Russie-Ukraine. La guerre menée par l’armée russe est en déphasage avec la «doctrine de Gerasimov»

Par John Naughton

Nous savons au moins une chose sur l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine: elle ne se déroule pas comme prévu. Ah, oui, répondez-vous. Mais alors selon quel plan? S’agissait-il du plan A, qui prévoyait simplement de rassembler suffisamment de conscrits et d’artillerie lourde, de pénétrer en Ukraine, de bombarder quelques immeubles résidentiels, de traverser à pied jusqu’à Kiev et d’organiser un défilé de la victoire? Ce que nous appelons le modèle George W. Bush, sauf qu’il a organisé son défilé de la victoire sur Irak sur le pont d’envol d’un porte-avions [le 1er mai 2003, sur le porteavions nucléaire USS Abraham Lincoln].

Si c’était le plan A, alors nous savons quel est le plan B. Il s’agit de faire à l’Ukraine ce qui a été fait au mini-Etat de Tchétchénie, en 1999, à savoir le bombarder jusqu’à ce qu’il soit réduit à néant, sans tenir compte des pertes civiles. Outre son inhumanité intrinsèque, la mise en œuvre de ce plan en Ukraine se heurte à quelques difficultés pratiques. L’Ukraine est vaste alors que la Tchétchénie est petite. L’Ukraine dispose d’une armée véritable, d’une capacité de résistance courageuse et d’un approvisionnement abondant en armes efficaces auprès de ses amis occidentaux. Donc, si Poutine veut une première expérience avant de se lancer dans la prochaine étape de son aventure impériale, il devrait peut-être télécharger La guerre de Charlie Wilson, un film instructif sur ce qui est arrivé à l’URSS en Afghanistan il y a bien longtemps.

Pour ceux qui suivent ces choses professionnellement, la plus grande énigme consiste à savoir pourquoi Poutine s’est lancé dans une campagne qui ressemble à la Seconde Guerre mondiale en Technicolor, alors que son armée avait, en réalité, un plan ultra-sophistiqué pour la guerre à l’ère numérique. Ce plan s’appelle la doctrine Gerasimov et a été créé en 2013 par Valery Gerasimov, un jeune homme intelligent qui est chef d’état-major général et premier vice-ministre de la Défense de la Fédération de Russie.

Au cœur de cette doctrine se trouve le concept de «guerre non linéaire», dont l’objectif est «d’obtenir les résultats stratégiques et géopolitiques souhaités, en utilisant une large boîte à outils de méthodes et de moyens non militaires: diplomatie explicite et secrète, pression économique, gagner la sympathie de la population locale, etc.». Molly McKew, spécialiste de la guerre de l’information, la décrit [dans Politico Magazine de septembre-octobre 2017] comme «une nouvelle théorie de la guerre moderne, qui ressemble davantage à un piratage de la société de l’ennemi qu’à une attaque frontale».

Molly McKew cite un passage de l’article original de Valery Gerasimov. «Les « règles de la guerre » elles-mêmes ont changé», écrit-il. «Le rôle des moyens non militaires pour atteindre des objectifs politiques et stratégiques s’est accru et, dans de nombreux cas, ils ont dépassé en efficacité la force des armes… Tout cela est complété par des moyens militaires à caractère dissimulé.» La doctrine préconise un rapport de 4:1 entre les actions non militaires et les actions militaires.

En observant ce qui se passe en Ukraine, on se demande si Poutine a jamais lu le document de Valery Gerasimov. En tout cas, le rapport entre la guerre d’information et la guerre cinétique qui y est actuellement pratiquée ressemble plutôt à un rapport 1:20. Ce qui est clair, cependant, c’est que Volodymyr Zelensky et ses collègues ont lu Gerasimov et se sont préparés en conséquence. En conséquence, ils étaient relativement bien préparés à l’assaut cybernétique qui a précédé l’invasion. [Un article de Nicolas Niarchos publié dans The Nation, en date du 25 mars, évoque cette hypothèse. Réd.]

Des experts en sécurité, dont certains ont pu être détachés par des Etats amis, ont parcouru les systèmes critiques à la recherche de logiciels malveillants tels que WhisperGate et HermeticWiper et les ont supprimés. On ignore dans quelle mesure ces mesures ont été efficaces dans l’ensemble, mais l’un des résultats essentiels est que les systèmes contrôlant les opérations ferroviaires ukrainiennes ont été décontaminés, ce qui signifie que les trains permettant à des millions d’Ukrainiens de s’échapper ont continué à circuler.

Au cours des dernières décennies, la croyance occidentale en la maîtrise russe de la guerre électronique a atteint des niveaux quasi mythiques. Ce complexe d’infériorité pourrait en fait trouver son origine dans le fait que les démocraties s’appuient (stupidement) sur la capacité des entreprises privées à accorder une attention sérieuse à la cybersécurité – et leurs gouvernements le savent. Pour un pirate sérieux, une économie occidentale avancée présente une «surface d’attaque» importante et largement sans défense, comme on dit dans le jargon.

Mais dans le même temps, un sous-produit utile de l’invasion pourrait être le démantèlement du mythe de l’invincibilité russe. Il est apparu très tôt que les systèmes de commande et de contrôle des envahisseurs ne fonctionnaient pas. Comme l’indique un site Web spécialisé (GlobalSecurity.org): «Trois semaines seulement après le début des hostilités, Internet était déjà rempli de photos de talkies-walkies civils chinois bon marché que les militaires russes ont été contraints d’utiliser à la place d’équipements professionnels, d’interceptions de conversations d’officiers russes qui devaient s’appeler sur des téléphones ordinaires et de témoignages de prisonniers qui racontent comment ils n’ont pas pu appeler des renforts ou trouver le bon chemin en raison du manque de communication avec le monde extérieur.» [1]

En l’absence de communications opérationnelles et sécurisées de l’armée, de nombreux Russes ont succombé à la tentation d’utiliser des téléphones ordinaires. Ils prenaient simplement des cartes SIM ukrainiennes et appelaient la Russie, ce qui permettait aux militaires ukrainiens non seulement d’intercepter facilement les conversations, mais aussi de déterminer la localisation de l’appelant.

Le 16 mars, des sources militaires étatsuniennes ont été citées disant que de nombreux généraux russes parlent sur des téléphones et des radios non sécurisés et que, dans au moins un cas, les Ukrainiens avaient géolocalisé un appel et avaient tué la personne avec une attaque visant sa position. Ironiquement, son nom était Vitaly Gerasimov. Nous ne savons pas s’il était apparenté à l’auteur de la doctrine militaire que son président semble avoir ignorée. (Article publié par The Guardian le 26 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

John Naughton est professeur de compréhension de la technologie à l’Open University.

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[1] Une partie des «dysfonctionnements» de l’armée russe sont reliés, dans de nombreux articles et analyses, à des phénomènes de corruption qui gangrènent l’appareil militaire du régime de Poutine. Nous y reviendrons. (Réd.)

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