Etats-Unis. New Jersey: un salaire minimum de 15 dollars de l’heure… avec de multiples exceptions

Le gouverneur Phil Murphy: «Augmenter le salaire minimum est un élément crucial pour jeter les bases d’une économie robuste et équitable.»

Par Karl Schwartz

Après les huit années de règne de terreur du gouverneur républicain Chris Christie (janvier 2010-janvier 2018), de nombreux habitants du New Jersey espéraient que leur nouveau gouverneur «fièrement progressiste», le démocrate Phil Murphy, allait rapidement mettre en pratique l’une de ses promesses: augmenter le salaire minimum dans l’Etat du New Jersey à 15 dollars de l’heure.

Etant donné que les démocrates contrôlent largement le Sénat et l’Assemblée de l’Etat, du New Jersey, les salarié·e·s de cet Etat avaient toutes les raisons de s’attendre à cette augmentation du salaire minimum, d’autant plus dans un Etat qui a voté de manière déterminée contre le programme anti-salarié·e·s de Trump. Le salaire minimum actuel dans l’Etat est de 8,38 dollars l’heure.

Finalement, après une attente de près d’une année, les démocrates de l’Assemblée ont présenté leur version d’un projet de loi intitulé «Lutte pour 15 dollars». Cependant il n’a pas fallu longtemps avant que la déception ne gagne les militant·e·s, qui ont rapidement perçu à quel point ce projet de loi était en dessous de ce pour quoi les travailleurs et travailleuses de nombreuses industries de cet Etat s’étaient battus.

Au lieu d’augmenter les salaires de plus d’un million de salarié·e·s qui gagnent actuellement un salaire de misère dans le New Jersey en adoptant ce qui est souvent appelé «a clean $15» – soit une augmentation généralisée du salaire minimum à 15 dollars de l’heure –, le projet de loi proposé accorde aux entreprises un très large droit d’exception qui priverait jusqu’à 450’000 travailleurs et travailleuses de l’augmentation proposée. Le New Jersey compte 9 millions d’habitants, dont 4 millions ont un emploi salarié.

Les travailleurs concernés par le projet de loi ne verraient leur salaire atteindre 15 dollars l’heure que d’ici à 2024, ce qui est bien trop lent dans un Etat où le loyer mensuel moyen est de 1366 dollars. En ce qui concerne les travailleurs touchés par «l’exclusion», ils n’atteindraient pas le «clean $15» avant 2029.

Selon Brandon McKoy, un expert en matière de législation relative au salaire minimum: «Quiconque parle d’une mise en œuvre progressive d’une durée de dix ans ne prend pas cela au sérieux.»

Les exclus du «clean $15» seront les salarié·e·s des catégories suivantes: les adolescent·e·s, les travailleurs et travailleuses saisonniers, les travailleurs et travailleuses agricoles et ceux et celles des petites entreprises de moins de 10 employés. Les personnes de ces secteurs sociaux sont déjà parmi les plus exploitées et les plus marginalisées de la population active. En les contraignant à être placés dans une catégorie distincte qui ne bénéficiera que très lentement des augmentations salariales, les démocrates du New Jersey condamnent certains groupes les plus vulnérables à un statut permanent d’emplois sous-payés et donc à la pauvreté.

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Il vaut la peine d’explorer ces quatre catégories de travailleurs exclus et ce que ces exclusions signifieraient pour elles et pour l’Etat du New Jersey dans son ensemble.

Les jeunes travailleurs et travailleuses de moins de 18 ans sont parmi les plus fréquemment concernés par le non-accès à l’augmentation du salaire minimum. Le stéréotype diffusé et entretenu du jeune travailleur est celui d’un enfant de la classe moyenne qui cherche à se faire de l’argent de poche pour sortir avec ses amis en fin de semaine. En réalité, dans un pays où 40% des gens n’ont pas les moyens de payer 400 dollars en cas d’urgence sanitaire, de nombreux jeunes sont appelés à contribuer de manière importante aux besoins élémentaires de leur famille.

Les chercheurs ont constaté que pour les familles qui gagnent moins de 50’000 dollars par an, les travailleurs adolescents contribuent, en moyenne, à hauteur de 9300 dollars par année au budget de leur famille. Les jeunes se sont toujours efforcés d’échapper à la pauvreté, et le coût des études supérieures devenant chaque année plus astronomique, l’argument selon lequel le salaire minimum ne devrait pas s’appliquer aux personnes de moins de 18 ans est encore plus indéfendable.

En plus de la nécessité économique de salaires plus élevés pour les jeunes travailleurs et travailleuses, une exclusion des jeunes aggravera les conditions de travail de la classe laborieuse dans son ensemble. Les employeurs profiteront de cette exclusion pour faire de la discrimination à l’égard des travailleurs adultes qu’ils devront payer 15 dollars de l’heure, et choisiront plutôt d’embaucher des jeunes qui leur coûtent moins cher. Un projet de loi excluant du droit au salaire minimum les personnes de races et de sexes différents ne serait jamais toléré, et le mouvement ouvrier devrait s’opposer au choix d’exclusion des jeunes, tout comme il s’opposerait à ce qu’un quelconque groupe social se voie refuser un salaire égal pour un travail égal.

Le projet de loi proposé serait également la première fois dans l’histoire du New Jersey qu’une exception serait faite pour les ouvriers-ères agricoles, un groupe composé principalement d’immigrants qui sont déjà privés de la rémunération des heures supplémentaires par la loi de l’État.

L’industrie agricole soutient que les exploitations du New Jersey doivent exclure leurs travailleurs de l’augmentation du salaire minimum pour rester concurrentielles. En fait n’importe quelle industrie pourrait faire valoir qu’elle aussi mérite d’être exemptée de cette obligation pour rester compétitive. Mais les travailleurs de l’agriculture constituent une cible facile parce qu’ils sont principalement des immigrants latinos non syndiqués qui occupent des emplois dont les normes établies du travail sont déjà parmi les moins élevées de l’Etat.

Le New Jersey Farm Bureau (NJFB) est un puissant groupe de pression représentant la grande agriculture, tout en prétendant soutenir des agriculteurs familiaux en difficulté. Il a lutté énergiquement contre les congés maladie payés, les augmentations modestes des congés familiaux payés et même contre des augmentations les plus graduelles du salaire minimum. Ed Wengryn, associé de recherche pour la NJFB, a qualifié un salaire minimum de 15 dollars de «menace directe pour l’agriculture», alors même que les ventes agricoles contribuent pour au moins 1 milliard de dollars par année à l’économie du New Jersey.

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Steve Sweeney

La position de Steve Sweeney, le président démocrate du Sénat de l’Etat, est très proche de celle du NJFB et il s’est fait l’ardent défenseur de l’exclusion des travailleurs agricoles du «clean $15». Bien qu’il se vante d’être du côté des travailleurs, M. Sweeney n’a jamais été un ami de ceux-ci et a longtemps affirmé, sans fondement, que le coût de cette augmentation du salaire minimum ne pourrait être accepté par les électeurs que si les travailleurs agricoles en étaient exclus. Les défenseurs des travailleurs et même certains collègues démocrates de Sweeney n’ont pas tardé à souligner le racisme implicite qu’il y a à tenter de monter les électeurs contre les travailleurs agricoles, alors ces derniers sont pour la plupart des personnes de couleur.

Les lobbyistes de la grande industrie sont également à l’origine de l’exemption des petites entreprises de l’augmentation du salaire minimum. La New Jersey Business and Industry Association (NJBIA) est le principal lobby des entreprises du New Jersey, elle élabore des lois anti-travailleurs pour plus de 20’000 petites entreprises dont la plupart font partie de son association.

Même si le sondage interne de la NJBIA auprès de ses membres a révélé que les propriétaires de petites entreprises étaient plus optimistes que jamais quant aux profits qu’ils s’attendent à réaliser en 2019, cette structure s’est farouchement battue contre les augmentations du salaire minimum, en menaçant de licencier les travailleurs et de délocaliser leurs entreprises si on ne leur accordait pas une clause d’exemption. Malheureusement, de nombreux législateurs, dont le président de l’Assemblée démocrate Craig Coughlin, sont prêts à céder à ces menaces.

Le dernier secteur social touché par l’exclusion est celui des travailleurs saisonniers, qui constituent un segment de la main-d’œuvre qui entre et sort souvent de la pauvreté en raison du manque d’emplois permanents stables et bien rémunérés dans l’économie états-unienne.

Comme l’a documenté le sociologue Matthew Desmond, les exigences de travail qui faisaient partie du projet de loi de réforme de l’aide sociale de Bill Clinton en 1996 n’ont pas vraiment permis de sortir les gens de la pauvreté, mais ont plutôt forcé des millions de personnes à occuper des emplois qui les maintiennent dans la pauvreté, et peu de ces emplois ont permis d’accéder à un emploi permanent et stable. De nombreuses études menées depuis la récession de 2008 ont réfuté le mythe selon lequel l’obtention d’un emploi est un moyen de sortir de la pauvreté, justement parce qu’un si grand nombre des emplois créés au cours de la dernière décennie sont des emplois temporaires et saisonniers aux salaires de misère.

Etant donné que l’augmentation du travail saisonnier contribue de manière significative au nombre croissant de travailleurs pauvres, il faudrait se demander pourquoi les dirigeants démocrates du New Jersey veulent exclure du «clean $15» un groupe de travailleurs qui a désespérément besoin de salaires plus élevés.

Il est ridicule de penser que les grandes enseignes ayant des chiffres d’affaires de milliards de dollars comme Apple, Macy’s et Whole Foods, qui emploient tous un grand nombre de travailleurs saisonniers, subiraient la moindre baisse de leurs bénéfices nets si ces derniers n’étaient pas exclus de ce projet de loi. Il est également clair qu’avec les exclusions prévues, les entreprises seront incitées à créer encore davantage d’emplois saisonniers afin d’éviter d’avoir à payer les salaires plus élevés liés à un emploi permanent.

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C’est la raison pour laquelle l’exclusion des travailleurs saisonniers devrait être comprise comme un effort honteux de la part des démocrates pour vider davantage un projet de loi qui devrait profiter aux travailleurs à bas salaires, mais qui est conçu pour servir les intérêts des employeurs.

Il est important de tirer les leçons de cette expérience. Premièrement, les militant·e·s se souviennent peut-être qu’en 2016, le Sénat et l’Assemblée ont adopté un projet de loi de «15 dollars sans exclusion» – mais ils savaient que le gouverneur de l’époque, Chris Christie, y opposerait son veto.

Beaucoup s’attendaient à ce que le même projet de loi soit adopté dès l’élection d’un gouverneur démocrate en novembre 2017 [il a pris son mandat en janvier 2018]. D’autres soupçonnaient que le fait de proposer un tel projet de loi par les démocrates qui allait entraîner un veto du gouverneur républicain avait surtout pour objectif de signaler aux groupes de base du Parti démocrate qu’ils devraient concentrer leur énergie sur l’élection de démocrates pour la prochaine législature plutôt que de se mobiliser sur le terrain des actions directes et des manifestations.

Mais dès qu’un démocrate s’est installé dans la résidence du gouverneur, les principaux démocrates du New Jersey ont cessé de se battre pour une loi même modestement progressiste. Ils ont commencé à chercher l’appui des entreprises et des riches. Ceux qui participent à la lutte pour le mouvement des «clean15 $» doivent donc se rendre compte que la force du mouvement vient de la mobilisation des salarié·e·s eux-mêmes sur les lieux de travail, dans l’ensemble de l’Etat, et non des élus assis dans la capitale du New Jersey Trenton.

Malgré les faiblesses majeures de ce projet de loi, il y a eu de grandes manifestations de solidarité. Les gens qui travaillent dans de nombreuses industries se sont prononcés en faveur des travailleurs agricoles, des adolescents, des employés de petites entreprises et des travailleurs saisonniers qui sont victimes de ce mauvais accord.

Des groupes comme «15 Now NJ» exhortent la population du New Jersey à défendre un projet de loi qui profitera à l’ensemble des salarié·e·s et qui supprimera les exclusions de type raciste.

Nous devons faire pression sur nos élu·e·s pour qu’ils-elles adoptent une véritable loi en faveur des salarié·e·s, mais en même temps nous devons reconnaître que ces batailles seront finalement gagnées en organisant les travailleurs en dehors de la machine politique démocrate et en menant la bataille directement contre les employeurs qui refusent de payer un salaire permettant de vivre. (Article publié sur le site Socialistworker.org, le 21 décembre 2018; traduction A l’Encontre)

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