Par George Monbiot
Pour les Syriens qui ont subi ses attaques, les mensonges du Kremlin sur l’Ukraine doivent sembler horriblement familiers. Insister sur le fait que les victimes des bombardements sont des «acteurs de la crise», répandre des mensonges sur les armes chimiques, justifier le meurtre de masse de civils en affirmant que quiconque résiste est un «nazi» (en Ukraine) ou un «coupeur de têtes» (en Syrie): ses politiques de désinformation ont été testées et affinées.
Ce mensonge organisé a plus ou moins détruit la gauche américaine, et gravement endommagé la gauche européenne. Comme l’activiste Terry Burke l’a documenté en 2019 [voir «Russiagate, Syria and the Left», in Countervortex, 27 juin 2019] l’opposition efficace de la gauche à Donald Trump s’est effondrée au milieu de furieuses disputes internes sur la Syrie et l’ingérence russe dans la politique des Etats-Unis déclenchées par des personnalités éminentes récitant des mensonges du Kremlin. Certaines d’entre elles se sont avérées être payées par le gouvernement russe.
De tels mensonges sont également familiers aux Ukrainiens. Pendant l’Holodomor (la famine des années 1930 exacerbée par la politique de Joseph Staline), qui a fait entre 3 et 5 millions de morts, le Kremlin a affirmé que les paysans avaient beaucoup de nourriture mais la cachaient. Dans certains cas, ils se laissaient délibérément mourir de faim. Je suppose qu’on peut appeler ça une méthode de communication de crise.
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L’actuelle machine à désinformer russe a été largement accusée d’être à l’origine de ce que nous considérons aujourd’hui comme une «crise épistémique», c’est-à-dire l’effondrement d’une acceptation commune des moyens permettant de discerner la vérité.
Nous devons contester et dénoncer les mensonges du Kremlin. Mais suggérer que l’assaut public contre la vérité est nouveau ou propre à la Russie, c’est aussi de la désinformation. Pendant des générations, dans des pays comme le Royaume-Uni, il n’y a pas eu de «crise épistémique» – mais ce n’était pas parce que nous partagions un engagement envers la vérité. C’était parce que nous partagions une acceptation de ces mensonges scandaleux.
Puisque j’ai mentionné l’Holodomor, examinons une autre famine amplifiée: au Bengale en 1943-1944. Environ 3 millions de personnes sont mortes. Comme en Ukraine, des événements naturels et politiques ont rendu les gens vulnérables à la faim. Mais ici aussi, la politique gouvernementale a transformé la crise en catastrophe. Les recherches de l’économiste indien Utsa Patnaik [voir Economic&Political Weekly, 20 octobre 2018] suggèrent que l’inflation qui a mis la nourriture hors de portée des pauvres a été délibérément provoquée par une politique conçue par le héros du libéralisme britannique, John Maynard Keynes. Les autorités coloniales ont utilisé l’inflation, comme Keynes l’a fait remarquer, pour «réduire la consommation des pauvres» afin d’extraire des richesses pour soutenir l’effort de guerre. Jusqu’à ce que les recherches de Patnaik soient publiées en 2018, nous ignorions à quel point la famine du Bengale était construite. La dissimulation de la Grande-Bretagne a été plus efficace que celle de Staline.
Les famines manigancées par le vice-roi des Indes, Lord Lytton, dans les années 1870 sont encore moins connues, bien que, selon le livre de Mike Davis, Late Victorian Holocausts : El Niño Famines and the Making of the Third World (Ed.Verso, 2017), elles aient tué entre 12 et 29 millions de personnes. Ce n’est que lorsque le livre de Caroline Elkins Imperial Reckoning The Untold History of Britain’s Gulag in Kenya a été publié en 2005 (Ed. Holt McDougal) que nous avons découvert que le Royaume-Uni avait mis en place, dans les années 1950, un système de camps de concentration et de «villages fermés» au Kenya, dans lesquels la quasi-totalité de la population kikuyu a été enfermée. Des milliers de personnes ont été torturées et assassinées ou sont mortes de faim et de maladie. Presque tous les documents attestant de ces grands crimes ont été systématiquement brûlés ou jetés en mer dans des caisses lestées par le gouvernement britannique, et remplacés par de faux dossiers. Les archives des atrocités coloniales britanniques en Malaisie, au Yémen, à Aden, à Chypre et dans les îles Chagos [Nord de l’océan indien] ont été purgées de la même manière.
Tout comme le Kremlin a besoin d’une campagne de désinformation pour justifier son agression impériale en Ukraine, l’empire britannique avait également besoin d’un système intégral de mensonges. Non seulement nos crimes impériaux ont été effacés des archives, mais une idéologie entière – le racisme – a été construite pour justifier le meurtre, le pillage et l’asservissement d’autres peuples.
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A la fin de son excellente série de podcasts de la BBC sur QAnon, The Coming Storm, Gabriel Gatehouse a déploré la perte d’un «cadre de référence commun» et d’un «sens partagé de la réalité». Je suis d’accord avec lui sur le danger des théories du complot, mais nous devrions nous rappeler que la dernière fois que nous avons possédé un cadre de référence commun et un sens partagé de la réalité, ils étaient construits sur des mensonges. Presque tout le monde en Grande-Bretagne croyait que l’empire était une force du bien, et que nous avions le devoir sacré – le «fardeau de l’homme blanc» – d’écraser ou de «civiliser» ces races que nous qualifiions d’«inférieures» et de «sauvages». Presque tout le monde croyait aux mensonges de l’héroïsme national, aux mensonges de la Couronne, aux mensonges de l’Eglise et aux mensonges de l’ordre social.
Mais la plupart d’entre nous sont sortis de cette époque, n’est-ce pas? Nous sommes plus sceptiques, moins confiants maintenant. La plupart d’entre nous reconnaissent les absurdités quand ils les voient. Vraiment? Alors comment expliquer le fait que presque tout le monde dans la vie publique souscrive au même ensemble de croyances grotesques? Mettons de côté les théories du complot de l’extrême droite, même si elles commencent à infecter la droite traditionnelle. Concentrons-nous sur l’éventail «acceptable» des opinions politiques.
Presque tous ceux qui apparaissent dans les médias, dans la quasi-totalité du spectre politique, semblent accepter que la croissance économique peut et doit se poursuivre indéfiniment sur une planète finie. Presque tous pensent que nous ne devons prendre des mesures pour protéger la vie sur Terre que lorsque cela est rentable. Et même dans ce cas, nous devons éviter de compromettre les profits des industries traditionnelles. Ils semblent croire que ce qu’ils appellent «l’économie» a la priorité sur nos systèmes de survie.
Ils croient également que l’acquisition sans entrave d’énormes richesses par un petit nombre de personnes est en quelque sorte acceptable. Ils pensent que des impôts suffisants pour briser le cycle de l’accumulation et redistribuer l’extrême richesse sont impensables. Ils pensent qu’il est de plus acceptable de permettre à une poignée de milliardaires offshore de posséder les médias, de définir l’agenda politique et de nous dire où se trouvent nos vrais intérêts. Ils pensent que nous devons prêter une allégeance inconditionnelle à un système que nous appelons capitalisme, même s’ils sont incapables de le définir, et encore moins de prédire où il pourrait aller.
Il n’est pas nécessaire de recourir à la terreur ou à la torture pour persuader les gens de se conformer à ces croyances folles. D’une manière ou d’une autre, notre système de mensonge organisé a créé une classe entière de politiciens, de fonctionnaires, de commentateurs des médias, de leaders culturels, d’universitaires et d’intellectuels qui les soutiennent. En lisant les récits de la terreur du XXe siècle, il me semble parfois que la dissidence était plus grande parmi les intellectuels s’affrontant à des régimes totalitaires qu’elle ne l’est à notre époque de liberté et de choix.
Nous avons bel et bien une crise de la vérité. Mais elle est beaucoup plus profonde et étendue que nous ne voulons l’admettre. Le plus gros mensonge de tous est peut-être de croire que la crise se limite aux mensonges du Kremlin et aux théories du complot de l’extrême droite. Au contraire, elle est systémique et presque universelle. (Article publié par The Guardian, le 30 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
George Monbiot est un chroniqueur du Guardian. Il est l’auteur de nombreux ouvrages. En août doit paraître Regenesis. Feeding the World without Devouring the Planet (Penguin Book).
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