriale «artificielle» à la suite du tracé des frontières soviétiques dans les années 1920, 1940 et 1950. Après l’effondrement de l’URSS, l’Ukraine s’est retrouvée avec des «territoires historiquement russes» habités par des Russes «de souche» [ethnic Russians] dont les droits sont violés dans l’Ukraine contemporaine.

Poutine a également affirmé que ces violations sont en grande partie dues au fait que l’Ukraine est un Etat failli dans lequel les décisions sont prises par des autorités corrompues qui sont sous le contrôle des «capitales occidentales». Mais, et c’est peut-être le plus important, il a répété que l’Ukraine, en se rapprochant de l’OTAN, a déjà créé des menaces pour la Russie – auxquelles cette dernière doit répondre.

Si l’on ajoute à cela la signature et la ratification immédiate de «traités d’amitié» entre la Russie et les républiques séparatistes désormais reconnues, ainsi que la décision d’envoyer des troupes russes dans les républiques nouvellement reconnues, le discours de reconnaissance de Poutine et son ton rendent beaucoup plus probable le fait qu’il s’agisse au mieux d’un bref intermède dans une crise qui se poursuit et s’aggrave.

De manière plus réaliste, la reconnaissance et les mesures prises immédiatement après signalent une escalade spectaculaire de la part de la Russie. Le bilan de Poutine depuis 2008 ne devrait laisser personne douter du fait que cette crise est loin d’être terminée. (Article publié sur le site anglophone The Conversation, le 22 février 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Stefan Wolff, professeur à l’Université de Birmingham
Tatyana Malyarenko, professeure à l’Université nationale d’Odessa

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