Entretien avec David McNally conduit par Snehal Shingavi
Alors que les premières grèves et des ripostes plus larges éclatent au milieu d’une économie en forte crise et d’une pandémie qui explose, David McNally, socialiste et professeur d’histoire à l’Université de Houston – auteur reconnu de nombreux ouvrage parmi lesquels Global Slump. The Economics and Politics of Crisis and Resistance (2010) et à paraître sous peu Blood and Money: War, Slavery and the State (2020) –, s’est entretenu avec Snehal Shingavi du Journal of Texas Marxism – Section 44 – sur ce qui est en arrière-fond de la crise et sur ce qui se présente pour la gauche pour la suite.
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Avant mars 2020, nous voyions déjà les signes d’un ralentissement économique mondial: l’Inde avait revu ses données de croissance à la baisse, la Chine voyait ses exportations se contracter et les Etats-Unis affichaient certains de leurs plus faibles taux de croissance depuis un certain temps. Quelles étaient les caractéristiques et les causes de cette contraction économique? Pourquoi l’économie mondiale ne s’est-elle pas redressée depuis la récession de 2008-2009?
La crise de 2008-2009 a été l’une des quatre grandes contractions de l’histoire du capitalisme (les précédentes ayant eu lieu en 1873-96, 1929-39 et 1971-82). Pourtant, contrairement aux précédentes, la dernière n’a pas provoqué une décennie ou plus de panique, de faillites et de taux de chômage à deux chiffres. Au lieu de cela, les banques centrales se sont engagées dans un plan de sauvetage sans précédent – injectant plus de 19’000 milliards de dollars dans le seul système financier étasunien – et ont ainsi empêché un effondrement catastrophique. Dans le même temps, elles ont fait baisser les taux d’intérêt à des niveaux historiquement bas et les ont maintenus à ce niveau afin que les banques et les entreprises puissent effectivement obtenir des fonds gratuitement.
L’ironie est qu’en sauvant le système financier, les banques centrales ont également bloqué le mécanisme de «nettoyage» hautement destructeur du capitalisme [destruction de capital]. En effet, dans une économie capitaliste, un crash de grande ampleur pousse les entreprises les moins productives à la faillite, ce qui permet aux survivants de les absorber ou de s’emparer de leurs parts de marché. «Normalement», une dépression de dix ans accompagnée d’un chômage de masse tend à faire baisser les salaires des travailleurs. Une fois que les faillites d’entreprises ont été suffisamment répandues et que les salaires ont chuté suffisamment, les entreprises survivantes découvrent que des coûts plus bas et des marchés plus vastes rendent à nouveau viable un investissement rentable. Elles recommencent enfin à investir dans de nouvelles usines, mines et complexes administratifs, ainsi que dans de nouveaux équipements et machines. Le marasme cède alors la place à l’expansion et un nouveau cycle d’expansion et de ralentissement s’amorce.
Mais en utilisant les plans de sauvetage de 2008-10 pour empêcher un ralentissement dévastateur, les banques centrales ont bloqué cette réorganisation destructrice de l’économie capitaliste qui jette les bases d’une nouvelle vague d’expansion. En bref, en court-circuitant un effondrement profond et durable, elles ont également court-circuité un nouvel essor.
Bien entendu, l’économie a connu une «reprise» statistique à partir de 2010. Mais il s’agissait de loin de la reprise la plus anémique de l’après-guerre. Un boom typique se caractérise par des taux de croissance soutenus de cinq à dix pour cent par an. Mais au cours de la décennie qui a suivi 2009, le Japon a connu une croissance annuelle moyenne de 1,4%, l’Europe de 1,8% et les Etats-Unis de 2,5%. Ces taux de croissance frisent la stagnation.
Les niveaux d’investissement des entreprises ont été extrêmement faibles dans une large mesure parce que, plutôt que de faire disparaître les entreprises les moins efficaces par des faillites généralisées, des milliers d’entreprises ont été soutenues uniquement grâce à l’argent gratuit offert par les banques centrales. Ces «entreprises zombies» n’ont survécu que grâce à une décennie de mise sous respirateur. Mais elles sont maintenant chargées de dettes et pourraient facilement s’effondrer si le nouveau marasme s’aggrave, comme cela risque de se produire.
Et tout comme les investissements ont largement stagné depuis 2010, la croissance des salaires a été presque inexistante. Plus de 40% de tous les salarié·e·s aux Etats-Unis, par exemple, gagnent 18’000 dollars ou moins par an. C’est pourquoi des millions de ménages de la classe ouvrière n’ont gardé la tête hors de l’eau qu’en s’endettant davantage. Ils ne sont pas en mesure de surmonter un ralentissement économique.
Le seul véritable boom qui a eu lieu de 2009 à 2019 a été celui du marché boursier. Là, les billions pompés par les banques centrales ont été utilisés pour acheter des actions, en grande partie sous forme de rachats d’actions d’entreprises qui font passer les profits dans les mains des actionnaires les plus riches. C’est l’une des raisons pour lesquelles 90% de toutes les nouvelles richesses créées au cours de la dernière décennie sont passées entre les mains de ce 1%.
Mais la valeur des actions – qui donnent droit à une partie des bénéfices futurs d’une entreprise (sous forme de dividendes) – ne peut pas être synchronisée avec l’état des bénéfices réels de l’entreprise pendant longtemps. Elle doit finalement être alignée sur l’état réel des bénéfices. Ces derniers ont commencé à baisser en 2016. Ils ont ensuite bénéficié d’un coup de pouce massif grâce aux réductions de l’impôt sur les sociétés de Donald Trump. Mais en 2019, ils ont de nouveau baissé. En fait, l’automne dernier, les marchés financiers ont connu tellement de stress et de turbulences que la Banque centrale (la FED) a commencé à effectuer des transfusions financières sur le marché. Lorsque la pandémie de coronavirus a éclaté en janvier de cette année, l’économie mondiale était déjà au début de la récession. Pour aggraver les choses, à ce moment précis, l’Arabie saoudite et la Russie se sont lancées dans une guerre des prix du pétrole, qui a dévasté une grande partie de l’industrie énergétique. Pour un système capitaliste qui était déjà sidéré, la pandémie a été un coup de massue gigantesque.
La pandémie mondiale de coronavirus a engendré encore plus de défis pour l’économie. Si elle donne à la classe dirigeante un alibi idéologique pour la crise (qu’elle était, selon les termes de Michael Robert, «exogène» au capitalisme), elle pose également de nouveaux défis aux classes dirigeantes du monde entier, car elles ne peuvent pas résoudre la crise de santé publique et la crise économique en même temps. Quel sera l’impact de la pandémie de coronavirus sur l’économie et quelles seront ses répercussions sur le ralentissement déjà en cours?
En termes économiques, la pandémie est désastreuse. D’énormes pans de l’industrie des services – compagnies aériennes, hôtels, tourisme – sont effectivement fermés. Les restaurants, les bars et les cafés au mieux claudiquent. Des centaines de millions de personnes vivent avec des commandes par e-commerce. Les entreprises de fabrication non essentielles sont inactives ou fonctionnent à capacité réduite [l’automobile, entre autres]. Selon les prévisions, l’activité économique pourrait chuter de 30% ou plus d’ici le deuxième trimestre de 2020. Les marchés boursiers ont déjà chuté de 25% aux Etats-Unis, et davantage encore dans d’autres pays.
Au-delà de cela, la pandémie pose également d’énormes défis sociaux au capitalisme. Plus important encore, elle met en évidence le fait qu’un système de production à but lucratif est mal équipé pour sauver des vies humaines. Elle expose l’inhumanité d’une économie qui fait passer les profits avant les personnes. Pour éviter des millions de morts, les gouvernements s’efforcent de stimuler la production d’équipements médicaux de base, d’augmenter le nombre de lits de soins intensifs, de mettre fin aux expulsions, voire dans certains cas de loger les sans-abri. Bien sûr, toutes ces choses devraient être au cœur de tout ordre social humain. Mais le capitalisme néglige systématiquement la protection des vies, de la même manière qu’il endommage systématiquement l’environnement naturel. Et maintenant, l’irrationalité d’une telle façon d’organiser nos vies est mise à nu.
Ainsi, en même temps que la pandémie aggrave le marasme économique, elle engendre également d’énormes défis sociaux et idéologiques pour le capitalisme.
Au Texas, nous avons assisté à une réaction contradictoire entre le coronavirus et l’économie. Alors que certains dirigeants de l’Etat sont déterminés à remettre les gens au travail le plus rapidement possible, les dirigeants municipaux, en particulier dans les zones urbaines plus denses, s’engagent à résoudre d’abord la crise de santé publique. Conjuguée au choc pétrolier (la chute très rapide des prix du pétrole) et à l’épuisement des recettes des impôts à la consommation (TVA) – dont dépend en grande partie le budget de l’Etat – à quoi peut-on s’attendre pour l’économie du Texas?
L’économie du Texas est en grande difficulté. Commençons par l’industrie pétrolière, qui est un élément clé de l’économie de cet Etat.
Le prix mondial du pétrole est en plein crash historique. Depuis janvier, le prix est passé d’environ 70 dollars le baril à moins de 25 dollars. Le pétrole brut West Texas Intermediate s’est effondré sous les 20 dollars le baril aujourd’hui (31 mars). Les entreprises du secteur de l’énergie, dont des géants comme Exxon Mobil, Halliburton et Shell, ont réduit leurs projets d’investissement de plusieurs milliards de dollars. Des milliers d’employés de l’industrie énergétique sont sans emploi.
Tout cela a des retombées considérables. A Houston, plus d’un quart de tous les emplois manufacturiers sont liés aux industries pétrolière et gazière. Il n’est donc pas surprenant qu’à la fin du mois de mars 2020, l’indice manufacturier du Texas, qui suit l’activité économique dans ce secteur, ait chuté plus rapidement que jamais. D’énormes licenciements sont en cours. En plus des dégâts considérables qui vont survenir dans les secteurs de l’énergie et de l’industrie manufacturière, le Texas, comme toutes les grandes économies, connaît de terribles pertes d’emplois dans les services de restauration et d’hôtellerie, ainsi que dans les sports et les loisirs.
L’énorme dépendance de l’Etat à l’égard des impôts à la consommation (TVA) va également faire des ravages. Un tiers du budget du Texas provient du gouvernement fédéral. Le reste, soit près de 60%, provient de la TVA. Mais que se passe-t-il lorsque les ventes de voitures, d’appareils électroniques, de meubles, de vêtements, de billets de sport, etc. tombent d’une falaise? On peut s’attendre à ce que les recettes du gouvernement diminuent de plusieurs milliards dans les mois à venir, alors que les dépenses publiques augmentent pour faire face à la pandémie. Le gouvernement pourrait bien essayer d’imposer des coupes draconiennes dans les services sociaux une fois que nous serons sortis de la crise. Le travail de la gauche sera de s’opposer vigoureusement à cela et de faire campagne à la place pour une augmentation des impôts sur les sociétés et les riches.
Nous avons déjà commencé à voir quelques signes de militantisme ouvrier. Il y a deux ans, Red4Ed [réseau en faveur du système éducatif] a utilisé les médias sociaux à son avantage pour développer des plans de grève générale avant la direction des syndicats dans plusieurs Etats. Il semblerait que certains travailleurs occupant des emplois dits «essentiels» (infirmières, transport, entrepôt, magasins d’alimentation) parlent également d’actions syndicales, notamment parce que leur emploi ne leur offre pas de mesures de sécurité adéquates. Etant donné que vous avez récemment parlé du «retour de la grève de masse», quelles possibilités et opportunités voyez-vous pour les actions syndicales à l’heure actuelle?
C’est l’un des développements les plus passionnants et les plus stimulants des premiers jours de cette crise. Nous avons déjà assisté à des grèves sauvages de travailleurs de grandes surfaces d’alimentation, de chauffeurs de bus, d’employés d’entrepôts d’Amazon, d’employés du secteur de la santé et de travailleurs de l’automobile. Ils réclament tous des équipements de protection, des indemnités de risque et la dignité au travail. Ils comprennent de plus en plus que le capitalisme ne les protégera pas. Ils doivent plutôt compter sur eux-mêmes et sur la solidarité des autres travailleurs et travailleuses.
Les protestations des salari·é·e·s visant à faire face à la crise au sens large sont tout aussi encourageantes. Ainsi, les employés de General Electric sont sortis de l’usine pour exiger que celle-ci se mette à produire des ventilateurs/respirateurs. À Wichita, au Kansas, les travailleurs syndiqués ont demandé que leurs usines produisent des masques faciaux et d’autres équipements médicaux. Non seulement les travailleurs se mettent en grève pour défendre leur vie, mais ils se mettent aussi en grève pour la vie des autres.
Parallèlement, il existe des mouvements pour occuper les logements vacants, coordonner les grèves des loyers, loger les sans-abri, ouvrir les prisons et les centres de détention. Tout cela fait aussi partie de l’idée de faire passer la vie avant le profit.
La tâche de la gauche socialiste est de trouver comment diffuser ces luttes, les relier à des mouvements généralisés et construire en même temps une politique de solidarité de la classe laborieuse et de lutte : un socialisme radical. Ce ne sera pas une tâche facile. Mais peu de choses seront faciles pendant cette crise et cette pandémie. Cependant, certains éléments d’un nouveau cours pour la société apparaissent tout autour de nous. Il est vrai que le nouveau est encore «en train de lutter pour naître», pour citer Antonio Gramsci. Mais il lutte. Et notre meilleur espoir est d’aider ces luttes de manière à construire l’unité, à combattre la détermination et à clarifier la vision – une vision de la solidarité socialiste engagée dans la vie plutôt que dans le capitalisme. (Entretien publié 6 avril 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
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