Pérou. Une mobilisation à la croisée des chemins. La menace du camp militariste. La détermination populaire. Entretien avec Hernando Cevallos

Hernando Cevallos

Par Carlos Noriega (Lima)

Hernando Cevallos, un médecin de 66 ans, a été le premier ministre de la Santé du gouvernement de Pedro Castillo. Il s’est attaqué avec succès à la pandémie de Covid et a mené la campagne de vaccination, ce qui a fait de lui le ministre le plus reconnu de ce gouvernement. Toutefois, il a quitté ce poste un peu plus de six mois après son entrée au gouvernement en raison de la pression exercée par le Perú Libre (PL), le parti qui a porté Castillo au pouvoir, pour qu’il place un de ses militants au ministère. Hernando Cevallos, un dirigeant de gauche de longue date, n’est pas un militant du PL. Il a étudié la médecine à l’Universidad Nacional de La Plata (Buenos Aires, Argentine). Il a ensuite vécu pendant plusieurs années en Argentine, où vit aujourd’hui l’un de ses fils. Il a commencé à étudier en 1975 et a dû vivre sous la dictature [des militaires argentins]. Il affirme que plusieurs de ses camarades ont disparu et qu’il a témoigné devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme pour dénoncer ces disparitions. Lorsqu’il est retourné au Pérou dans les années 1990, il a rejoint le secteur de la santé publique et la gauche. Leader syndical, il a été élu en 2016 député du Frente Amplio (gauche), poste qu’il a quitté en 2019 lorsque Martín Vizcarra [président de la République du Pérou de mars 2018 à novembre 2020] a dissous le Congrès [en septembre 2019]. Il a participé à la mobilisation massive dans les rues de Lima jeudi dernier pour exiger la démission de Dina Boluarte. Nous nous sommes entretenu avec lui.

Quel bilan faites-vous des mobilisations populaires qui ont organisé la présence de personnes de tout le pays à Lima jeudi dans «la prise de Lima» [voir à ce sujet l’article publié sur ce site le 20 janvier]?

C’est un véritable mouvement social, les gens veulent être entendus et ils ne le sont pas. Les mobilisations sont massives. Les gens se sentent complètement abandonnés. Cela s’est aggravé. Ces mobilisations ont des leaders régionaux. La mobilisation à Lima a été massive. Malgré les énormes difficultés, elle a été l’expression de la présence d’importantes délégations venues de différentes régions du pays. Cela nous montre aussi que le camp populaire doit améliorer son organisation, mieux centraliser son leadership. Cette mobilisation a montré l’intransigeance de la police, qui a entravé en permanence toute la marche. La stratégie contre les marches a été de tirer pour tuer afin de démobiliser la population de la manière la plus brutale, pour diminuer l’intensité de la réponse sociale et populaire. Mais ils n’ont pas réussi. Au contraire, ils ont suscité un niveau d’indignation croissant. Les médias tentent de minimiser ces marches et parlent à longueur de journée de manifestant·e·s violents, essayant de faire en sorte que les actes de violence qui ont eu lieu soient considérés comme une généralité.

Pensez-vous que derrière ces actions violentes dans les manifestations il y a des infiltrés qui répondent à la droite, au fujimorisme [en rapport avec Keiko Fujimori, dirigeante de Force populaire, parti libéral conservateur, et fille d’Alberto Fujimori]?

Je n’ai aucun doute là-dessus. Il existe un mouvement violent d’extrême droite lié au fujimorisme appelé La Resistencia (La Résistance), qui est très organisé et possède une capacité opérationnelle. Il s’infiltre dans les marches et organise des initiatives violentes afin de casser toute sympathie de l’opinion publique pour ces protestations.

Que pensez-vous du message de Boluarte, jeudi soir, 19 janvier, dans lequel elle applaudit la répression et criminalise les manifestations?

C’est un message irresponsable, qui nous montre le désespoir du gouvernement qui ne peut pas contrôler la situation. Il révèle qu’il a le sentiment de ne pas avoir de solution. Ce message reflète leur crainte des luttes populaires qui se développent. Leurs tenants justifient la violence de la répression parce qu’ils savent que leur démission du gouvernement implique d’être poursuivis pour crimes contre l’humanité. Les secteurs qui représentent les groupes de pouvoir savent que s’ils perdent ce bras de fer face aux protestations populaires, ce qui est en jeu, ce sont des changements fondamentaux et structurels. Ils savent que l’enjeu est bien plus important que le destin de la présidente par intérim Dina Boluarte. La présence d’un secteur militariste pour lequel la «solution» doit s’imposer par le sang et le feu a été vérifiée.

Après le message de Dina Boluarte, reste-t-il une place pour le dialogue ou a-t-on atteint un point de non-retour?

Je ne vois pas de sortie de crise avec Dina Boluarte. Je pense qu’il y a un point de non-retour. Il y a des revendications du peuple qui ne peuvent pas être abandonnées. Ce que le peuple ne pardonnera pas, c’est le nombre de morts. Des manifestant·e·s qui n’avaient pas d’arme à la main ont été tués. Les protestations continueront parce que les blessures sont trop graves et les niveaux de mobilisation trop élevés. Ce problème ne sera pas résolu tant qu’il y aura de l’impunité. Il n’y a pas d’issue qui permette à ce gouvernement de continuer avec le poids de ce fardeau de morts. La démission de Boluarte est inévitable.

Dina Boluarte a insisté sur le fait qu’elle ne démissionnera pas.

Si la mobilisation est maintenue et que davantage de secteurs sociaux se joignent à la lutte, au-delà d’une déclaration provocatrice, le gouvernement pourrait faire marche arrière et Boluarte pourrait démissionner. L’une des raisons pour lesquelles elle ne démissionne pas est qu’elle sait qu’il n’y a pas de renouveau politique possible pour elle. Si elle démissionne, elle sera certainement poursuivie pour les meurtres de manifestant·e·s et finira en prison.

Si Boluarte ne démissionne pas et que le Congrès n’avance pas à cette année les élections prévues pour 2024, que pourrait-il se passer?

Cela ouvre un scénario très risqué pour le pays, avec la possibilité d’un affrontement beaucoup plus grand, avec des conséquences terribles, beaucoup plus graves que ce qui se passe actuellement. Les gens sont très indignés.

Si Boluarte démissionne, elle sera remplacée par le président du Congrès, le général à la retraite d’extrême droite José Williams, qui a été accusé par le passé de violations des droits de l’homme. Au lieu de résoudre la crise, cela ne va-t-il pas l’aggraver?

La démission de Boluarte ne suffira pas à résoudre la crise; la population exige également la démission de José Williams afin qu’un nouveau conseil du Congrès puisse entrer en fonction et qu’un nouveau président remplace Dina Boluarte. La démission de José Williams est également indispensable. Le peuple a une position très claire, il vient d’une expérience de répression très dure, il veut que Boluarte et Williams partent. Il veut des élections cette année, il veut que tous les assassins de manifestant·e·s soient jugés et il veut qu’un référendum soit organisé pour une Assemblée constituante.

Comment interprétez-vous les accusations de liens avec le terrorisme portées par le gouvernement et la droite contre les manifestations ?

Les partisans du pouvoir doivent dire quelque chose pour justifier la barbarie qu’ils infligent. Ces affirmations ne résistent pas à la moindre analyse, il n’y a aucun moyen de les justifier. Aucune des personnes tuées n’a été trouvée en possession d’une arme, il n’y a aucun moyen de dire que les forces de sécurité se sont défendues. Selon les experts, les coups de feu ont été tirés pour tuer. Il y a un vrai plan politique.

Quel est ce plan politique?

…mettre en place un régime policier, un régime dictatorial, probablement avec des caractéristiques populistes. Ce plan implique que la droite gagne les élections et reste au pouvoir. C’est pourquoi ils ont mis tant d’énergie à démobiliser les gens.

La gauche a-t-elle un choix à faire lors des prochaines élections ?

Ce que l’expérience de ces deux derniers mois nous montre, c’est que le désir de changement, la clarté avec laquelle notre peuple identifie les ennemis de classe, les groupes de pouvoir, la nécessité de lutter contre la corruption et pour des changements profonds, sont plus vivants que jamais. La droite n’a pas été capable de tuer cela. La gauche a le défi d’ajuster son programme à ce que veut le Pérou, de rechercher les niveaux de coordination et d’unité nécessaires parce que la droite dispose d’une force qui ne peut être affrontée par un parti de gauche isolé. La gauche a un capital énorme, qui réside dans l’espoir du peuple, et cela se manifeste par ces mobilisations massives de personnes qui ne se sont pas laissées duper par la droite.

Avez-vous été surpris par le niveau de soutien à Pedro Castillo après sa chute?

Même s’il n’a pas tenu ses promesses, il continue d’être une référence populaire, les gens ont toujours le sentiment qu’il est l’un des leurs. Il y a un secteur qui vient défendre Castillo parce qu’il a été maltraité [arrêté et incarcéré] et cela a suscité l’indignation de la population. J’ai l’impression que cela va au-delà de Castillo. Les gens ne se concentrent pas sur le retour de Castillo comme moyen de résoudre la situation. C’est un phénomène qui résulte de nombreuses années de désintérêt des dominants pour le peuple péruvien. Le Pérou n’est jamais devenu une nation, vous parcourez le pays et vous voyez des endroits où l’Etat n’existe pas. Les personnes qui se sentent négligées se sont identifiées à la candidature de Pedro Castillo parce qu’elles l’ont vu comme un homme des hauts plateaux, comme un cholo, mais un humble cholo comme eux, pas un cholo comme Alejandro Toledo [président de 2001 à 2006, son épouse, Eliane Karp, anthropologue de nationalités belge, états-uniennes, ayant fait ses études à l’Université de Stanford]. Et c’est pourquoi il l’a fait sien. On peut l’accuser d’être un voleur, de ne pas bien faire les choses, de ne pas bien parler, mais le peuple a le sentiment qu’il est l’un des leurs et qu’on le lui a enlevé.

Comment évaluez-vous le gouvernement de Castillo maintenant?

C’était un gouvernement contradictoire, qui est difficile à définir. Il a progressé dans certains ajustements à la crise, mais il n’a jamais osé toucher aux principaux intérêts du pays. Il n’a pas rompu le contact avec le peuple, mais il perdait du terrain, désenchantant de nombreuses personnes, mais le peuple continuait à attendre de Castillo qu’il soit capable de prendre des décisions fondamentales. Nous n’étions pas à un point de rejet, nous étions à un point où les gens disaient «président, quand allez-vous vous y mettre». Les gens savent que la droite l’a bloqué, menacé, acculé, que les médias l’ont attaqué. La Constitution est une camisole de force pour tout gouvernement. Elle ne permet pas de toucher aux intérêts des entreprises, les contrats ne peuvent pas être discutés, l’Etat ne peut pas planifier ou diriger les affaires. J’ai senti que Castillo était sous pression et que cela générait beaucoup d’insécurité. Il y a eu beaucoup de va-et-vient. Nous parlions de prendre des décisions qui n’ont pas été prises.

Que pensez-vous des accusations de corruption contre Castillo?

Les médias sont plus préoccupés par quelqu’un qui vole un bonbon que par ceux qui ont volé le pays. Mais ça ne l’excuse pas. Je ne peux pas porter de jugement sur ces accusations, mais il y a des signes inquiétants. (Entretien publié sur le site du quotidien argentin Pagina/12, le 21 janvier 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

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