À l’approche de l’automne et de l’hiver, les prévisions alarmantes des experts en santé publique concernant le Covid-19 se sont malheureusement révélées trop justes. Le 27 octobre, 74 379 personnes supplémentaires étaient infectées aux États-Unis; moins d’un mois et demi plus tard, le 9 décembre, ce nombre quotidien avait grimpé à 218 677, alors que le total pour 2020 vient de dépasser les 15 millions [plus de 17 millions le 17 décembre, selon les chiffres du New York Times], un nombre qu’aucun autre pays, pas même l’Inde, qui a une population quatre fois supérieure à celle des États-Unis, n’a dépassé [quelque 10 millions déclarés, sans tenir compte de la possible sous-évaluation].
Et maintenant, il semble que la troisième vague du virus soit arrivée. Fin octobre encore, le Dr Anthony Fauci, le principal expert en maladies infectieuses du pays, a averti que «nous allons avoir beaucoup de mal» et que le nombre d’infections pourrait atteindre 100 000 par jour [The Washington Post, le 1er novembre 2020]. Il se trouve qu’il était très optimiste. Un peu plus d’un mois plus tard, ils étaient plus de deux fois plus nombreux. Est-il possible, cependant, que la flambée actuelle soit due en partie à l’augmentation des tests, comme le président Trump et d’autres l’ont régulièrement affirmé? Voici le problème. Même si cette théorie était vraie, elle ne peut pas expliquer l’escalade du nombre de décès, qui dépasse aujourd’hui les 300 000 [307 638 le 17 décembre, selon le NYT] et pourrait atteindre 450 000 d’ici février, selon Robert Redfield, le directeur des Centres de contrôle et de prévention des maladies [déclaration du 2 décembre, US News and World Report]. Cette explication par les tests ne peut pas non plus expliquer les hospitalisations quotidiennes de Covid-19, dont la première série a culminé à 59 712 le 23 juillet, puis a chuté assez régulièrement pour atteindre un minimum de 28 606 le 20 septembre, et s’est remise sur une pente ascendante pour atteindre 106 671 le 9 décembre [113 000 le 16 décembre].
Bien que de telles statistiques devraient nous aider à saisir l’ampleur de la crise de santé publique actuelle, elles ne révèlent pas les effets dévastateurs qu’elle a eus sur la vie de millions d’Américains, même ceux qui ont réussi à échapper au virus ou qui n’ont pas vu leurs amis ou leur famille tomber malades ou mourir des suites du Covid-19. La pandémie a été particulièrement dure pour ceux qui sont «en première ligne»: médecins, infirmières et autres travailleurs et travailleuses hospitaliers qui ressentent la fatigue du combat et le désespoir alors qu’ils sont assiégés par la souffrance et la mort, rappel viscéral de leur propre vulnérabilité.
Dans la société en général, les précautions – confinement, distanciation sociale, limitation des rassemblements festifs – nécessaires pour tenir Covid-19 à distance ont accru la solitude et l’isolement social. Contrairement aux attentes initiales, les rapports sur les abus et la violence au sein des familles n’ont pas vraiment augmenté, mais les experts suggèrent que cela pourrait être dû au fait que les victimes, confinées chez elles aux côtés de leurs bourreaux, ont plus de mal à chercher de l’aide et craignent de signaler ce qui leur arrive. Quant aux enfants, les enseignants ne voient plus leurs élèves en personne aussi régulièrement et sont donc moins à même de repérer les signes avant-coureurs typiques de la maltraitance.
Heureusement, la pandémie n’a pas encore fait augmenter le taux de suicide déjà alarmant de ce pays, mais on ne peut pas en dire autant des niveaux de stress et de dépression, qui ont tous deux augmenté de façon notable. Les fermetures d’écoles et le passage à l’apprentissage en ligne ont forcé les parents, en particulier les femmes, à se démener pour faire garder leurs enfants et à travailler moins, alors que nombre d’entre elles arrivaient à peine à s’en sortir en travaillant à plein temps, ou à cesser complètement de travailler, ce qui constitue souvent une véritable catastrophe dans les familles pauvres.
Il n’est pas surprenant que les personnes licenciées ou dont les heures de travail ont été réduites aient pris du retard dans le paiement de leur hypothèque et de leur loyer. Bien que divers moratoires fédéraux et étatiques concernant ces paiements, ainsi que les expulsions et les saisies de logements, aient été promulgués, ces protections finiront par prendre fin. Et les moratoires n’annulent pas l’obligation des locataires ou des propriétaires de régler leurs dettes avec leurs banquiers et leurs propriétaires à un moment donné (ce qui, pour de nombreux Américains, pourrait s’avérer impossible en fin de compte).
L’alimentation et la pandémie
Outre la maladie et la mort qu’il provoque, la conséquence la plus poignante du Covid-19 a peut-être été la façon dont il a accru ce qu’on appelle «l’insécurité alimentaire» dans l’ensemble des États-Unis. Cette expression maladroite ne fait pas référence à la pénurie alimentaire chronique et à la sous-alimentation, qui touchent plus de 800 millions de personnes dans les pays pauvres, mais plutôt à la perturbation des habitudes de consommation alimentaire typiques des gens. Le ministère américain de l’Agriculture (USDA) fait la distinction entre ce qu’il appelle la faible sécurité alimentaire («qualité, variabilité ou désirabilité réduite du régime alimentaire») et la version très faible de celle-ci («indications multiples de perturbation des habitudes alimentaires et de réduction de la consommation alimentaire»).
Des enquêtes menées par l’USDA et le Census Bureau (Bureau du recensement) montrent que les deux variantes ont fortement augmenté pendant la pandémie. Juste avant que le coronavirus ne frappe, 35 millions d’habitants des Etats-Unis, dont 11 millions d’enfants, ont connu l’insécurité alimentaire, le chiffre le plus bas depuis deux décennies. Cette année, ces chiffres devraient atteindre respectivement 54 millions et 18 millions. En 2018, 4% des adultes ont déclaré qu’au moins certains membres de leur famille n’avaient pas assez à manger. En juillet 2020, ce chiffre avait atteint 11%, selon une étude du Food Research and Action Center de l’Université Northwestern. Il ne fera qu’augmenter à mesure que la pandémie s’aggravera.
Les suppléments de revenu prévus par la loi CARES [The Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security, du 27 mars 2020] d’un total de 2,2 billions de dollars que le Congrès a adoptée en mars en réponse aux problèmes économiques créés par Covid-19, – ainsi que les augmentations du programme nutritionnel supplémentaire du gouvernement (SNAP- programme de coupons alimentaires) et la prestation transférée sur des cartes de crédit en cas de pandémie (P-EBT) qui aide les parents dont les enfants ne reçoivent plus de repas scolaires gratuits ou subventionnés – ont fait la différence. Mais tout cela n’est pas assez pour compenser la perte ou la réduction des revenus, la perte de logement et les autres catastrophes du moment. Et malheureusement, toute suite donnée à la loi CARES, en supposant que le Congrès parvienne à une sorte d’accord sur son contenu avant l’expiration de la législation actuelle fin décembre, sera presque certainement beaucoup moins généreuse que la loi originale. Les augmentations du SNAP excluaient déjà les 7 millions de ménages les plus pauvres qui recevaient alors le montant maximum; les nouvelles augmentations actuellement en discussion au Congrès ajouteraient moins d’un dollar [80 cents] à l’allocation journalière maximale d’une famille de quatre personnes. Le P-EBT a expiré dans la plupart des États à la fin du mois de septembre, dans certains dès le mois de juillet.
Cette insécurité alimentaire est «montée en flèche», comme le dit le Center for Budget and Policy Priorities, pendant la pandémie, malgré l’aide du gouvernement, ce qui ne devrait pas surprendre. Des millions de personnes ont perdu leur emploi. Certains ont vu leurs revenus diminuer en raison de congés, de réductions de salaires, de gels ou de réduction des heures de travail. D’autres ont cherché du travail en vain et ont finalement abandonné (mais ne sont pas inclus dans les statistiques officielles du chômage). Des millions d’adultes ont des enfants qui ne reçoivent plus de repas gratuits ou subventionnés à cause du passage, en tout ou en partie, à l’enseignement en ligne. Pire encore, les licenciements, les mises à pied et les réductions de salaires provoqués par la pandémie ont réduit les revenus, et donc le pouvoir d’achat des consommateurs, alors que le prix des denrées alimentaires, notamment de la viande, du poisson et des œufs, n’a fait qu’augmenter. Les prix de ces biens ont également augmenté pour d’autres raisons. La pandémie a perturbé les réseaux d’approvisionnement, nationaux et internationaux. Les consommateurs méfiants, anticipant les pénuries ou cherchant à réduire leurs déplacements vers les points de vente pour éviter d’être infectés par le Covid-19, ont également eu recours à l’achat panique et à la constitution de stocks de nourriture et d’autres produits de première nécessité.
Qui vous êtes et où vous vivez est le plus important
Bien sûr, tout le monde n’a pas été frappé avec la même force par la hausse des prix des denrées alimentaires. Les Américains qui se trouvent en haut de l’échelle – pas tout en haut! – des revenus peuvent absorber ces coûts supplémentaires assez facilement et, en tout cas, consacrer une part nettement plus faible de leurs revenus à l’alimentation. Selon l’USDA, les adultes dont les revenus se situent dans le quintile supérieur de la société ont dépensé 8% de leurs revenus en nourriture l’année dernière; pour le quintile inférieur, ce chiffre était de 36%. Le premier groupe a évidemment beaucoup plus d’argent disponible pour faire des provisions que le quintile inférieur, et beaucoup d’entre eux sont également devenus chômeurs ou ont vu leur salaire diminuer depuis le début de la pandémie. En mars, par exemple, 39% des personnes gagnant moins de 40 000 dollars annuels avaient déjà perdu leur emploi ou vu leur salaire diminuer [Reuters, 14 mai 2020], mais seulement 13% de celles qui gagnaient 100 000 dollars ou plus, et cet écart s’est maintenu à l’automne.
Il n’est donc pas surprenant que plus le nombre de personnes touchées par la récession induite par le Covid-19 était élevé, plus ces personnes risquaient de connaître l’insécurité alimentaire, raison pour laquelle les statistiques globales sur le phénomène et les autres problèmes de société imputables à la pandémie peuvent être trompeuses. Elles tendent à masquer la réalité, à savoir que ses effets ont été ressentis principalement par les plus vulnérables, alors que les autres ont été touchés beaucoup plus légèrement, voire pas du tout.
Les variations sont dues à l’origine ethnique et à la localisation ainsi qu’au niveau de revenu (et ces trois facteurs sont généralement étroitement liés). Un rapport de l’USDA a classé 19% des ménages noirs et 16% des ménages hispaniques en situation d’insécurité alimentaire en 2019, contre 8% pour leurs homologues blancs. Cet été, l’insécurité alimentaire a augmenté de manière significative, touchant 36% des ménages noirs, 32% des ménages hispaniques et 18% des ménages blancs. Si la pandémie a certainement aggravé la situation, les Afro-Américains avaient le taux le plus élevé parmi ces trois groupes, avant même qu’elle ne commence. Cela était particulièrement vrai dans les comtés – les États-Unis en comptent plus de 3000 – où ils étaient majoritaires. En 2016, ces comtés ne représentaient que 3% du total national, mais 96% d’entre eux connaissaient une «forte insécurité alimentaire», selon la définition du ministère de l’Agriculture, ainsi qu’un taux de pauvreté plus de deux fois supérieur à la moyenne nationale (12,7% cette année-là).
Les Amérindiens ont cependant connu le pire, car beaucoup de leurs familles n’ont pas accès à l’eau courante et aux sanitaires (58 pour 1000 ménages contre 3 pour 1000 pour les Blancs). Près de 75% des Amérindiens doivent parcourir plus d’un kilomètre pour atteindre un supermarché, contre 40% de l’ensemble de la population, et la perturbation des chaînes d’approvisionnement n’a fait que diminuer davantage leur sécurité alimentaire par rapport aux autres communautés ethniques. Même avant la pandémie, les comtés dans lesquels ils (ou les indigènes de l’Alaska) constituaient une majorité étaient parmi ceux où le niveau d’insécurité alimentaire était le plus élevé. Ce n’est pas un hasard si, en 2016, le taux de pauvreté dans près de 70% des comtés à majorité amérindienne s’élevait en moyenne à 37%.
En d’autres termes, si tous les groupes sociaux ont souffert en cette année de pandémie, l’origine ethnique [le terme race est utilisé aux Etats-Unis à ce propos] compte – beaucoup – lorsqu’il s’agit du degré de souffrance.
Le revenu aussi. Dans l’Amérique frappée par le coronavirus, seul 1% des adultes ayant un revenu annuel supérieur à 100 000 dollars, interrogés par le Bureau du recensement cet été, ont répondu que, la semaine précédente, leur ménage «n’avait parfois ou souvent pas assez à manger». À titre de comparaison, 16% des personnes gagnant entre 25 000 et 35 000 dollars et 28% de celles qui gagnent moins de 25 000 dollars.
Enfin, l’insécurité alimentaire durant la pandémie a également varié en fonction du lieu. Dix États (et le district de Columbia-Washington) ont enregistré les taux les plus élevés, allant du Mississippi (33,5%), qui se situait au sommet de ce groupe, à l’Alabama (27%), qui avait le taux le plus bas. Entre les deux, par ordre décroissant, se trouvaient Washington, le Nevada, la Louisiane, New York, le Nouveau-Mexique, la Floride, le Tennessee et la Caroline du Nord.
Banques alimentaires et «pantries» en première ligne
L’autre jour, un ami proche m’a décrit la scène quotidienne d’un centre de distribution alimentaire dans le quartier de Harlem à New York. Bien avant que les camions chargés de nourriture n’arrivent tôt le matin, a-t-il dit, les files d’attente avaient déjà commencé à se former, des centaines de personnes attendant patiemment dans une file qui faisait le tour du quartier. Et ce n’est qu’un des nombreux quartiers de New York où cela est trop typique de nos jours. Dans le Queens, par exemple, un «food pantry» [centre de distribution géré le plus souvent par des Eglises et des associations locales] est régulièrement confronté à une demande si forte que les files d’attente peuvent s’étendre sur huit blocs. Essayez d’imaginer ce que doit être le temps d’attente. Au total, 1,5 million de personnes dans la ville de New York, incapables d’acheter les produits alimentaires dont elles ont besoin, dépendent des «pantries», et New York est tout sauf un cas inhabituel. Les photographies abondent de voitures alignées par centaines, voire par milliers, dans les banques alimentaires des grandes villes du pays [voir l’article publié sur ce site le 1er décembre 2020].
Feeding America, une organisation à but non lucratif qui soutient 200 centres de stockage de nourriture et 60 000 pantries dans tout le pays, rapporte que les banques alimentaires du pays ont fourni l’équivalent de plus de 4,2 milliards de repas depuis mars, soit une augmentation de 50% par rapport à l’année dernière et que 40% des personnes qui se rendent dans ces centres de distribution y viennent pour la première fois. Une enquête menée par Consumer Reports auprès des acheteurs de produits alimentaires a révélé que près d’un cinquième d’entre eux s’étaient tournés vers un tel centre depuis le début de la pandémie (dont la moitié n’avait pas du tout sollicité cette aide en 2019). En mars, avant que la première vague de Covid-19 ne commence à atteindre son apogée, 18 millions d’Américains utilisaient déjà un centre de distribution; en août, ce nombre était passé à 22 millions, même si 6,2 millions de personnes supplémentaires avaient bénéficié du SNAP (le programme de coupons alimentaires en langage courant) entre mars et mai seulement. Début juillet, 37,4 millions de personnes s’étaient inscrites au SNAP, contre 35,7 millions pour l’ensemble de l’année dernière.
Il n’est donc pas étonnant que les banques alimentaires, confrontées à un tsunami de la demande, aient eu du mal à rester approvisionnées en raison de la hausse des prix, des pénuries, de la réduction des dons des grandes chaînes de supermarchés et de la perturbation des chaînes d’approvisionnement. Il leur est également devenu encore plus difficile de réunir les fonds dont elles ont besoin pour fonctionner. Ils sont nombreux à avoir cédé sous la pression et beaucoup ont été contraints de fermer leurs portes. Des «pantries» ont également eu du mal à rassembler des bénévoles, en partie parce que les personnes âgées, particulièrement vulnérables au virus, constituaient un segment important de ces aides bénévoles. Il n’est donc pas surprenant que les banques alimentaires et les «pantries» se soient démenés pour fonctionner ou simplement survivre au cours de ces mois, tout en devant également mettre en œuvre un ensemble de mesures de sécurité lourdes et coûteuses pour maintenir les bénévoles, le personnel et les «clients» à l’abri de l’infection.
Malgré leur rôle héroïque, ces banques alimentaires et ces «pantries» sont l’équivalent du proverbial «moindre mal». Pour que l’insécurité alimentaire et la faim induites par la pandémie du Covid-19 diminuent de manière significative, la troisième vague d’infections devra s’apaiser et le Congrès devra proposer une aide plus efficace. La récente proposition de l’administration Trump, bénie par le leader de la majorité républicaine au Sénat Mitch McConnell, de fournir un chèque unique de 600 dollars à tous les adultes (qu’ils soient au chômage ou non) ne l’est certainement pas. Dans le même temps, les vaccins devront être produits en quantité suffisante et distribués rapidement. (Nous sommes loin d’être effectivement prêts sur ce front.) Tout cela dans un pays où un nombre impressionnant de personnes se montrent réticentes à la vaccination – dans un sondage réalisé en décembre, seuls 63% des habitants des Etats-Unis ont déclaré qu’ils seraient prêts à se faire vacciner contre le Covid-19 – et sont également attirées par les théories complotistes dont l’attrait s’est accru, en partie par le biais des médias sociaux.
Une fois le virus vaincu ou au moins maîtrisé, l’économie pourra être rouverte. Alors, une grande partie des quelque 11 millions de chômeurs actuels auront peut-être une chance de retravailler ou de voir leurs employeurs mettre fin à la réduction des heures de travail et à la diminution des salaires.
Espérons que ces différents astres s’alignent d’ici l’été 2021. Nous pourrons alors revenir à la dite normale d’avant la pandémie, même si cet état de fait était marqué par une pauvreté importante – 34 millions de personnes l’année dernière – et une inégalité croissante. (Article publie sur le site TomDispatch, A regular antidote to the mainstream media, le 15 décembre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
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