Etats-Unis. «Réhabiliter Rumsfeld, effacer l’empire»: sur ces crimes de guerre en Irak

Par Anthony DiMaggio

La mort de l’ancien secrétaire à la Défense de l’administration Bush, Donald Rumsfeld, a été accompagnée par de nombreuses excuses pour les crimes d’Etat auxquelles nous devions nous attendre de la part des adorateurs du militarisme étatsunien. Cela inclut celles émanant de l’élite des journalistes. Le New York Times en offre l’exemple le plus évident. Le portrait du journal consacré à la vie de Rumsfeld indique qu’«il était largement considéré» comme «le secrétaire à la Défense le plus puissant depuis Robert S. McNamara pendant la guerre du Vietnam». Le quotidien évalue la gestion par Rumsfeld de la guerre en Irak. Il la juge comme suit (30 juin 2021):

«Une guerre coûteuse et source de divisions qui a fini par détruire sa vie politique et a survécu à son mandat durant plusieurs années. Mais contrairement à McNamara, qui a fait son mea culpa dans un documentaire de 2003, The Fog of War, Rumsfeld n’a reconnu aucune faute grave et a prévenu, lors d’un discours d’adieu au Pentagone, que quitter l’Irak serait une terrible erreur, même si la guerre, comme le pays l’a appris, était basée sur une fausse prémisse – que Saddam Hussein, le dirigeant irakien, avait caché des armes de destruction massive.»

«Coûteux.» «Divisions.» «Défaillances». «Erreur.» «Basé sur une fausse prémisse.» Ce sont des qualificatifs spécifiques que le New York Times, lui-même, a utilisés pour décrire la guerre en Irak. Il aurait pu utiliser d’autres qualificatifs qui auraient été bien plus critiques à l’égard de ce que les Etats-Unis ont fait. Des mots comme: Illégale. Crime de guerre. Tromperie. Mensonges. Immoral. Meurtre de masse. Ce sont des mots forts. Je vais expliciter les termes utilisés ci-dessus pour ceux qui n’ont pas vécu les années troublantes de cette guerre en tant qu’adultes, ou qui l’ont vécue, mais dont les souvenirs commencent à s’estomper, ou qui n’ont jamais porté une attention à cette époque.

Illégale, et un crime de guerre

L’invasion américaine de l’Irak a représenté l’un des pires crimes de guerre du siècle dernier. Il s’agissait d’une violation flagrante de la Charte des Nations unies, qui interdit le recours à la force à moins d’y être autorisé par le Conseil de sécurité (article 48), ou lorsqu’un pays recourt à la force en cas de légitime défense contre une attaque en cours (article 51). Les Etats-Unis ne pouvaient prétendre ni à l’un ni à l’autre dans le cas de l’Irak. Ce qui signifie que leur invasion constituait une violation flagrante non seulement de la Charte des Nations unies, mais aussi des principes de la Charte du Tribunal de Nuremberg, créée par les Nations unies pour punir les responsables du parti nazi pour leurs crimes d’agression pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces crimes incluaient: 1° «la planification, la préparation, le déclenchement ou la conduite d’une guerre d’agression ou d’une guerre en violation des traités, accords ou assurances internationaux» ou 2° «la participation à un plan commun ou à une conspiration pour l’accomplissement de l’un des actes mentionnés» au point 1° ci-dessus. Il est clair que les actions des Etats-Unis en Irak constituent une violation des principes de Nuremberg, étant donné qu’elles ont été planifiées, préparées, initiées et menées par une puissance hostile contre un pays qui n’était pas engagé dans des activités belligérantes envers les Etats-Unis, et que les actes des Etats-Unis ont été conduits en violation des principes explicites énoncés dans les traités et accords internationaux auxquels les Etats-Unis étaient liés (l’ONU et la Charte de l’ONU).

Tromperie, mensonges

Il est beaucoup plus agréable pour les flagorneurs du pouvoir d’utiliser des euphémismes comme «basé sur une fausse prémisse» que de faire face à la dure réalité: les présidents et leurs administrations mentent tout simplement pour poursuivre des guerres criminelles. Il y avait deux types de mensonges que l’administration Bush a utilisés à propos de l’Irak: les mensonges flagrants, et les sortes de mensonges qui existaient dans une zone grise de déni plausible, zone dans laquelle la rhétorique publique ne correspondait pas du tout à ce qui était dit en privé.

Pour le premier volet, ce qui relève des mensonges flagrants. L’administration a prétendu que l’Irak pourrait fournir des armes ou des technologies nucléaires à des terroristes, projetant dans l’esprit du public la crainte d’une menace qui ferait passer le 11 septembre pour une affaire de seconde zone. Cette propagande était en contradiction flagrante avec les informations fournies à l’administration par de nombreux experts internationaux et nationaux en armement et en lutte contre le terrorisme. Une enquête sur l’affirmation de l’administration Bush selon laquelle l’Irak tentait de se procurer de l’uranium au Niger a été très publiquement démentie. L’Agence internationale de l’énergie atomique a également conclu qu’étaient fausses les affirmations selon lesquelles l’Irak disposait de tubes d’aluminium permettant d’enrichir de l’uranium à un niveau de qualité militaire.

L’administration était au courant de tout cela. Elle a sciemment ignoré toutes ces évaluations lorsqu’elle a menti au public au sujet d’une alliance irako-terroriste.

En outre, le propre conseiller de l’administration Bush en matière de lutte contre le terrorisme, Richard Clarke, a explicitement informé l’ancien président Bush à de nombreuses reprises qu’il n’existait aucune preuve d’une quelconque collaboration ou connexion entre le régime de Saddam Hussein et Al-Qaida. Pour parler crûment, l’administration a menti comme un arracheur de dents au sujet d’un lien entre l’Irak et le terrorisme.

Il est également bien documenté que Rumsfeld a été directement impliqué dans la deuxième forme de tromperie – des mensonges de type zone grise et déni plausible dans lesquels la rhétorique publique de l’administration Bush contredisait clairement les discussions privées sur l’Irak. Tout cela est clairement illustré dans un rapport du journaliste d’investigation John Walcott, datant de janvier 2016 et publié dans Politico, rapport intitulé «Ce que Donald Rumsfeld savait que nous ne savions pas sur l’Irak». Le rapport explore les détails d’un rapport anciennement classifié du chef d’Etat-Major des armées des Etats-Unis que Rumsfeld avait envoyé au général de l’armée de l’air Richard Myers, conjointement à une note où l’on pouvait lire «Veuillez jeter un œil à ce matériel quant à ce que nous ne savons pas sur les ADM» (Armes de destruction massive) en Irak.

Et il y avait beaucoup de choses que l’administration ne savait tout simplement pas. En ce qui concerne les prétendues ADM de l’Irak, le rapport évalue que «nous avons eu du mal à estimer les inconnues… Notre connaissance des divers aspects de leur programme varie de 0 à 75%.»

Une incertitude similaire a imprégné les évaluations du programme nucléaire présumé (en réalité inexistant) de l’Irak, dont le rapport dit: «Notre connaissance du programme d’armes (nucléaires) irakien repose en grande partie – peut-être à 90% – sur l’analyse de renseignements imprécis.» Plus généralement, le rapport admettait ce qui suit au sujet de la compréhension des prétendues ADM de l’Irak – là encore des ADM qui n’existaient pas: «Nos évaluations [des programmes nucléaires, chimiques et biologiques irakiens] reposent largement sur des hypothèses analytiques et un jugement plutôt que sur des preuves tangibles. Les preuves sont particulièrement rares en ce qui concerne les armes nucléaires irakiennes.»

En public, les affirmations de l’administration Bush étaient d’une nature très différente. L’ancien vice-président Dick Cheney a affirmé que «beaucoup d’entre nous sont convaincus que Saddam Hussein va acquérir des armes nucléaires assez rapidement». Bush affirmait définitivement que l’Irak «possède et produit des armes chimiques et biologiques» – «il cherche à se doter d’armes nucléaires». Et «il a donné refuge et soutien au terrorisme, et pratique la terreur contre son propre peuple». Ces mensonges étaient contredits par l’incertitude que l’administration a exprimée à huis clos, dans des conversations privées auxquelles le public n’a pas eu accès.

Immorale, et meurtre de masse

Les retombées meurtrières de la guerre criminelle en Irak sont difficiles à méconnaître, à moins d’une ignorance délibérée. La conclusion qu’il s’agissait d’un meurtre de masse entretenu était évidente depuis longtemps; de nombreuses enquêtes réalisées au cours des années 2000 montraient que le nombre de morts s’accumulait rapidement, des centaines de milliers de civils irakiens étant assassinés dans une guerre civile qui s’intensifiait rapidement. Cette guerre civile a éclaté à cause des Etats-Unis qui n’ont cessé d’affaiblir le pays par le biais d’un régime de sanctions imposé par les Nations unies durant les années 1990 et au début des années 2000, puis de l’invasion, dans la foulée de laquelle les Etats-Unis ont dissous les institutions de base de l’Etat irakien, notamment son gouvernement, son armée, sa police et d’autres infrastructures. Ces actions ont conduit à un Etat failli au plus haut point, l’Irak ayant sombré dans l’anarchie, le chaos et la folie: les forces ethniques rivales et des milices étant intervenues pour combler le vide du pouvoir. L’effondrement de l’Irak a entraîné un conflit massif et un nettoyage ethnique entre ces factions, notamment les chiites, les sunnites et les Kurdes du pays. Ce conflit, ainsi que toute la violence des Irakiens luttant contre les occupants illégaux étatsuniens, a entraîné des morts et des destructions considérables. On estime qu’il y a eu plus d’un million de morts.

Les Américains reconnaissent de plus en plus que cette guerre est fondamentalement mauvaise et immorale, comme l’ont montré les sondages à l’échelle nationale tout au long des années 2000 et au début des années 2010. Comme l’ont montré les sondages CNN-ORC, alors que 47% des Américains étaient d’accord pour dire que «l’action des Etats-Unis en Irak» n’était «pas» «moralement justifiée» en 2006, ce chiffre était passé à 54% en 2007. Il est resté supérieur à la moitié au début des années 2010, comme l’ont révélé les sondages de 2011 et 2013.

Comme le démontre ma propre analyse statistique de ces données [Selling War, Selling Hope, State University of New York Press, 2015], le sentiment public que la guerre n’était pas moralement justifiée était une variable explicative nettement plus forte de l’opposition globale à la guerre et du soutien au retrait des troupes étatsuniennes, comparée à d’autres facteurs tels que les sentiments portant sur la réussite ou l’échec des Etats-Unis dans la guerre, les sentiments sur les progrès réalisés par les Etats-Unis, les attitudes quant à la réussite de la guerre (rétrospectivement, une fois celle-ci terminée), l’idéologie déclarée par les individus (conservatrice ou progressiste) ou le parti politique (démocrate ou républicain).

Près de vingt ans après l’invasion par les Etats-Unis de l’Irak, il est beaucoup plus réconfortant de continuer à soigner les récits de l’establishment sur la guerre qui la présente comme un échec ou un effort bâclé – une erreur coûteuse du passé.

Il est plus difficile de faire face à des réalités plus dures, à savoir que la guerre a été l’un des pires crimes de guerre des temps modernes, qu’elle a donné lieu à des meurtres de masse d’un niveau comparable aux pires génocides de l’histoire, et qu’elle a été menée par un groupe de dirigeants qui se sont livrés à une tromperie, une fraude et une manipulation conscientes, manipulant impitoyablement le grand public dans la poursuite d’une guerre criminelle qui a fini par être largement perçue par le grand public comme fondamentalement mauvaise et immorale.

La guerre en Irak n’est peut-être plus qu’un souvenir, mais cela ne signifie pas que nous devions permettre à la propagande des puissants de pervertir la façon dont nous nous souvenons de ces événements historiques cruciaux.

Le décès de Rumsfeld ne doit pas être l’occasion de balayer sous le tapis les crimes passés des Etats-Unis, mais de les regarder en face, sans illusions. Nous le devons au peuple irakien. (Article publié sur le site Counterpunch, le 2 juillet 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Anthony DiMaggio est professeur associé de sciences politiques à l’Université Lehigh. Il est l’auteur de neuf ouvrages, dont les plus récents sont les suivants: Political Power in America (SUNY Press, 2019), Rebellion in America (Routledge, 2020), et Unequal America (Routledge, 2021).

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