Etats-Unis. Dans un contexte difficile, l’échec de la syndicalisation à Bessemer Amazon contraint à la réflexion

Par Michael Goldfield

Tout d’abord, nous devons reconnaître que le vote écrasant contre le syndicat à Bessemer [dépôt d’Amazon situé à Bessemer dans l’Alabama, employant 5800 salarié·e·s] marque une défaite très importante, qu’il ne faut pas sous-estimer. Il aura sans aucun doute un effet de frein sur d’autres travailleurs et travailleuses, surtout si l’on tient compte de la large attention médiatique dont il a fait l’objet, et des attentes élevées de beaucoup. Pourtant, avant de disséquer ce qui s’est passé là-bas, nous devons reconnaître que la période actuelle est difficile pour ce qui a trait à l’organisation des syndicats.

Il y a la pandémie et le chômage généralisé, avec le fait avéré qu’il y a beaucoup d’autres travailleurs qui sont de potentiels remplaçants. Les menaces des grandes entreprises, en particulier d’Amazon, selon lesquelles elles pourraient simplement déménager un dépôt s’il était syndiqué, sont répandues et crédibles. Contrairement aux mines de charbon ou aux ports, qui sont fixes, les installations logistiques peuvent effectivement se déplacer. La nature vicieuse et écrasante de la campagne antisyndicale menée par la direction a été bien documentée [voir, par exemple, l’article de Jane McAlevey publié sur ce site le 11 avril 2021]. Le faible taux de syndicalisation actuel, surtout dans le secteur privé, inférieur à 6 % à l’échelle nationale, impose maintenant aux travailleurs et travailleuses le besoin d’un accompagnement, d’une aide. De plus, joue aussi un rôle le faible niveau de confiance en général dans la capacité ou la volonté d’un syndicat d’agir de manière décidée.

Le secteur de la logistique, en revanche, se porte économiquement bien, surtout pendant la pandémie. Il est essentiel, non seulement pour le commerce de détail (comme Amazon et Walmart), mais aussi, et surtout, pour la fabrication mondiale en flux tendu. Il s’agit donc d’un domaine important où les travailleurs, s’ils s’organisent à grande échelle, pourraient potentiellement avoir beaucoup d’influence, ce que j’appelle dans mon récent livre (The Southern Key: Class, Race, and Radicalism in the 1930s and 1940s, Oxford University Press, 2020) le pouvoir structurel. Cette industrie comprend non seulement les salarié·e·s dans les entrepôts, mais aussi des chauffeurs de camion, du secteur aérien, des chemins de fer, mais aussi des salarié·e·s de l’expédition et des ports (qui ont tendance à être plus syndiqués), et elle est essentielle au transport des marchandises.

La stratégie du syndicat

Compte tenu de tout cela, il est important d’examiner la stratégie du syndicat, en la comparant à la fois à d’autres campagnes qui ont échoué (en particulier celles de l’UAW-Union Auto Workers dans le Mississippi [2017, Nissan], à Chattanooga dans le Tennessee [Vokswagen, 2019, 833 sur 1600 se sont opposés à la syndicalisation] et dans le Kentucky [Toyota]), mais aussi à toute une série de campagnes, pour la plupart moins médiatisées, qui ont en fait été couronnées de succès (un autre argument, en partie parallèle au mien, est présenté par Jane McAlevey).

Il est difficile de savoir dans quelle mesure le syndicat a réussi ou non à organiser les travailleurs à l’intérieur de l’établissement. Ce que nous savons, c’est qu’il ne disposait que de quelques travailleurs comme porte-parole visibles. Ils semblaient s’appuyer sur d’autres syndicalistes pour distribuer des tracts et parler aux travailleurs qui entraient et sortaient de l’usine, et faire venir des personnalités de premier plan (dont le sénateur Bernie Sanders) pour parler à leurs partisans. Bien qu’elles ne soient pas aussi sclérosées que les diverses campagnes de l’UAW, ces mesures n’étaient clairement pas suffisantes.

Les moyens qui donnent à un syndicat une plus grande chance de succès ne sont pas nécessairement très radicaux. Trois campagnes réussies méritent d’être signalées. Deux sont peu connues. L’UAW, bien sûr, a échoué lamentablement à l’usine Toyota TMMK (Toyota Motor Manufacturing, Kentucky). En revanche, les syndicats de la construction du Kentucky ont remporté un succès retentissant. À l’origine, Toyota avait tenté d’engager de la main-d’œuvre non syndiquée du secteur du bâtiment pour construire l’usine et pour assurer la maintenance une fois l’usine construite. Les syndicats ont fait échouer ces propositions et ont gagné tous les travailleurs syndiqués dans les deux cas. Ils ont mobilisé des milliers de travailleurs de la construction pour manifester, notamment en perturbant les événements organisés par Toyota, et en exposant certaines de leurs pratiques préjudiciables. Ils ont formé des alliances avec des syndicats de la construction dans les États voisins, et au niveau national pour refuser d’aider Toyota. Le soutien de ces autres syndicats était vital. La comparaison avec l’UAW, qui a refusé de s’engager dans des tactiques militantes, perturbatrices ou de mobilisation dans l’espoir illusoire de pouvoir développer des relations de coopération avec l’entreprise est documentée dans une merveilleuse dissertation de mon ancienne étudiante Amy Bromsen, Condescending Saviors: Union Substitution At Toyota Motor Manufacturing Kentucky [Wayne State University, 2019].

Les enseignants de Virginie-Occidentale et d’autres Etats ont mobilisé leur électorat dans des manifestations massives. En Oklahoma, des milliers d’enseignants ont occupé le siège [Capitole] de l’État. Le RWDSU [Retail, Wholesale and Department Store Union] n’a pas organisé de rassemblements de masse à l’extérieur du dépôt de Bessemer, impliquant les travailleurs d’Amazon eux-mêmes. Ces rassemblements auraient pu enhardir les militants et les travailleurs plus réticents et auraient eu lieu en dehors du contrôle de l’entreprise. Pour autant que je sache, le RWDSU n’a pas loué de locaux à Bessemer ou à Birmingham [ville voisine] pour que les travailleurs et travailleuses puissent organiser de grandes réunions. Ce sont également des problèmes liés aux démarches de l’UAW. Donc, leurs tactiques de mobilisation n’étaient pas adéquates.

Mobilisation et revendications?

Si je n’ai aucune objection au soutien de personnalités politiques ou d’artistes (Paul Robeson, Josh White, Pete Seeger et Zilphia Horton étaient omniprésents lors des manifestations syndicales des années 1930 et 1940), le syndicat n’a pas fait un bon travail de mobilisation de ses alliés les plus importants, ce que j’appelle le pouvoir associatif. Il aurait dû faire pression sur les politiciens majoritairement noirs de Bessemer et de Birmingham pour qu’ils apportent un soutien actif. Les élus noirs de Bessemer, une ville composée à plus de 70% de Noirs, qui avaient favorisé l’implantation d’Amazon, n’ont joué aucun rôle visible dans le soutien du syndicat. L’organisation réussie des travailleurs des énormes entreprises de pisciculture de poisson-chat au Mississippi, par exemple, est apparue comme une lutte pour les droits civils, mobilisant les membres de la communauté et forçant les dirigeants politiques à les soutenir activement. En revanche, à Bessemer, l’appel au soutien de Black Lives Matter a semblé quelque peu limité. Contrairement à ce que rapportent les médias, l’Alabama n’est pas si peu syndiqué que cela comparé aux autres États du Sud. Avec un peu moins de 10% de taux de syndicalisation, contre 3 ou 4% en Caroline du Nord et en Caroline du Sud, les alliés potentiels sont nombreux. Ils auraient pu installer des piquets de grève à l’extérieur de l’usine et encourager les mineurs syndiqués, les travailleurs de l’industrie alimentaire (ce qu’ils ont fait un tout petit peu) et d’autres à les rejoindre.

En outre, le syndicat n’a pas présenté de revendications publiques claires, mais seulement la dignité, etc. Ils auraient dû dire: si le syndicat est accrédité, nous demanderons environ 20 dollars de l’heure (les mineurs en grève de l’entreprise Warrior Met Coal, située à proximité, ont rejeté bien plus que ce montant), des comités syndicaux de sécurité et de santé, des pauses et des périodes de repas plus longues et plus fréquentes, moins de surveillance par l’ordinateur et le superviseur, aucune discussion sur le rendement et les pauses sans la présence d’un délégué syndical, etc. Des demandes qui auraient pu être élaborées lors de réunions publiques des travailleurs et travailleuses, et non pas pour graver dans le marbre les exemples que j’ai donnés.

La question du contrôle du lieu de travail, du rythme de travail, de la surveillance, etc. est omniprésente dans tous les secteurs. Elle doit être formulée précisément pour chaque type de travail. Dans l’industrie manufacturière, la détermination du temps de travail et le contrôle sur son déroulement sont devenus, au fil des décennies, beaucoup plus sophistiqués et invasifs. Le système de santé est devenu beaucoup plus réglementé. Il s’agit en partie d’une bonne chose, d’un contrôle informatisé pour s’assurer que le bon patient reçoit le bon médicament, que la bonne partie du corps est opérée, etc. Mais, dans l’ensemble, il est scandaleux de penser que la décision d’autoriser une procédure par une compagnie d’assurances, ou même l’admission d’un patient aux urgences, est souvent prise par une personne non médicale, ou que les actes des médecins sont soumis à un contrôle à la minute près (7 minutes pour ce type d’examen, etc.). Dans de nombreux cas, ce type d’intrusion a même conduit les médecins de certains hôpitaux à tenter de se syndiquer. Ce contrôle est beaucoup plus intense dans les dépôts d’Amazon et doit être abordé de manière tranchante.

Enfin, s’il est nécessaire de s’organiser largement à l’intérieur de l’établissement, même parfois sur une base non majoritaire, ce n’est pas une solution permanente. Les grandes entreprises peuvent être forcées à négocier de manière approfondie, en particulier sur les salaires et les avantages sociaux, mais aussi sur les conditions générales de sécurité, seulement si l’ensemble de l’entreprise est organisée en syndicat. Cela accroît le pouvoir des travailleurs d’une manière que les approches étroitement syndicales ne permettent pas. Dans les industries difficilement délocalisables, même l’IWW [Industrial Workers of the World, syndicat fondé en 1905 et ayant une influence réelle jusqu’au milieu des années 1920], par exemple parmi les débardeurs de Philadelphie, a été obligé d’adopter cette orientation d’organisation majoritaire au sein de l’entreprise. Et nous pourrions noter que les mineurs de charbon syndiqués ont un levier qu’ils n’auraient pas s’ils n’étaient pas massivement syndiqués. J’ai donc peu de sympathie pour les arguments d’un syndicalisme de propagande, hormis l’accent mis sur l’organisation et la mobilisation sur le lieu de travail. (Article publié sur le site de la Labor and Working-Class History Association, le 13 avril 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Michael Goldfield est professeur émérite de sciences politiques et actuellement chargé de recherche au Fraser Center for Workplace Issues de la Wayne State University. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages, dont The Decline of Organized Labor in the United States [Chicago Press, 1989], et The Color of Politics: Race and the Mainsprings of American Politics [New Press, 1997].

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