Par William Rivers Pitt
Avec la nomination d’Amy Coney Barrett à la Cour suprême, Mitch McConnell [président du sénat] et sa cohorte d’alliés conservateurs croient avoir enfin posé la clé de voûte d’un vieux chantier. Entre Amy Coney Barrett qui leur assure une large majorité conservatrice à la Cour suprême – 6 contre 3 – et les quelque 200 juges réactionnaires [dans l’ensemble des cours suprêmes des Etats] que le sénat républicain a élevés à la magistrature, ils pensent avoir établi le règne de la riche minorité blanche pour une génération tout entière. Qui sait? Ils ont peut-être même raison.
La juge Amy Coney Barrett est évidemment un cauchemar pour tous les progressistes. Sa nomination à la hâte, au lendemain de la regrettée Ruth Bader Ginsburg, est un coup bas et un revers de taille. Son vote condamnera un certain nombre de questions cruciales et, la voilà d’ores et déjà en position de pare-feu de Donald Trump pour le cas où le scrutin de la semaine prochaine ne serait pas clair et net et son résultat porté devant les tribunaux. La dernière étape se termine maintenant au siège d’équipe de campagne Trump, avec ses piliers en marbre et tout le tralala.
John G. Roberts [nommé par George W.Bush en 2005 et ayant voté, à l’occasion, avec les juges dits libéraux], le président de la Cour suprême, est désormais libre de pencher «à gauche» sur les décisions à venir concernant les droits des LGBTQ, le droit de vote, les armes à feu et même Roe c. Wade [1]. En effet, Barrett pare au feu; même si Roberts déçoit à nouveau la base républicaine, le vote restera 5-4 en faveur de la majorité conservatrice, grâce à la magistrate que Trump vient d’imposer à la Cour suprême.
Même le plus timoré des démocrates échaudés en 2016 témoigne d’un optimisme prudent quant à l’issue de l’élection présidentielle de mardi, optimisme tempéré par les mille et une possibles catastrophes qui ébranlent le sol comme une armée d’invasion. Tous le savent maintenant.
Pourtant, même si Joe Biden gagne la majorité du collège électoral [les grands électeurs] et que son résultat soit évident au point d’exclure le recours à toute procédure judiciaire, la célébration de la victoire sera tempérée par l’échec cuisant du Parti démocrate qu’illustrent la juge Amy Coney Barrett et les quelque 200 juges fédéraux qu’a nommés Trump.
Bien sûr, on peut relever la poisse des démocrates s’agissant de la Cour suprême. Trump a pu bénéficier de la chance incroyable de pouvoir nommer trois juges. Ruth Marcus du Washington Post note ainsi «[qu’]une partie de ce déséquilibre relève du hasard du tirage au sort présidentiel – Richard M. Nixon a pu procéder à quatre nominations, Jimmy Carter à aucune – ou du mauvais timing du départ à la retraite des juges».
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Mais c’est une excuse et non une raison. Les républicains, et en particulier la Federalist Society [2] ainsi que d’autres organisations d’activistes judiciaires d’extrême droite ont passé des décennies à mettre sur pied et à développer une véritable chaîne de montage pour former en masse des juges conservateurs du type d’Amy Coney Barrett, ou de celui de Brett Kavanaugh [nommé en 2018] et Neil Gorsuch [nommé en 2017] avant elle.
Non seulement le Parti républicain a correctement compris que les tribunaux seraient le terrain d’élection de toutes les batailles politiques à venir, mais ils ont travaillé dur pour être prêts à saisir une occasion comme celle fournie par Donald Trump au cours des quatre années écoulées… Et bien sûr ils l’ont saisie. Et celles et ceux qui se demandent pourquoi l’establishment républicain a si longtemps supporté le fracas chaotique de l’administration Trump trouvent ici leur réponse.
Ces gens ne sont pas des imbéciles. D’année en année, le GOP [Parti républicain] est devenu de façon croissante le parti des Blancs âgés, ruraux et suburbains en colère. Alors que cette base centrale a fait étalage de sa force à l’occasion des primaires, une majorité croissante du pays en est venue à repousser le radicalisme raciste suintant du Parti républicain. La génération Y (les milléniaux) et la génération Z [3] sont sur le point de devenir le plus grand bloc électoral du pays, et les Blancs sont sur le point de devenir minoritaires pour la première fois. S’emparer des tribunaux atténue la perte de pouvoir politique que beaucoup au sein du Parti républicain considèrent à juste titre comme inévitable.
Les démocrates ont passé ces décennies à croire que les combats concernant les juges avaient lieu au Sénat, tandis que les républicains ont veillé à ce que le combat soit déjà gagné lorsqu’il atteint cette chambre. Chuck Schumer [chef de la fraction démocrate au sénat depuis 2017] et son groupe se battent à mains nues en pleine fusillade, même lorsqu’ils sont dans la majorité. Et Chuck Schumer ne peut que regarder ses collègues avec consternation, car il se fait rouler comme un gros Cohiba [un gros cigare cubain].
Si cette dure leçon n’est pas apprise, comme hier, alors peu importe que Joe Biden l’emporte la semaine prochaine. Les démocrates manquent de l’infrastructure pour exercer leur volonté sur le pouvoir judiciaire de la manière dont le GOP l’a maintenant conquis de façon historique. L’héritage durable de Trump – un système judiciaire ultraconservateur de la tête aux pieds – n’est pas tombé du ciel. Le GOP est un parti minoritaire, mais leur activisme sur cette question du pouvoir judiciaire a été supérieur, leur argent et leurs énergies bien mieux dépensés.
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Je pense aux militant·e·s anti-choix [contre le droit à l’avortement] qui ont forcé les portes de cliniques, comme celles du Planned Parenthood [Planification familiale], pour scander «Louange à Dieu» et distribuer des tracts à tout le monde. Ils l’ont fait depuis des décennies, tous les jours et par n’importe quel temps, concentrant toute leur ferveur religieuse sur cette seule cause. Pas de distractions, pas d’abris sous tentes, rien qu’un bout de trottoir et la volonté d’y rester plantés des années durant, jusqu’à obtenir gain de cause.
Avec Amy Coney Barrett, après tant d’années d’efforts, ces militant·e·s ont obtenu ce qu’ils cherchaient. La pression qu’ont exercée leurs décennies de manifestations anti-choix est étroitement liée aux efforts déployés par l’activisme judiciaire de droite. Toutes deux culminent avec ce sombre moment de l’histoire. Nous voyons les ténèbres rejoindre les ténèbres et toutes ensemble se retrouver triomphantes.
Pourtant, si les démocrates, au Congrès, gravaient cette leçon dans leurs cœurs et dans leurs têtes, tout pourrait ne pas être perdu.
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Et, pour commencer, de comprendre que la seule façon de battre ces modernes républicains, à la Mitch McConnell, est de se battre comme eux, mieux qu’eux. Si cette leçon est apprise, alors le résultat du vote de mardi (3 novembre) pourrait sauver ce pays à la cervelle de lapin, désorienté, même de lui-même.
Si Biden remporte une victoire si éclatante au point que les démocrates reprennent le contrôle de la majorité au Sénat, alors c’est le coup de chapeau sur le moulin à vent [allusion à Don Quichotte qui combat les moulins, pris pour des géants], qui doit l’être. Abolissez cette satanée obstruction parlementaire (filibuster) et préparez-vous à mettre deux juges progressistes à la tête d’une Cour suprême élargie. Les républicains nous ont montré exactement comment gouverner à force de culot et par un compte à rebours pertinent. Laissons les démocrates montrer tout ce qu’ils ont appris.
«Élargissez la cour suprême» [augmenter le nombre de juges], a demandé hier soir la députée démocrate Alexandria Ocasio-Cortez. «Les républicains font cela parce qu’ils ne croient pas que les démocrates ont les moyens de jouer aux durs comme ils le font. Et depuis longtemps, ils ont raison. Mais ne les laissez pas intimider le public en lui faisant croire que leur pratique de bulldozer est normale, mais que faire de même en réponse ne l’est pas. Il y a un processus légal pour élargir la Cour suprême.»
«Ce sera l’enfer à payer!» gémissent les fonctionnaires enfoncés dans leurs canapés dans les bureaux démocrates. Et ils ont raison. Le GOP mettra le paquet. Il balancera toutes ses ressources financières et propagandistes pour empêcher toute tentative d’accroître le nombre de juges de la Cour suprême. Pour reprendre les termes d’un républicain particulièrement sadique: «Chiche!»
Les gens suent sang et eau sous la férule d’extrême droite placée dans les mains des ultra-riches. Et cette situation infernale ne fera que se perpétuer si cette «Cour suprême kangourou» [4] conservait son pouvoir, échappait à un aggiornamento approprié, juste et parfaitement légal.
Le résultat des élections de 2020 – pour autant que les démocrates décident d’enfin cesser de se conduire en paillassons – montrera si la nomination d’Amy Coney Barrett à la Cour suprême marque un tournant pour une génération entière, ou si elle ne sera qu’un frein sur la route qui arrachera cette nation des griffes d’une minorité tyrannique.
Si les démocrates emportent une large victoire, un véritable choix s’ouvre à eux: gouverner. Ou se tasser, s’aplatir. Ils ne peuvent pas gouverner sous la menace de l’obstruction parlementaire et face à une Cour suprême pipée. Se libérer de leurs chaînes est la priorité numéro un, faute de quoi aucun de leurs projets ne pourra prendre corps. Une telle décision n’aurait évidemment rien d’un coup d’État. Elle exprimerait clairement la volonté que le plus important tribunal de ce pays lui ressemble et qu’il agisse un peu plus pour le servir. (Article publié sur le site Truthout en date du 27 octobre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Roe v. Wade est un arrêt historique rendu par la Cour suprême qui a statué, par sept voix contre deux, que le droit à la vie privée s’étendait à la décision d’une femme de choisir un avortement. Cet arrêt a marqué le débat étatsunien sur l’avortement et sa légalisation, mais aussi le rôle de la Cour suprême américaine. Roe v. Wadeest devenu l’un des arrêts de la Cour suprême les plus importants politiquement, divisant les Etats-Unis entre pro-choice (pour le droit à l’avortement) et pro-life (anti-avortement). (Réd.)
[2] La Federalist Society for Law and Public Policy Studies, le plus souvent appelée Federalist Society, est une organisation conservatrice et libertarienne qui préconise une interprétation textualiste et originaliste de la Constitution des États-Unis.
[3] Les millennials, ou génération Y, regroupent l’ensemble des personnes nées entre le début des années 80 et la fin des années 90. Le consensus se faut sur 1984 comme année de début et 1996 comme année de fin. La génération Z succède à la génération Y. L’appellation zoomer (péjoratif) est employée pour parler de la génération Z. Elle est définie comme une génération née alors que le numérique était déjà bien installé dans la société. Le consensus sur la date de début de cette génération est 1996. Mais la date de fin n’est pas clairement définie, cependant, elle semble se situer aux alentours de 2010. (Réd).
[4] «Kangaroo court»: un tribunal kangourou est un tribunal ignorant l’Etat de droit. La formule peut suggérer l’existence d’une justice sautant par-dessus une procédure qui favoriserait le prévenu; avec aussi la connotation d’être sous l’influence d’un pouvoir fantôme. (Réd.)
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