Par Luca Trenta, Emil Archambault et Sophie Duroy
Lorsque les Forces de défense israéliennes (IDF) ont assassiné le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, dans un bunker souterrain à Beyrouth le 27 septembre [1], le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a revendiqué la responsabilité de l’assassinat. «Nasrallah n’était pas un terroriste», s’est-il vanté. «C’était lui Le terroriste.»
La Maison Blanche a envoyé des messages au ton tout autant de défi. Le président américain, Joe Biden, a qualifié l’assassinat de «mesure de justice pour ses nombreuses victimes». De son côté, le porte-parole du département d’Etat a qualifié son assassinat de «bienfait absolu» [2].
Ni Israël ni le gouvernement américain n’ont déploré le fait que 300 civils aient été tués dans l’attentat. Peut-être les ont-ils considérés comme des «dommages collatéraux» acceptables.
Mais si de nombreux dirigeants «mondiaux» ont condamné l’escalade de la violence dans la région, les réactions ont été plus discrètes lorsqu’il s’est agi de condamner l’assassinat lui-même. A l’exception des alliés du Hezbollah, la plupart des gouvernements sont restés silencieux ou ont accepté l’argument selon lequel l’assassinat était «juste» [3]. En fait, la réaction à l’assassinat de Nasrallah suggère que les gouvernements occidentaux sont de plus en plus à l’aise avec le recours aux assassinats ciblés, au point qu’un assassinat effronté et reconnu n’a pas déclenché de condamnation significative.
Pour Israël, les «assassinats ciblés» sont devenus une politique officielle au début des années 2000, dans le cadre de ses efforts pour faire face à ce qu’on appelle «L’Intifada Al-Aqsa». En juillet 2001, les affirmations d’Israël selon lesquelles les frappes contre les militants palestiniens n’étaient pas des assassinats ont été largement rejetées, y compris par les responsables états-uniens, qui les ont qualifiées d’«exécutions extrajudiciaires».
Israël n’a pas été découragé. Comme les autorités israéliennes l’ont admis par la suite, elles ont lancé une campagne concertée pour remodeler le droit international. «Si vous faites quelque chose pendant suffisamment longtemps», a déclaré un fonctionnaire, «le monde l’acceptera». [Cité dans l’ouvrage de Michael j. Boyle, The Drone Age, Oxford University Press, 2020]
Les assassinats ciblés
Après avoir interdit les assassinats politiques en 1976 à la suite d’une enquête du Congrès, le gouvernement américain a commencé, dans les années 1980, à développer des arguments juridiques permettant de cibler les terroristes sans tenir compte de l’interdiction. La position de Washington a de nouveau changé à la suite du 11 septembre 2001. L’administration Bush en est venue à considérer les «assassinats ciblés» comme un élément important de sa «guerre mondiale contre le terrorisme».
En 2002, les Etats-Unis ont effectué la première frappe de drone réussie en dehors d’une zone d’hostilité active, au Yémen. Cette frappe a tué Qaed Salim Sinan al-Harethi, l’un des terroristes responsables de l’attaque contre l’USS Cole [un destroyer se trouvant dans le Port d’Aden le 12 octobre 2000, ayant fait 17 morts], ainsi qu’un citoyen américain qui voyageait avec lui.
Le gouvernement des Etats-Unis n’a fait qu’une allusion indirecte à cette frappe, mais les responsables américains ont rejeté les critiques de l’ONU.
Les assassinats ciblés, principalement par le biais de frappes de drones, ont connu une expansion radicale au cours du premier mandat d’Obama [initié en 2009]. Plus important encore, sous Obama, le gouvernement des Etats-Unis s’est engagé plus explicitement dans un effort pour justifier les frappes de drones au regard du droit international. [Voir l’ouvrage de Rebecca Sanders, Plausible Legality, Oxford University Press, 2018]
D’un point de vue politique et stratégique, les membres de l’administration ont qualifié les assassinats ciblés de «chirurgicaux». Ils ont été présentés comme étant meilleurs que d’autres formes de bombardements et – sans aucun doute – meilleurs que la guerre conventionnelle.
Sur le plan juridique, les gouvernements états-uniens successifs ont développé une notion élargie de la légitime défenseet de la menace imminente, arguant – en particulier – que les Etats-Unis pouvaient frapper un terroriste même s’il ne représentait pas une menace immédiate. Le gouvernement des Etats-Unis se réfère souvent à la jurisprudence israélienne dans ses arguments juridiques.
Ces interprétations douteuses du droit des conflits armés et des droits de l’homme, ainsi que d’autres, ont été utilisées par les Etats-Unis pour se doter (et doter leurs alliés) d’un véritable feu vert pour cibler des terroristes (présumés) dans des pays du monde entier.
L’assassinat par l’administration Trump du chef militaire iranien Qassem Soleimani en janvier 2020 a adapté ces arguments au ciblage d’un représentant de l’Etat. Les représentants de l’administration ont d’abord invoqué la légitime défense et le caractère imminent de la menace de Soleimani pour justifier la frappe. Mais ces arguments ont été rapidement abandonnés. Les responsables états-uniens ont plutôt affirmé que Soleimani avait du sang américain sur les mains, un argument qui évoquait davantage la vengeance que la légitime défense.
Pourtant, l’assassinat n’a suscité que peu de condamnations internationales. En fait, deux jours après la mort de Soleimani, une déclaration commune des gouvernements britannique, français et allemand s’est contentée de condamner ce qu’elle décrivait comme le rôle de l’Iran dans la violence qui sévit dans la région. Elle ne mentionnait même pas l’assassinat de Soleimani.
Ces notions ont perduré. En 2021, Joe Biden a partiellement justifié le retrait d’Afghanistan par la disponibilité de capacités d’intervention «au-delà de l’horizon» pour «agir de manière ferme et décisive en cas de besoin». Un an plus tard, la stratégie de sécurité nationale des Etats-Unis a salué l’assassinat du chef d’Al-Qaida, Ayman al-Zawahiri, à Kaboul à la fin du mois de juillet 2022, comme une preuve de la validité de ce concept.
Quelle justice?
A ce stade, le gouvernement des Etats-Unis a cessé de s’engager dans des justifications juridiques élaborées. Il se contentait d’affirmer que «justice avait été rendue». Il s’agit de la même rhétorique que celle utilisée par Barack Obama dans son discours annonçant la mort du cerveau du 11 septembre, Oussama Ben Laden, qui avait déclaré que «justice a été rendue».
Bien que, d’un point de vue juridique, les assassinats de Ben Laden et d’Al-Zawahiri aient tous deux été très controversés, les Etats-Unis n’ont pas ressenti le besoin de justifier l’un ou l’autre au regard du droit international.
Comme le montre l’assassinat de Nasrallah, les efforts de légitimation déployés par Israël et les Etats-Unis ont si bien réussi à normaliser l’assassinat que, même lorsqu’ils reconnaissent les assassinats, ils ne s’engagent plus que rarement dans des justifications juridiques. Ils se contentent de parler de «justice».
Deux dynamiques principales ont contribué à la normalisation des assassinats et des meurtres ciblés.
Premièrement, ils sont plus nombreux. Dans la conduite de leurs politiques étrangères (secrètes), certains pays ont désormais régulièrement recours aux assassinats et aux exécutions ciblées. Ils les présentent comme des solutions «chirurgicales» et de meilleures alternatives stratégiques aux attaques terrestres et aux bombardements aériens de grande envergure (bien que ces derniers aient régulièrement lieu en même temps que les «assassinats ciblés»).
Deuxièmement, plusieurs Etats – mais surtout Israël et les Etats-Unis [sans oublier la Russie, la Turquie, etc.] – ont été à l’avant-garde d’un effort visant à justifier leur conduite comme étant compatible avec le droit international. L’héritage mortifère de ce processus est qu’une frappe peut désormais être ouvertement revendiquée comme un «assassinat», sans avoir besoin de recourir à l’énoncé «frappe chirurgicale», ou comme une alternative à la guerre terrestre [qui peut aller de pair], sans crainte de répercussions internationales.( Article publié sur le site anglais The Conversation, en date du 3 octobre 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
Luca Trenta Professeur associé en relations internationales, Université de Swansea (sud du Pays de Galle). Emil Archambault Addison Wheeler Fellow à la School of Government and International Affairs, Durham University. Sophie Duroy Maître de conférences en droit, Essex Law School, Université d’Essex.
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[1] Selon L’Orient-Le Jour du 29 septembre, qui cite le New York Times «qui a analysé avec des experts une vidéo postée par l’armée israélienne samedi, les avions qui ont bombardé, vendredi soir [27 septembre] le QG du Hezbollah, dans la banlieue sud de Beyrouth, et causé la mort de Hassan Nasrallah, transportaient des bombes d’une tonne. Sur cette vidéo, poursuit le quotidien américain, les avions sont équipés d’au moins 15 bombes d’une tonne, dont la BLU-109 fabriquée aux Etats-Unis “avec un kit JDAM, un système de guidage de précision qui s’attache aux bombes, selon Trevor Ball, un ancien technicien américain du déminage”. Ces bombes, un type de munition connu sous le nom de «bunker busters», peuvent pénétrer sous terre avant de détoner. Une analyse confirmée par un autre expert.» Le quotidien libanais poursuit: «En mai, l’administration Biden avait annoncé avoir suspendu une livraison de bombes d’une tonne à Israël en raison de préoccupations concernant la sécurité des civils à Gaza, rappelle le NYT.» (Réd.)
[2] Dans l’émission «Culture Monde» du 4 octobre 2024 sur France Culture, Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, déclare: «Je suis époustouflé de la réaction de Biden, suite à l’annonce de l’assassinat de Nasrallah, qui déclare que “justice a été faite” […] C’est la négation du droit international même si on ne porte pas Nasrallah dans son coeur.»
[3] Les auteurs ne traitent pas ici des caractéristiques politiques du Hezbollah et de son action criminelle dans le soutien à la dictature de Bachar al-Assad. Il est possible à ce propos de se rapporter à l’ouvrage de Joseph Daher, Le Hezbollah. Un fondamentalisme religieux à l’épreuve du néolibéralisme, Ed. Syllepse, 2029, et à l’ouvrage collectif de référence Syrie. Le pays brûlé. Le livre Noir des Assad, Le Seuil, 2022. (Réd.)
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