Etats-Unis. «Donald Trump est le symptôme morbide d’un pays en train de rejouer sa guerre civile»

(Site de Trump)

Entretien avec Sylvie Laurent conduit par Christophe Deroubaix

Pour l’historienne Sylvie Laurent, le trumpisme s’inscrit dans une très longue tradition américaine de synergie entre capital et race. Mais, cette année, une victoire du candidat républicain ouvrirait la voie à la mise en place de son projet réactionnaire et autoritaire.

Qu’est-ce qui a changé entre Trump 2016 et Trump 2024?

Le personnage n’a pas du tout changé, il a juste affûté sa violence rhétorique. Sa xénophobie, son ultranationalisme, son mépris des normes, du droit et de la civilité, son aigreur à l’endroit des opposants étaient déjà présents en 2016. Ce qui est vraiment nouveau à mon sens, c’est que l’ensemble des institutions et du personnel qui l’entourent aujourd’hui n‘est plus en mesure de le contenir.

Trump est désormais parfaitement préparé pour capturer l’État et mettre en place une politique réactionnaire qui n’a été qu’entrevue lors de son premier mandat. À bien des égards, elle a été empêchée, à l’époque. Il est désormais armé de cadres, de milliers de fonctionnaires potentiels aux ordres, d’intellectuels, de financements et d’une part importante de la classe capitaliste qui, tous, convergent vers l’idée de mettre en place une contre-révolution profonde grâce à un État autoritaire.

En 2016, le Parti républicain, la justice, les grandes institutions et les hauts fonctionnaires ont entravé son projet, par ailleurs peu structuré. Aujourd’hui, la riposte à ce genre de résistance est prête, c’est tout l’objet du «Projet 2025» [de la Heritage Foundation, connu sous le nom de projet de transition présidentielle, un document de 900 pages de propositions politiques ultra-conservatrices]. À cet égard, Trump est beaucoup plus dangereux en 2024.

On peut parler de fascisation de son discours, mais aussi de son projet de société. Son colistier, J. D. Vance, est un idéologue au service de l’ordre moral, de la tradition, du culte du chef et de la violence politique à l’égard des dissidents et des «déviants», c’est-à-dire de tout groupe social n’étant pas blanc, hétérosexuel et chrétien.

En 2016, Donald Trump avait mené une campagne sur des positions anti-immigration et à la fois tenu un discours hétérodoxe, pour les républicains, sur les questions économiques. Désormais, il assume que le facteur principal de sa campagne, c’est l’immigration. Qu’est-ce que cela dit de la nature du trumpisme et surtout du ressort du vote trumpiste?

Je me souviens que j’avais eu beaucoup de mal en 2016, au moment de la sortie de mon livre Pauvre Petit Blanc. Le mythe de la dépossession raciale (éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2020), à faire valoir l’artifice du vernis ouvriériste que se donnait Trump. Chacun répétait à l’envi que «les classes laborieuses laissées-pour-compte»avaient exprimé un vote de classe [1]. C’était une version très simpliste de l’ascension du démagogue.

En réalité, il est le champion d’une petite classe moyenne, individualiste, travaillée à la fois par le déclin continu de son niveau de vie et par un sentiment de perte de statut symbolique depuis que les femmes et les minorités ont pleinement pris place – bien que dans un cadre toujours inégalitaire – dans la société. Trump propose du statut en lieu et place d’une redistribution matérielle, de la revanche plutôt que des salaires décents. D’ailleurs, bien que Joe Biden ait mené une véritable politique de réindustrialisation, la séduction exercée par Trump est inaltérée.

Une fois gratté le vernis superficiel du discours de classe, dans lequel on ne considère d’ailleurs que les classes populaires blanches puisqu’elles seules ont les faveurs de Trump, il ne reste que le racisme crasse. On l’a entendu ad nauseam dans cette campagne, la haine de l’immigré et du non-Blanc est une obsession primale.

Trump, Vance et leurs troupes ne parlent plus seulement du mur pour conjurer la menace de l’immigration clandestine mais de l’«occupation» des États-Unis, qui seraient envahis par des hordes aux «gènes défectueux», une «vermine» qui déposséderait l’homme blanc jusque dans son lit. C’est un discours dont même le Rassemblement national se défierait aujourd’hui. Nous sommes donc dans un registre qui a justifié l’usage du terme «fasciste» pour le qualifier. Sauf que ce à quoi nous avons affaire n’est en rien importé d’Europe. Ce fascisme-ci est indigène!

De quelle façon l’est-il?

Mon nouveau livre Capital et race. Histoire d’une hydre moderne (éditions du Seuil, 2024) est justement le récit de la longue histoire de l’entrelacement entre capital et race en Amérique. La construction historique du capital racial des Blancs sur ce continent et la suprématie des possédants blancs jusqu’à une date très récente aux États-Unis expliquent que la démocratisation véritable du pays depuis la fin des années 1960 avec le vote des droits civiques, la fin de la ségrégation raciale et l’accès aux biens publics des anciens parias, ait été perçue comme une injustice. C’est ce que racontent les républicains depuis Nixon [janvier 1969-9 août 1974] et cela résonne dans un pays qui s’est construit sur quatre siècles de domination.

Trump interprète donc avec le langage de la décadence nationale la réalité vécue d’une classe moyenne américaine véritablement paupérisée par quarante années de néolibéralisme et aliénée par une classe politique largement incapable d’enrayer les inégalités et l’appauvrissement de sa qualité de vie. Revenir à la suprématie blanche, c’est comme revenir à la société d’ordres pour les antimodernes après la Révolution française: la promesse de retrouver autorité, hiérarchie et grandeur.

Pour les Américains blancs sans diplôme, dont la vulnérabilité économique et sociale est patente, Trump est un réaliste: nul doute qu’il est plus facile de débarrasser le pays de millions d’«indésirables» que de remettre en cause l’économie politique générale. On croit plus efficace la guerre en interne (déporter 10 millions d’immigrés clandestins et la neutralisation des «gauchistes») et la guerre commerciale avec la Chine que de tenter de domestiquer le capitalisme néolibéral finissant et la démocratie de marché qui ont créé de la souffrance, en premier lieu. Qu’Elon Musk, l’homme le plus riche du monde et antisyndicaliste notoire, soit annoncé comme prochain ministre de la Réforme de l’État en dit long sur le nihilisme à l’œuvre.

Donald Trump s’inscrit donc dans une très longue tradition américaine, dont la clé est la synergie entre capital et race?

Même si mon dernier livre ne parle pas de Donald Trump en tant que tel, il montre la longue genèse de cette espèce de fantasme de la création des États-Unis comme un lieu d’invention du monde à partir du néant, alors même qu’il s’est agi d’une entreprise de colonisation, de dépossession des terres indigènes et d’établissement pendant plusieurs siècles d’un système de démocratie partielle où seuls les Blancs, les descendants des Européens, avaient le droit à la terre et aux richesses.

Depuis la fin de la guerre civile en 1865, qui tenta de réécrire la destinée du pays vers davantage de justice, les forces de la réaction et du retour à l’âge premier n’ont jamais disparu. Réactivées par différentes figures au fil des siècles, elles sont un peu un fascisme latent, du Ku Klux Klan aux eugénistes, de George Wallace [trois fois gouverneur de l’Alabama de 1963 à 1967, de 1971 à 1979 et de 1983 à 1987] qui voulait défendre la ségrégation jusqu’à la mort, jusqu’à la nouvelle droite américaine très puissante aujourd’hui.

Ressuscitant ces traditions, Donald Trump est le symptôme morbide d’un pays toujours en train de rejouer, sous la forme de farce cruelle, sa grande guerre civile. Promettre la restauration d’un capitalisme autoritaire accordant l’immunité aux puissants et à leurs obligés s’ils sont hommes et blancs, c’est s’inscrire dans la longue histoire du pays qui, de sa naissance à l’après-Seconde Guerre mondiale, a garanti l’exclusivité de l’accès aux ressources et à la propriété aux descendants d’Européens.

Marx, que vous citez souvent dans vos livres, estimait que lorsque les idées s’emparent des masses, elles deviennent des forces matérielles. Est-ce que l’idée de la dépossession du pays, ressentie par une partie de la population blanche, est en train de devenir une force matérielle aux États-Unis, à travers le trumpisme?

Il convient de ne pas sous-estimer la force des idéologies. Les ressentiments, les amertumes deviennent, à force d’être politisées, une réalité tangible. Le Parti républicain a sciemment organisé la radicalisation de sa base militante en hystérisant les questions de l’avortement, des armes à feu, de la sexualité, de la «criminalité noire» et de l’immigration.

Après des décennies de manipulation des opinions publiques, alors que la classe politique consentait au creusement des inégalités, aux guerres sans fin et à la captation démocratique par les finances privées des campagnes, la situation est devenue intenable. Depuis 2010 et le Tea Party [qui apparaît au début de la présidence d’Obama dans le contexte de la crise économique ouverte en 2008], le Parti républicain est dévoré en interne par sa propre créature: une vague d’extrême droite centrée sur des questions culturelles devenues existentielles, non négociables, objet d’une lutte dans laquelle la démocratie elle-même passera par pertes et profits. L’homme de cette créature, c’est Trump.

Vous évoquiez le trumpisme comme incarnation de contre-révolutions. Il nous permet donc aussi de voir les révolutions en cours: le mouvement MeToo, les femmes plus diplômées que les hommes, Black Lives Matter, les droits LGBTQI +…

Martin Luther King, dont j’ai écrit une biographie intellectuelle, disait: «L’arc de l’univers est long mais il se courbe en direction de la justice.» Sa vision était moins idéaliste qu’empreinte d’une nécessité historique: ne jamais renoncer à penser que la justice est à portée de main. Donc, oui, vous avez raison: l’émancipation du plus grand nombre est en marche aux États-Unis. Pas à pas, femmes, Noirs, musulmans, transgenres… se font une place et se font entendre. À certains égards, la société américaine est bien plus tolérante que la société française. La tolérance n’est pas la justice mais elle permet d’organiser la lutte pour y parvenir.

Il y a bien sûr une espèce d’inquiétude vis-à-vis de ces changements récents du paysage social: nombre d’Américains les vivent comme une décadence, le brouillage des normes naturelles. Trump excite le masculinisme d’hommes qui se sentent menacés par les nouveaux droits et libertés des autres, comme il excite le bellicisme contre la Chine qui, à l’échelle du monde, aurait contesté l’hégémonie des États-Unis. D’une certaine façon, la puissance de la réaction est un hommage aux avancées remarquables, encore loin d’être suffisantes, sur la route de la reconnaissance et de l’émancipation des femmes et des minorités. (Entretien publié par le quotidien L’Humanité le 4 novembre 2024)

Sylvie Laurent est américaniste, enseignante à Science Po. Chercheuse Associée durant longtemps au W.E.B. Du Bois Insitute d’Harvard. Elle est l’autrice de plusieurs ouvrages dont Martin Luther King. Une biographie (Point 2016) et Pauvre petit Blanc. Le mythe de la dépossession raciale (Ed. Maison des Sciences de l’Homme, 2020) et de Capital et race. Histoire d’une hydre Moderne, Seuil, janvier 2024)

Voir la tribune de Sylvie Laurent reproduite sur le site alencontre.org le 30 octobre 2024, deuxième article du dossier Etats-Unis: Trump et le trumpisme. De même le site alencontre.org avait publié un article de Sylvie Laurent le 18 mai 2015 intitulé «Combien vaut la vie d’un Noir en Amérique», année où le Seuil a publié sa biographie de Martin Luther King.

_____________

1. Voir à ce sujet la contribution de Lance Selfa publiée sur ce site le 22 septembre 2024, intitulée «Trump se déclare comme “le parti de la classe ouvrière”. Qu’en est-il?» (Réd. A l’Encontre)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*