Le Washington de Trump insuffle une nouvelle vie au complexe militaro-industriel

Photo credit: Ted Rall for WhoWhatWhy

Par William D. Hartung

Lorsque, dans son discours d’adieu de 1961 [janvier 1953-janvier 1961], le président Dwight D. Eisenhower mit en garde contre les dangers de l’influence excessive exercée par un partenariat entre l’armée et un groupe croissant de fabricants d’armes états-unien et inventa le terme inquiétant de «complexe militaro-industriel», il ne pouvait imaginer à quel point ce complexe allait devenir vaste et puissant. En fait, ces dernières années, une seule entreprise, Lockheed Martin [siège à Bethesda, Etat de Maryland], a généralement reçu plus de fonds du Pentagone que l’ensemble du département d’Etat des Etats-Unis. Et cela avant que l’administration Trump ne décide de réduire drastiquement les dépenses diplomatiques et de porter le budget du Pentagone à un montant stupéfiant de 1000 milliards de dollars par an.

Dans une nouvelle étude publiée par le Quincy Institute for Responsible Statecraft et le Costs of War Project de l’université Brown, Stephen Semler et moi-même montrons à quel point ces industriels de l’armement et leurs alliés sont devenus puissants, alors que les budgets du Pentagone ne cessent d’augmenter. Considérez ceci: entre 2020 et 2024, 54% des 4400 milliards de dollars de dépenses discrétionnaires du Pentagone ont été consacrés à des entreprises privées et 791 milliards de dollars à seulement cinq entreprises: Lockheed Martin (313 milliards de dollars), RTX (anciennement Raytheon, 145 milliards de dollars), Boeing (115 milliards de dollars), General Dynamics (116 milliards de dollars) et Northrop Grumman (81 milliards de dollars) [le F-35 est développé par Lockheed Martin et Northrop Grumman]. Et rappelez-vous que c’était avant que le projet de loi «Big Beautiful Budget Bill» de Donald Trump n’atterrisse sur la planète Terre, réduisant drastiquement les dépenses diplomatiques et les programmes nationaux afin de faire place à d’importantes réductions d’impôts et à des dépenses quasi record pour le Pentagone [voir sur ce site les articles de W. D. Hartung du 1er juillet et de Lance Selfa du 2 juin].

En bref, «l’Etat garnison» dont Eisenhower nous avait mis en garde est arrivé, avec des conséquences négatives pour presque tout le monde, à l’exception des dirigeants et des actionnaires de ces géants de l’armement et de leurs concurrents dans le secteur émergent des technologies militaires, qui sont désormais sur leurs traces. Les militaristes high-tech comme Peter Thiel de Palantir, Elon Musk de SpaceX et Palmer Luckey d’Anduril [lancée en 2017 en lien avec d’anciens dirigeants de Palantir] ont promis une version nouvelle, plus abordable, plus agile et soi-disant plus efficace du complexe militaro-industriel, comme le décrit Anduril dans «Rebooting the Arsenal of Democracy – Anduril Mission Document», une ode à la valeur supposée de ces entreprises technologiques émergentes.

Curieusement, cet exposé d’Anduril est en fait une critique remarquablement pertinente des cinq grands entrepreneurs et de leurs alliés au Congrès et au Pentagone, soulignant leur penchant inébranlable pour les dépassements de coûts, les retards dans les calendriers et la politique clientéliste visant à préserver des systèmes d’armement qui, trop souvent, ne servent plus aucun objectif militaire utile. Ce document poursuit en affirmant que, si les Lockheed Martin de ce monde ont joué un rôle utile à l’époque de la guerre froide avec l’Union soviétique, ils sont aujourd’hui incapables de construire la prochaine génération d’armes. La raison: leur modèle économique archaïque et leur incapacité à maîtriser les logiciels qui sont au cœur d’une nouvelle génération d’armes semi-autonomes et sans pilote, pilotées par l’intelligence artificielle (IA) et l’informatique de pointe. De leur côté, les nouveaux titans de la technologie affirment avec audace qu’ils peuvent fournir exactement cette génération d’armes futuristes de manière beaucoup plus efficace et à un coût bien moindre, et que leurs systèmes d’armement préserveront, voire prolongeront, la domination militaire mondiale des Etats-Unis dans un avenir lointain en devançant la Chine dans le développement des technologies de nouvelle génération.

La guerre et l’avènement possible d’une techno-autocratie

Pourrait-il vraiment exister un nouveau complexe militaro-industriel amélioré, aligné sur les besoins réels de défense du pays et qui ne ponctionnerait pas les contribuables?

N’y comptez pas, du moins si cela repose sur le développement d’«armes miracles» qui coûteraient beaucoup moins cher et seraient beaucoup plus performantes que les systèmes actuels. Une telle idée semble surgir à chaque génération, pour finalement tomber à l’eau (voir article de Michael Brenes et William D. Hartung, 3 juin 2024: «Private Finance and the Quest to Remake Modern Warfare») Du «champ de bataille électronique» qui devait localiser et détruire les forces vietcongs dans les jungles d’Asie du Sud-Est pendant la guerre du Vietnam, à la vision ratée de Ronald Reagan d’un bouclier antimissile «Star Wars» inviolable, en passant par l’échec des munitions à guidage de précision et de la guerre en réseau pour remporter la victoire en Irak et en Afghanistan pendant la «guerre mondiale contre le terrorisme» menée par les Etats-Unis, l’idée selon laquelle une technologie militaire supérieure est la clé pour gagner les guerres états-uniennes et étendre la puissance et l’influence des Etats-Unis a régulièrement été couronnée d’échecs. Et cela a été vrai même lorsque les armes fonctionnaient comme prévu (ce qui est trop rarement le cas).

Et tant que vous y êtes, n’oubliez pas, par exemple, que près de 30 ans plus tard, l’avion de combat F-35, très médiatisé et à la pointe de la technologie, autrefois salué comme une merveille technologique en devenir qui allait révolutionner la guerre et les achats militaires, n’est toujours pas prêt à être mis en service. Conçu pour mener à bien de multiples missions de combat, notamment remporter des combats aériens, soutenir les troupes au sol et bombarder des cibles ennemies, le F-35 Lightening II s’est avéré incapable de remplir correctement aucune de ces missions. Et pour comble de malheur, cet avion est si complexe qu’il passe presque autant de temps en maintenance ou en réparation qu’en état de combat.

Il convient de garder à l’esprit cette histoire d’orgueil technologique et d’échec stratégique lorsque l’on écoute les affirmations – jusqu’à présent non vérifiées – des dirigeants du secteur militaro-technologique de ce pays concernant la valeur de leurs derniers gadgets. D’une part, tout ce qu’ils proposent de construire – des essaims de drones aux avions sans pilote, en passant par les véhicules terrestres et les navires – reposera sur des logiciels extrêmement complexes qui sont voués à tomber en panne à un moment ou à un autre. Et même si, par miracle, leurs systèmes, y compris l’intelligence artificielle, fonctionnent comme annoncé, ils pourraient non seulement ne pas s’avérer décisifs dans les guerres futures, mais aussi rendre les guerres d’agression d’autant plus probables. Après tout, les pays qui maîtrisent les nouvelles technologies sont tentés de passer à l’attaque, mettant moins de leurs propres citoyens en danger immédiat tout en causant des dommages dévastateurs aux populations ciblées. L’utilisation de la technologie Palantir par les Forces de défense israéliennes pour augmenter le nombre de cibles détruites dans un laps de temps donné lors de leur campagne de massacre à Gaza pourrait préfigurer une nouvelle ère de la guerre si les technologies militaires émergentes ne sont pas soumises à un système de contrôle et de responsabilité.

Un autre risque posé par la guerre basée sur l’IA est la possibilité que les nouvelles armes puissent choisir leurs cibles sans intervention humaine. La politique actuelle du Pentagone promet de maintenir l’homme «dans la boucle» lors de l’utilisation de tels systèmes, mais la logique militaire va à contre-courant de ces affirmations. Comme l’a écrit Christian Brose, président et directeur de la stratégie d’Anduril, dans son ouvrage fondateur Kill Chain: Defending America in the Future of High-Tech Warfare (Grand Central Publishing, 2020), les guerres high-tech du futur dépendront de la capacité des belligérants à identifier et détruire leurs cibles le plus rapidement possible – une nécessité qui garantirait que les humains, plus lents, soient exclus du processus [1].

En bref, deux possibilités se présentent si l’armée états-unienne passe au «nouveau complexe militaro-industriel perfectionné» prôné par les notables de la Silicon Valley: des systèmes complexes qui ne fonctionnent pas comme annoncé, ou de nouvelles capacités qui pourraient rendre la guerre à la fois plus probable et plus meurtrière. Et ces résultats dystopiques ne feront que renforcer l’idéologie des nouveaux militaristes de la Silicon Valley. Ils se considèrent à la fois comme les «fondateurs» d’une nouvelle forme de guerre et comme les «nouveaux patriotes» prêts à restaurer la grandeur des Etats-Unis sans avoir besoin d’un gouvernement démocratique dans le processus de guerre. En fait, leur idéal serait de s’assurer que le gouvernement se retire et les laisse résoudre seuls les innombrables problèmes auxquels nous sommes confrontés. Ayn Rand [auteure, entre autres, d’Atlas Shrugged, 1957, traduit en français sous le titre La Grève, éd. Belles Lettres, 2011] serait fière.

Une telle techno-autocratie serait bien plus susceptible de servir les intérêts d’une élite relativement restreinte que d’aider de quelque manière que ce soit l’Américain moyen. De la quête de Peter Thiel pour trouver un moyen de vivre éternellement au désir d’Elon Musk de permettre la colonisation massive de l’espace, il n’est pas du tout certain que, même si ces objectifs pouvaient être atteints, ils seraient accessibles à tous. Il est plus probable que ces «avantages» soient réservés à l’espèce d’êtres supérieurs que les techno-militaristes se considèrent être.

La bataille ultime entre les cinq grands et les entreprises technologiques émergentes?

Pourtant, les techno-militaristes se heurtent à de sérieux obstacles dans leur quête pour atteindre les plus hautes sphères du pouvoir et de l’influence, notamment l’influence persistante des fabricants d’armes traditionnels. Après tout, ils continuent de recevoir la majeure partie des dépenses militaires du Pentagone, en partie grâce à leurs millions de dollars consacrés au lobbying et aux campagnes électorales (voir l’articule d’Open Secrets du 6 février 2025) et à leur capacité à créer des emplois dans presque tous les Etats et districts du pays. Ces outils d’influence donnent aux cinq grands une assise et une influence bien plus importantes que les nouvelles entreprises technologiques au sein du Congrès. Ces grandes entreprises traditionnelles exercent également une influence la politique gouvernementale en finançant des groupes de réflexion bellicistes qui contribuent à élaborer les politiques gouvernementales visant à réglementer leur conduite, et bien plus encore.

Bien sûr, une façon d’éviter une dispute définive entre les cinq grands et les entreprises technologiques émergentes serait de leur fournir à tous deux des financements importants, mais cela nécessiterait un budget du Pentagone qui dépasserait largement les 1000 milliards de dollars actuels. Il existe bien sûr certains projets qui pourraient profiter aux deux factions, allant du programme de défense antimissile Golden Dome, cher à Donald Trump, qui pourrait intégrer du matériel des cinq grands et des logiciels des entreprises technologiques émergentes, au nouveau programme d’avion de combat F-47 de Boeing [Trump est le 47e président des Etats-Unis!], qui prévoit des «escorteurs» sans pilote susceptibles d’être produits par Anduril ou une autre entreprise de technologie militaire. La question de l’affrontement ou de la coopération entre la nouvelle et l’ancienne garde dans le secteur militaire reste donc en suspens à ce jour. Si les entreprises rivales finissent par retourner leurs ressources de lobbying les unes contre les autres et s’attaquent mutuellement, cela pourrait affaiblir leur emprise sur le pays et peut-être révéler des informations utiles qui pourraient saper l’autorité et la crédibilité des deux camps.

Mais une chose est sûre: aucun des deux secteurs n’a à cœur les intérêts du citoyen lambda, nous devons donc nous préparer à riposter, quelle que soit l’issue de leur bataille.

Alors, que pouvons-nous faire pour éviter le scénario cauchemardesque d’un monde dirigé par Peter Thiel, Elon Musk et leur équipe? Tout d’abord, nous aurons besoin d’une population «alerte et informée», comme l’avait souligné Dwight D. Eisenhower il y a si longtemps, seul antidote à une société de plus en plus militarisée. Cela impliquerait des efforts concertés de la part de la population et du gouvernement (qui devrait bien sûr être dirigé par quelqu’un d’autre que Donald J. Trump, ce qui est déjà un projet en soi!).

A l’heure actuelle, le secteur technologique est en effet de plus en plus ancré dans l’administration Trump, et ce dernier doit une fière chandelle à plusieurs de ses membres pour l’avoir aidé à remporter les élections de 2024. Malgré sa brouille très publique et amère avec son collègue narcissique Elon Musk, l’influence du secteur technologique au sein de son administration reste très forte, à commencer par le vice-président J.D. Vance, qui doit sa carrière et son emploi au parrainage et au soutien financier du militariste de la Silicon Valley Peter Thiel. Et n’oublions pas qu’une cohorte importante d’anciens employés de Palantir et d’Anduril ont déjà obtenu des postes clés dans cette administration.

Pour contrebalancer ces militaristes new age, un effort sociétal à grande échelle sera nécessaire, impliquant des éducateurs, des scientifiques et des techniciens, le mouvement syndical, des chefs d’entreprise non issus du secteur technologique et les militants de tous bords. Les travailleurs et travailleuses de la Silicon Valley ont en effet organisé plusieurs manifestations contre la militarisation de leur travail avant d’être repoussés. Aujourd’hui, une nouvelle vague de militantisme de ce type est plus que jamais nécessaire.

Tout comme bon nombre des scientifiques qui ont contribué à la construction de la bombe atomique ont passé leur vie après Hiroshima et Nagasaki à tenter de limiter ou d’abolir les armes nucléaires, une cohorte de scientifiques et d’ingénieurs du secteur technologique doit jouer un rôle de premier plan dans l’élaboration de garde-fous visant à limiter les utilisations militaires des technologies qu’ils ont contribué à développer. Parallèlement, le mouvement étudiant contre l’utilisation des armes états-uniennes à Gaza a commencé à élargir ses horizons pour cibler la militarisation des universités en général. En outre, les écologistes doivent redoubler leurs critiques à l’égard des énormes besoins énergétiques nécessaires pour alimenter l’IA et la cryptographie, tandis que les dirigeants syndicaux doivent prendre conscience des conséquences de la destruction d’emplois par l’IA dans les secteurs militaire et civil. Et tout cela doit se faire dans un contexte de maîtrise technologique bien plus grande, y compris parmi les membres du Congrès et les fonctionnaires chargés de réglementer les fournisseurs de nouvelles technologies militaires.

Bien sûr, rien de tout cela n’est susceptible de se produire, sauf dans le contexte d’une renaissance de la démocratie et d’un effort déterminé pour tenir les promesses rhétoriques non tenues qui sous-tendent le mythe du rêve américain. Et en parlant de contexte, en voici un que toute personne qui se prépare à protester contre la militarisation croissante de cette société devrait prendre en compte: contrairement à ce que croient de nombreuses personnalités influentes, du Pentagone à Wall Street en passant par Main Street, le sommet de la puissance militaire et économique américaine est bel et bien passé, et il ne reviendra jamais. La seule voie rationnelle consiste à élaborer des politiques qui maintiennent l’influence états-unienne dans un monde où le pouvoir a été décentralisé et où la coopération est plus essentielle que jamais.

Une telle vision est bien sûr à l’opposé de l’approche grandiloquente et intimidante de l’administration Trump qui, si elle persiste, ne fera qu’accélérer le déclin des Etats-Unis. Dans ce contexte, la question clé est de savoir si les dommages généralisés inhérents au nouveau projet de loi budgétaire – qui ne fera qu’enrichir davantage le Pentagone et les grandes entreprises d’armement, tout en frappant le reste d’entre nous, quel que soit notre bord politique – pourraient susciter un nouvel élan d’engagement public et un véritable débat sur le type de monde dans lequel nous voulons vivre et sur la manière dont ce pays pourrait jouer un rôle constructif (plutôt que destructeur) pour y parvenir. (Article publié sur le site Tom Dispatch le 27 juillet 2025; traduction rédaction A l’Encontre)

William D. Hartung est chercheur senior au Quincy Institute for Responsible Statecraft et coauteur, avec Ben Freeman, de The Trillion Dollar War Machine: How Runaway Military Spending Drives America into Foreign Wars and Bankrupts Us at Home (à paraître chez Bold Type Books).

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[1] Elon Musk, par le biais de sa société xAI a obtenu mi-juillet, avec d’autres sociétés tel que Anthropic, Google et OpenAI, un énorme contrat avec le Ministère de la défense des Etats-Unis. Anouch Seydtaghia, dans Le Temps du 27 juillet, écrit que selon Washington: «ces contrats permettront à la Défense de développer des flux de travail basés sur l’«IA agentielle» (soit des systèmes capables d’agir de manière autonome, de prendre des décisions et d’apprendre continuellement de leurs expériences) et de les utiliser pour relever les défis critiques en matière de sécurité nationale. «L’adoption de l’IA transforme la capacité du département à soutenir nos combattants et à maintenir un avantage stratégique sur nos adversaires», a déclaré un haut responsable.» (Réd.)

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