Etats-Unis. Biden: miracle ou mirage?

Par Michel Husson

La «relance keynésienne phénoménale» [1] des Etats-Unis a de quoi impressionner. Il y a en fait trois plans Biden, qui représentent une somme totale de 6000 milliards de dollars, soit plus d’un quart du PIB actuel. Mais cette présentation risque d’être trompeuse, et il faut y aller voir de plus près. Le premier (American Rescue Plan) est un plan d’urgence, autrement dit une réponse immédiate à la crise pandémique. Son montant est de 1900 milliards de dollars et il est en cours d’exécution. Sa mesure la plus significative est la distribution des chèques de 1400 dollars, une sorte de «monnaie hélicoptère». C’est assurément beaucoup, plus que les plans analogues en Europe.

Outre l’ampleur de la crise, deux facteurs expliquent le tournant vers un plan aussi massif. Il y a d’abord le souvenir de la crise précédente. Comme l’explique Chuck Schumer, le chef de la majorité démocrate au Sénat: «En 2009 et 2010, nous avons essayé de travailler avec les Républicains, le programme final était sous-dimensionné et la récession a duré cinq ans: les gens se sont aigris et nous avons perdu les élections[2]». Ensuite, Donald Trump, avec ses baisses d’impôts, a mis à mal le dogme budgétaire, même si le plan de soutien prend l’exact contre-pied de la politique de Trump. Les dépenses sont en effet clairement ciblées vers les moins favorisés. L’argent distribué sous la forme de chèques, d’indemnités chômage et d’allocations familiales, devrait augmenter les revenus des 60% des Américains les moins riches de 11% en moyenne, et de 33% pour les 20% les plus pauvres [3]. L’objectif est évidemment de regagner une partie de l’électorat de Trump.

Toute la question est de savoir si ce tournant sera prolongé. La réponse est apparemment positive, puisque Biden a présenté deux ambitieux plans à moyen terme, lors de son premier discours au Congrès [4]. Il y a d’abord un «plan emploi» (American Jobs Plan) qui porte pour l’essentiel sur les infrastructures; il représente 2300 milliards de dollars. Puis vient le «plan familles» (American Families Plan) qui vise à améliorer le sort des plus défavorisés, notamment en matière d’éducation, pour une somme totale de 1900 milliards de dollars. L’examen plus détaillé de ces plans [5] permet d’en comprendre la logique, même si, comme on le verra, ils sont loin d’être gravés dans le marbre.

 

American Jobs Plan

Le «plan emplois» [6] vise avant tout la remise à niveau des infrastructures: routes, ponts, transports publics, eau, électricité; il inclut aussi un volet social avec plus de 300 milliards allant aux logements sociaux (affordable housing) et aux écoles publiques. L’objectif implicite est de rétablir ou consolider la suprématie technologique des Etats-Unis (notamment vis-à-vis de la Chine) par un soutien à l’industrie domestique et à la recherche. C’est très clair dans le discours de Biden: il s’agit de créer «des millions de bons emplois», de «reconstruire l’infrastructure de notre pays» mais aussi «de permettre aux États-Unis d’être plus compétitifs que la Chine (out-compete) [7]». On voit que le nom du plan (Jobs plan) est un peu usurpé: il ne contient à peu près aucune mesure destinée à créer directement des emplois dans une logique d’Etat employeur en dernier ressort, comme le propose la gauche du parti démocrate. Les créations d’emploi attendues ne sont donc que le sous-produit de la relance de l’activité économique.

Un Green New Deal au rabais

La lutte contre le réchauffement climatique est présente, sans être centrale. La priorité est donnée aux véhicules électriques (174 milliards) mais seulement 46 milliards sont consacrés aux énergies propres: on est assez loin du Green New Deal porté par l’aile gauche du parti démocrate. Beaucoup de critiques dénoncent le plan Biden comme «terriblement insuffisant» en matière de lutte contre le changement climatique. Les dépenses qui y sont consacrées sont notoirement inférieures aux 10 000 milliards de dollars prévus par les projets de Green New Deal. Pour Brett Hartl, du Center for Biological Diversity, le plan d’infrastructure favorise l’industrie et «gaspille l’une de nos dernières chances de faire face à l’urgence climatique (…) Au lieu d’une approche de type plan Marshall pour une transition vers les énergies renouvelables, il se borne à des subventions gadgets pour la capture du carbone, et ne prend aucune mesure significative pour éliminer progressivement les énergies fossiles [8]». «C’est loin d’être suffisant», déclare Alexandria Ocasio-Cortez [9] qui rappelle que les 2300 milliards du plan infrastructure vont être étalés sur près de dix ans.

American Families Plan

Le deuxième plan qui cible les familles est en quelque sorte un substitut à un Etat social peu développé aux Etats-Unis. Sur les 1900 milliards, 800 milliards correspondent à des réductions d’impôts ou à la distribution de chèques destinés aux ménages à faibles revenus ou en difficulté. 500 milliards sont consacrés à l’éducation sous forme de bourses et de financement des établissements scolaires. Mais, là encore, les dépenses sont étalées sur 10 ans, de 2022 à 2031, comme le montre le graphique ci-dessous établi par Oxford Economics.

Ce plan prolonge les mesures d’urgence prises pendant la pandémie. Il s’agit d’un rattrapage en matière de protection sociale à partir d’un point de départ «désespérément bas par rapport aux normes de l’OCDE», comme le souligne Susan Watkins: «en proportion du PIB, les dépenses sociales en France et en Italie sont environ 50% plus élevées qu’aux États-Unis. Les dépenses publiques pour les familles américaines représentent à peine un quart des niveaux allemands, français et britanniques [10]».

Mais il ne vise pas à la mise en place d’un véritable Etat social: «plutôt que d’étendre Medicare ou de mettre en place une option d’assurance santé publique, on va distribuer des dizaines de milliards de dollars aux compagnies d’assurance santé, renforçant ainsi un système de soins de santé à but lucratif qui continue à causer tant de douleur et de souffrance [11]».

La levée de boucliers des riches

Ces trois plans se heurtent d’emblée à une triple opposition: les républicains évidemment, (notamment au Sénat où la majorité démocrate ne tient qu’à la voix prépondérante de la vice-présidente Kamala Harris); les économistes orthodoxes; les milliardaires. Pour résumer, les plans Biden reviendraient à jeter de l’argent par les fenêtres, ils conduiraient tout droit à l’inflation, et ils auraient le tort d’être financés en partie par des hausses d’impôts, à la fois sur les plus riches et sur les profits des entreprises.

Les sénateurs républicains mènent une guerre de tranchées aux rebondissements multiples décrits en détail par Romaric Godin [12]. Mais ils ne sont pas les seuls: les démocrates de l’aile droite du parti cherchent à édulcorer ce qu’ils voient comme un tournant trop radical et, au Sénat, à trouver des accords avec les Républicains. Quant à la classe dominante (celle qui a en partie financé la campagne de Biden), elle voit d’un très mauvais œil sa politique fiscale. Elle a oublié les propos rassurants que Biden adressait à ses donateurs pendant sa campagne: «nous ne voulons pas diaboliser ceux qui ont gagné de l’argent (…) Personne ne verra son niveau de vie changer. Rien ne changerait fondamentalement [13]».

Le programme initial de Biden ciblait clairement les 1,5% les plus riches au revenu supérieur à 400 000 dollars, dont le revenu baisserait de 17,7 % selon une étude de l’université de Pennsylvanie [14]. Près de 80% des recettes fiscales supplémentaires proviendraient du 1 % des plus riches. Le projet étant de réduire les énormes inégalités devant l’impôt, le plan Biden prévoyait aussi 80 milliards pour renforcer l’administration fiscale (IRS, Internal Revenue Service) [15]. Celle-ci avait été progressivement privée des moyens d’agir contre l’évasion fiscale. Selon un rapport officiel [16], l’agence avait perdu 20% de son budget et de ses effectifs. Les contrôles des déclarations fiscales avaient baissé de 46% pour les particuliers et de 37% pour les entreprises.

Le résultat est une perte de ressources considérable: selon Gabriel Zucman et ses co-auteurs [17], la sous-déclaration du 1 % le plus riche dépasse 20 % de leurs revenus. Une autre étude [18] évaluait à 630 milliards de dollars les pertes de ressources liées à l’évasion fiscale, soit 15 % du total. A législation inchangée, la perte serait de 7500 milliards de dollars entre 2020 et 2029. L’un des auteurs de cette étude n’est autre que Lawrence Summers, l’ancien président du Conseil économique national d’Obama. Même s’il critique la taille du plan de relance, il souscrit au moins à ce volet du plan Biden qui pourrait selon lui rapporter 1000 milliards d’impôts supplémentaires au cours des 10 années à venir.

Certes, le taux d’imposition des bénéfices devait être augmenté de 21 % à 28 %, mais resterait en deçà des 35 % en vigueur avant Trump. Il n’empêche que cette mesure suffisait à financer plus de la moitié du plan (1400 milliards de dollars sur 2300). Biden prévoyait aussi de faire passer de 10,5 %à 21 % le taux de minimum de prélèvement sur les multinationales, ce qui aurait rapporté 800 milliards de dollars [19].

On verra que ces mesures sont d’ores et déjà remises en cause. Mais leur portée était de toute façon assez limitée, ce qui permet en creux d’illustrer l’ampleur des inégalités fiscales. C’est ce que montre le New York Times [20], qui a utilisé les données de Gabriel Zucman pour évaluer ce que donnerait l’application des mesures fiscales de Biden. Le résultat est que le taux d’imposition global des plus riches retrouverait à peine le niveau des années 1990 et resterait largement inférieur aux années pré-Reagan (voir graphique ci-dessous). Cela n’empêche pas divers représentants du patronat de dénoncer cette réforme comme «scandaleuse», «archaïque» ou «injuste». Mais ce faisant, «ils ne font qu’exprimer leur goût pour de faibles taux d’imposition», conclut l’article du New York Times.

Le recul sur le salaire minimum

Biden s’était engagé à faire passer le salaire minimum fédéral de 7,25 dollars de l’heure à 15 dollars, mais il a déjà renoncé à cette mesure qui est reportée à 2025 dans le meilleur des cas. Pourtant, l’augmentation du salaire minimum à 15 dollars bénéficierait à un tiers des travailleurs, puisque c’est la proportion de ceux qui reçoivent un salaire inférieur à ce seuil, soit 48 millions sur les 144 millions de personnes employées. Ces travailleurs recoupent en grande partie la catégorie des travailleurs dits «essentiels» dont deux chercheurs ont proposé une typologie [21]. Ils trouvent que sur ces 144 millions d’emplois, 90 millions sont exercés dans des secteurs définis comme essentiels, et parmi eux 50 millions peuvent être qualifiés de travailleurs de première ligne (frontline workers). Une autre étude complémentaire [22] établit que près de la moitié d’entre eux sont employés dans des secteurs où le salaire médian est inférieur à 15 dollars de l’heure. Les auteurs concluent qu’ils «mériteraient de passer à 15 dollars», mais ils devront attendre des jours meilleurs.

Le spectre de l’inflation

La menace de l’inflation est agitée par les tenants de l’orthodoxie. Ils se servent d’un phénomène à court terme qui est la hausse de certains prix (matières premières, biens intermédiaires, coût du fret maritime, etc.) qui reflète surtout les pénuries transitoires liées à un redémarrage dans le désordre. C’est ce qu’explique très clairement Joseph Stiglitz: «l’actuelle pression inflationniste résulte pour l’essentiel de goulots d’étranglements du côté de l’offre à court terme, qui sont inévitables lorsque redémarre une économie stoppée temporairement. Nous ne manquons pas de capacité mondiale dans la fabrication d’automobiles ou de semi-conducteurs; seulement voilà, lorsque toutes les nouvelles voitures recourent à des semi-conducteurs, et que la demande automobile se trouve plongée dans l’incertitude (comme elle l’a été durant la pandémie), alors la production de semi-conducteurs est nécessairement limitée [23].» En réalité, on peut considérer que «les entreprises utilisent les pénuries d’approvisionnement comme un prétexte pour augmenter les prix et pour tester les marchés, en vue de compenser les pertes de 2020 et les baisses de prix pendant la pandémie [24]».

Salaires et profit

L’offensive est de toute manière plus large. Quand les économistes orthodoxes annoncent que Biden, en mettant l’économie «en surchauffe», va durablement déclencher un processus inflationniste durable, il faut traduire l’argument: c’est l’inflation salariale qui représente le vrai danger.

Pour l’instant, le sujet n’est abordé que par la bande, avec un argument classique selon lequel les allocations de chômage inciteraient ceux qui en bénéficient de ne pas revenir sur le marché du travail. Que certains chômeurs, dans ce climat d’incertitude, choisissent d’attendre et voir, c’est après tout possible. Mais les plaintes tout aussi classiques des employeurs qui ont des difficultés à embaucher doivent être contextualisées. Le Washington Post a trouvé un moyen habile de contourner la pénurie de travailleurs: augmenter les salaires à 15 dollars de l’heure ou plus [25]. Plusieurs employeurs confrontés à une difficulté d’embaucher ont tenté cette «expérience naturelle» (comme disent les économistes) et, miracle, les candidats ont afflué. Gina Schaefer, qui dirige un réseau de quincailleries, s’indigne: «Personne ne dit que l’économie va s’effondrer quand les avocats gagnent 300 000 dollars. C’est seulement à propos des bas salaires que l’on entend cela. Et je pense que du point de vue de la société, c’est juste vraiment injurieux».

En creusant un peu, on s’aperçoit même que la pandémie a eu un effet paradoxal, celui de modifier le rapport de forces entre capital et travail. Ainsi, le New York Times peut-il annoncer que «les travailleurs gagnent du terrain sur les employeurs sous nos yeux [26]». Il s’appuie sur des données d’enquêtes cherchant à mesurer la rémunération minimale que les travailleurs demandent pour accepter un emploi. Le graphique ci-dessous [27] montre l’évolution de ce que les économistes appellent le «salaire de réserve». On constate qu’après une petite baisse en mars 2020, la courbe est orientée à la hausse. Pour les travailleurs sans diplôme universitaire, la progression est de 19 % entre novembre 2019 et mars 2021. Une autre enquête [28] montre en outre que les employeurs ont des difficultés à conserver leurs salariés: c’est le cas en avril 2021 pour 49 % des entreprises employant principalement des ouvriers et des employés, contre 30% avant la pandémie.

Certes, il peut s’agir de désajustements transitoires appelés à disparaître à mesure que l’économie reviendra à la normale. Mais, du point de vue des capitalistes, la mesure de la normalité, c’est la rentabilisation de leurs capitaux. Or, les choses ne se présentent pas très bien. Si l’on regarde l’évolution de la part du profit dans la valeur ajoutée (voir graphique ci-dessous), on constate qu’elle s’était plutôt bien rétablie après la crise ouverte en 2008, puis stabilisée. Mais à partir de 2014, le recul est notable, jusqu’au plongeon en 2020. Les mesures de renflouement et les licenciements secs ont conduit au zigzag de la fin de période. Mais il est clair que toute revalorisation des salaires, à commencer par celle du salaire minimum, mettrait en péril l’évolution ultérieure de la profitabilité des entreprises.

Un keynésianisme impérialiste?

La relance de l’activité aux Etats-Unis va profiter au reste du monde en lui ouvrant des débouchés. Mais en même temps, la croissance des importations va creuser le déficit commercial des Etats-Unis. Celui-ci a déjà augmenté comme l’illustre le graphique ci-dessous: au premier trimestre 2021, la balance courante a enregistré un déficit de 844 milliards de dollars (3,8 % du PIB) alors que la moyenne de la décennie précédant la pandémie était de l’ordre de 400 milliards (2,2 % du PIB).

On retrouve ici une caractéristique durable de l’économie des Etats-Unis, à savoir un déficit commercial structurel. Le financement de ce déficit est assuré par des entrées de capitaux en provenance du reste du monde, principalement de la zone euro et des pays émergents autres que la Chine. Patrick Artus a donc raison de parler d’une «stratégie égoïste [29]» et de pointer une question rarement soulevée. Son schéma est le suivant: «un soutien, contracyclique et structurel, de l’économie américaine financé par des entrées de capitaux facilitées par la hausse (modeste) des taux d’intérêt à long terme». C’est donc l’épargne du reste du monde qui va financer le soutien à la croissance des États-Unis. Et le processus a déjà commencé comme l’illustre le graphique ci-dessous qui montre que les achats d’actions ont augmenté, jusqu’à atteindre 4 % du PIB. L’avertissement d’Artus est clair: «il faut donc bien comprendre que le redressement, à court terme et à long terme, de la croissance des États-Unis se fait au détriment de la croissance du reste du monde».

On pourrait parler, comme le fait Ashley Smith d’un «keynésianisme impérialiste [30]» qui comporte un autre volet, celui des chaînes de valeur mondiales. La pandémie a révélé la dépendance des Etats-Unis de sources d’approvisionnement extérieures, mettant en danger sa sécurité définie au sens large. Le gouvernement a commandé un rapport sur cette question, qui vient d’être rendu public. Son titre est en soi un programme: «créer des chaînes d’approvisionnement résilientes, revitaliser l’industrie manufacturière américaine et favoriser une croissance généralisée [31]».

Il suffit de parcourir la feuille de route [32] tirée de ce rapport pour constater que la cible principale est la Chine qui «en recourant à des interventions hors marché dirigées par l’État [donc illégitimes] s’est emparée de larges segments des chaînes de valeur de plusieurs minéraux critiques et matériaux nécessaires à la sécurité nationale et économique». L’objectif est donc de réduire cette dépendance, par exemple en investissant dans l’extraction et le traitement des terres rares «hors de Chine». Ou encore: «les États-Unis doivent travailler avec leurs alliés et partenaires pour diversifier les chaînes d’approvisionnement en dehors des nations hostiles (adversarial) et des sources dont les normes environnementales et de travail sont inacceptables. Bref, il s’agit de développer ou consolider les liens avec les partenaires acceptables, comme la Corée et le Japon.

Le rapport propose aussi la formation d’un groupe de travail chargé «d’identifier les sites où les minéraux critiques pourraient être produits et traités aux États-Unis» mais évidemment «en respectant les normes les plus élevées en matière d’environnement, de travail et de durabilité». On collaborera avec les «nations tribales» et on consultera les «communautés impactées», mais ces clauses rassurantes n’empêchent pas de frémir à la perspective de désastres écologiques et sociaux à venir.

Mirage et miracle

L’examen de la logique des plans Biden auquel on vient de procéder était sans doute utile mais l’exercice a sans doute quelque chose de trompeur. Jack Rasmus avait raison de remarquer que les sommes annoncées «n’auront d’effets sur l’économie qu’en 2022 ou après, voire pas du tout». Ces réserves sont pleinement confirmées par la proposition que Biden vient de faire récemment aux Républicains [33]. Il abandonnerait le projet d’augmenter le taux d’imposition des sociétés jusqu’à 28% pour fixer à la place un taux d’imposition minimum de 15% visant à garantir que toutes les sociétés paient des impôts. C’est ce même taux de 15% que Biden a mis en avant au sommet du G7, une «coïncidence» qui n’a pas été suffisamment soulignée. En échange, les Républicains devraient accepter de consacrer au moins 1000 milliards de dollars à de nouvelles dépenses d’infrastructure, ou peut-être 1700, alors que, rappelons-le, le Jobs Plan était chiffré à 2300 milliards.

David Sirota et ses co-auteurs, déjà cités, avaient donc raison d’ironiser sur les riches qui sont certes prêts à accepter que l’on distribue de l’argent aux pauvres, mais à condition «de ne pas payer plus d’impôts, de ne pas à avoir à rémunérer leurs travailleurs de manière plus équitable et de ne pas payer plus pour sa livraison DoorDash [une plate-forme]».

L’écart entre les annonces fracassantes de Biden et leur mise en œuvre a donc déjà commencé à se creuser. Mais il est sans doute trop tôt pour conclure qu’il s’agissait exclusivement d’effets d’annonce. Il y a eu une bifurcation idéologique dont l’empreinte sur le contexte social et politique ne devrait pas être effacée du jour au lendemain.

De ce rapide examen, il faut peut-être retenir cette idée que le projet de Biden est avant tout de réaffirmer la suprématie des Etats-Unis vis-à-vis de la Chine. Cela passe par un réarmement de l’industrie nationale et un contrôle plus étroit des fournisseurs, le tout étant financé grâce au «privilège exorbitant» du dollar. Cela veut dire que la même politique n’est pas possible pour une Union européenne par ailleurs profondément divisée. Soit dit en passant, on touche là à un point aveugle de la fameuse «théorie monétaire moderne» qui professe qu’il n’existe pas de limite au déficit puisqu’il suffit d’émettre de la monnaie. Sauf qu’il faut aussi, semble-t-il, pouvoir attirer des capitaux.

Pour l’instant, «rien n’a fondamentalement changé dans la dynamique de pouvoir entre les travailleurs et les employeurs» comme le notent David Sirota et ses co-auteurs. De ce point de vue, le critère est sans doute le destin du «Plan familles» qui pourrait potentiellement modifier la répartition des revenus et établir un rapport de force différent. En tout état de cause, la mise en œuvre effective de la politique annoncée par Biden va donc passer par un bras de fer avec les classes dominantes et il est permis de douter de sa capacité ou de sa volonté d’imposer des «compromis» qui leur seraient trop défavorables. Mais il a aussi éveillé des aspirations peut-être plus durables que ses promesses.

Notes

 [1] Olivier Passet, « La relance keynésienne phénoménale des Etats-Unis », Xerfi, 8 février 2021.

 [2] cité par Jeff Stein, « Biden’s $1.9 trillion relief plan reflects seismic shifts in U.S. politics », The Washington Post, March 7, 2021.

 [3] Steve Wamhoff, « Estimates of Cash Payment and Tax Credit Provisions in American Rescue Plan », Institute on Taxation and Economic Policy, March 7, 2021.

 [4] Joe Biden, « first address to Congress », CNN, April 28, 2021. Voir aussi : « Biden’s big 3: What the president said about his American Rescue, Jobs and Families Plans », Spectrum News, April 28, 2021.

 [5] voir : « Biden’s $4 Trillion Economic Plan », The New York Times, May 25, 2021.

 [6] White House, « The American Jobs Plan », Fact Sheet, March 31, 2021.

 [7] Joe Biden, « first address to Congress », déjà cité.

 [8] cité par Jake Johnson, « Critics Warn Biden Infrastructure Plan ‘Falls Woefully Short’ on Climate Crisis », Common dreams, March 31, 2021.

 [9] Kenny Stancil, « Ocasio-Cortez Says Biden Infrastructure Plan ‘Needs To Be Way Bigger‘ », Common dreams, March 31, 2021.

 [10] Susan Watkins, « Paradigm shifts. US and EU recovery programmes », New Left Review n° 128, march-april 2021.

 [11] David Sirota, Julia Rock, and Andrew Perez, « The American Rescue Plan’s Money Cannon Is Great, But Not Enough », dailyposter, March 11, 2021.

 [12] Romaric Godin, « Que reste-t-il des ambitions économiques de Joe Biden ? » Mediapart, 5 juin 2021.

 [13] Jennifer Epstein, « Biden Tells Elite Donors He Doesn’t Want to ‘Demonize’ the Rich », Bloomberg, 19 juin 2019.

 [14] Penn Wharton Budget Model, « Analysis of the Biden Platform » October 28, 2020.

 [15] « Biden Seeks $80 Billion to Beef Up I.R.S. Audits of High-Earners », The New York Times, April 27, 2021.

 [16] Congressional Budget Office, « Trends in the Internal Revenue Service’s Funding and Enforcement », July 2020.

 [17] John Guyton, Patrick Langetieg, Daniel Reck, Max Risch, Gabriel Zucman, « Tax evasion at the top of the income distribution: theory and evidence », NBER, March 2021.

 [18] Natasha Sarin & Lawrence H. Summers, « Shrinking the Tax Gap: Approaches and Revenue Potential », taxnotes, November 18, 2019.

 [19] « Biden’s American Jobs Plan offers lots of fuel for growth », Oxford Economics, 8 June 2021.

 [20] David Leonhardt, « Biden’s Modest Tax Plan », The New York Times, May 4, 2021.

 [21] Adie Tomer, Joseph W. Kane, « To protect frontline workers during and after COVID-19, we must define who they are », Brookings, June 10, 2020.

 [22] Molly Kinder and Laura Stateler, « Essential workers comprise about half of all workers in low-paid occupations. They deserve a $15 minimum wage », Brookings, February 5, 2021.

 [23] Joseph E. Stiglitz, « La fausse piste de l’inflation », Project Syndicate, June 7, 2021.

 [24] Jack Rasmus, « Inflation Myths & the US Economic Rebound 2021 », May 12, 2021.

 [25] « These businesses found a way around the worker shortage », Washington Post, June 10, 2021.

 [26] Neil Irwin, « Workers Are Gaining Leverage Over Employers Right Before Our Eyes », The New York Times, June 5, 2021.

 [27] En milliers de dollars par an. Source : Federal Reserve Bank of New York, Center for Microeconomic Data.

 [28] The Conference Board, « The Reimagined Workplace a Year Later », May 2021.

 [29] Patrick Artus, « Une stratégie complètement égoïste des États-Unis », 26 mai 2021.

 [30] Ashley Smith, « Imperialist Keynesianism », Tempest, May 18, 2021.

 [31] The White House, « Building Resilient Supply Chains, Revitalizing American Manufacturing, and Fostering Broad-Based Growth », June 2021.

 [32] The White House, « Biden-Harris Administration Announces Supply Chain Disruptions Task Force to Address ShortTerm Supply Chain Discontinuities », June 8, 2021.

 [33] Jarrett Renshaw, David Shepardson, « Biden proposes 15% corporate minimum tax to win Republican backing of infrastructure plan » Reuters, June 4, 2021.

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