Par Jacqueline Fowks
L’épreuve qu’a traversée Pedro Castillo, enseignant rural et dirigeant syndical de gauche, entre le second tour du 6 juin et sa proclamation comme président, le 19 juillet, était une répétition des différentes manières dont son gouvernement serait attaqué. La candidate de l’époque, Keiko Fujimori, a abusé des règles électorales pour exiger – sans preuve – l’annulation de milliers de votes de son concurrent, tandis que dans les rues des groupes de choc pro-Fujimori ont manifesté avec des bannières à la croix de Bourgogne [comme symbole de l’héritage espagnol] et des torches tiki pour protester contre une «fraude» – inexistante – et se sont déclarés défenseurs de la démocratie, contre le «communisme». Au même moment, les députés du congrès d’extrême-droite et de droite, alliés à la dirigeante Keiko Fujimori, ont annoncé qu’ils allaient créer une commission chargée d’enquêter sur la «fraude» et qu’ils empêcheraient la participation politique des communistes et la modification de la Constitution de 1992, l’une des principales promesses électorales de Castillo, [Sur Pedro Castillo voir l’article de Pablo Stefanoni publié sur ce site le 14 juin 2021.]
Dans ce contexte, la nomination du sociologue et intellectuel de gauche Héctor Béjar [né en 1935, universitaire reconnu] au poste de ministre des Affaires étrangères [le 29 juillet] allait nécessiter le soutien politique de l’exécutif, ce qui ne s’est pas produit. Après deux semaines de critiques de la part de l’opposition, de la presse de la capitale, de la Marine et d’officiers à la retraite, le Premier ministre, Guido Bellido, a demandé à l’écrivain de 85 ans – qui, au milieu des années 1960, était un guérillero de l’Armée de libération nationale du Pérou (Ejército de Liberación Nacional) – de démissionner [ce qui fut fait le 17 août].
Ce n’est pas la première défaite de Pedro Castillo face à la large coalition qui s’est formée pour contester les actions du «paysan» qui a prêté serment comme chef de l’Etat le 28 juillet et a nommé son cabinet le lendemain. Entre la campagne pour le second tour des élections et la période du contentieux traité par le Tribunal électoral – en raison des demandes d’annulation des votes du Pérou Libre [Perú Libre, formation qui présenta Pedro Castillo et obtint 13,41% des suffrages aux législatives] par le fujimorisme – un bloc d’opposition s’est consolidé à au moins cinq niveaux: les médias, les médias sociaux – communément appelés les réseaux –, «l’élite» économique, la rue et le parlement.
Dans son discours de prise de fonction en tant que ministre des Affaires étrangères, Héctor Béjar n’a pas mentionné le Groupe de Lima – le groupe de pays qui, depuis 2017, fait pression sur le régime de Nicolás Maduro par des sanctions afin de promouvoir le dialogue avec l’opposition – et a proposé de revitaliser la Communauté andine et l’Union des nations sud-américaines [UNASUR créée en 2008 à Brasilia]. Il a également mis en relief, comme ligne directrice de la diplomatie péruvienne, la condamnation des «blocus, embargos et sanctions unilatérales qui n’affectent que les peuples». En réponse à cette annonce, les membres conservateurs du Congrès ont interpellé Héctor Béjar afin de savoir si le Pérou allait se retirer du Groupe de Lima. La décision des membres du Congrès a été saluée par la quasi-totalité de la presse péruvienne. Au même moment, des pourparlers entre l’opposition et le gouvernement Maduro du Venezuela avaient débuté au Mexique sous les auspices du Groupe de contact [entre autres, sous l’égide de la Norvège]. Toutefois, la plupart des leaders d’opinion parmi «l’élite» péruvienne – qui ne font pas partie du nouveau gouvernement – ont remis en question le changement de cap du ministère des Affaires étrangères.
La présence d’Evo Morales à Lima à cette époque a été un autre facteur de scandale dans les médias: on craignait qu’il ne soit un conseiller de l’ombre du président Pedro Castillo. Et les équipes des chaînes de télévision le pourchassaient pour diffuser des images: dans quels restaurants il mangeait et ce qu’il mangeait!
Terrorisme et «pacification nationale»
Cependant, l’important bloc anti-Castillo a notamment fait chuter Hector Béjar, provoquant un scandale majeur avec la diffusion à la télévision de déclarations que le sociologue a faites il y a plusieurs mois dans quelques chats en ligne. En février de cette année, dans un commentaire libre, il a déclaré que le groupe terroriste Sendero Luminoso était une création de la CIA, mais qu’il n’avait aucun moyen de le prouver. Et en novembre 2020, dix jours après la répression policière brutale des manifestations citoyennes à Lima, il avait effectué un autre commentaire incident alors qu’il expliquait le rôle des agents des services de renseignement de l’Etat pendant les protestations: «… parce que le terrorisme au Pérou a été lancé par la Marine et cela peut être prouvé historiquement, et elle a été formée pour cela par la CIA», a-t-il déclaré.
Selon le rapport final de la Commission de la vérité [2001-2003], le Sentier lumineux (Sendero Luminoso) est responsable de 43% des quelque 70’000 morts survenues dans le conflit armé interne du Pérou entre 1980 et 2000: le groupe maoïste a tenté de prendre le pouvoir par la violence. Or, Hector Béjar avait fait référence à des actions violentes à des fins politico-idéologiques – c’est-à-dire des attaques terroristes – menées par des Marines dans les années 1970, pendant le gouvernement de Francisco Morales Bermúdez [août 1975 à juillet 1980], le militaire de droite qui a succédé au général Juan Velasco Alvarado, qui lui a gouverné pendant la première phase du gouvernement militaire, entre 1968 et 1974.
Juan Velasco Alvarado a mené une réforme agraire et éducative, officialisé l’utilisation du quechua et son régime a préféré acheter des fournitures militaires, notamment des hélicoptères et des avions, à la Russie plutôt qu’aux Etats-Unis et à la France. Son gouvernement était une dictature de gauche, contrairement au reste des régimes militaires du Cône sud.
Après sa démission du poste de ministre des Affaires étrangères, Hector Béjar a expliqué que, dans le contexte de la guerre froide et de l’avancée du Plan Cóndor en Amérique du Sud, en 1975, un groupe de membres de la Marine péruvienne s’est insurgé contre le commandant de cette institution, parce qu’il n’était pas conservateur. Il a posé une bombe qui a détruit une partie de sa maison. De même, des soldats de cette unité ont utilisé des explosifs pour attaquer deux bateaux de pêche cubains à Callao [principal port, proche de Lima] en 1977 – des bombes posées par des plongeurs experts de la Marine, selon le journaliste César Hildebrandt, qui a couvert ces événements. Il y a eu d’autres actions armées contre un établissement commercial, l’ambassade de Cuba et d’autres cibles civiles, a expliqué Hector Béjar dans la presse cette semaine. Il faisait allusion à des faits consignés dans des livres commandités par la Marine elle-même et dans des câbles diplomatiques américains rendus publics par Wikileaks.
Cependant, les médias qui se sont fait l’écho de la déclaration d’Hector Béjar en novembre – selon laquelle la Marine était à l’origine du terrorisme – ont préféré ne pas détailler les événements auxquels il faisait référence: ils ont choisi de l’appeler «le chancelier de la terreur» ou de le disqualifier comme «indigne» du poste de ministre des Affaires étrangères pour avoir attaqué l’image de la Marine. Ils ont immédiatement offert leurs micros à des officiers à la retraite qui sont aujourd’hui des députés de l’opposition, ou à des politiciens presque retraités du parti Aprista [Alliance populaire révolutionnaire américaine créée par Haya de la Torre dans les années 1920 et ayant connu une évolution concrétisée par l’accession au pouvoir d’Alan Garcia en 1985] et à d’autres leaders d’opinion.
A l’exception de l’ancien reporter César Hildebrandt – actuellement rédacteur en chef d’un hebdomadaire –, les journalistes de Lima ont suivi le communiqué de la Marine qui considérait la déclaration du ministre des Affaires étrangères comme un «affront» et l’a qualifiée d’«absolument fausse», notamment parce qu’elle ne correspondait pas au discours standard du fujimorisme et des Forces armées, à savoir que seul le Sentier Lumineux avait commis des actes terroristes au Pérou. Selon le fujimorisme, les partis politiques non progressistes et les militaires à la retraite, il n’y a pas eu de terrorisme d’Etat au Pérou: ni avant ni après 1980.
«La Marine déplore les déclarations de cette nature qui cherchent à déformer l’histoire de la pacification nationale, et réaffirme l’accomplissement de sa mission constitutionnelle de poursuivre la lutte contre le terrorisme, dans le cadre légal actuel», indique le communiqué de l’institution navale, publié au lendemain de la publication des déclarations d’Hector Béjar en novembre.
Le sociologue affirme que le ministère de la Défense lui a demandé de présenter des excuses publiques à la Marine. Il a répondu qu’il expliquerait ses arguments lorsqu’il répondrait à l’interpellation du Congrès. Quelques heures plus tard, le Premier ministre lui a demandé de démissionner sans explication. Outre les questions sur la sortie éventuelle du Pérou du Groupe de Lima, l’interpellation comportait d’autres questions sur sa période de guérilla au début des années 1960, comme celle de savoir s’il avait rencontré Che Guevara.
L’opposition dans son contexte
Mais l’activité du bloc contre le gouvernement de Pedro Castillo n’est pas seulement un conflit entre «l’élite» politico-économique, partisane du modèle néolibéral, et un groupe de politiciens qui n’étaient pas au pouvoir auparavant et qui voudraient remplacer la Constitution de 1993, promue par le gouvernement d’Alberto Fujimori [président de juillet 1990 à novembre 2000]. Nous n’assistons pas seulement à la collision de la droite et de l’extrême-droite contre un gouvernement à orientation de gauche. Nous n’assistons pas seulement à l’affrontement de technocrates et d’hommes d’affaires – qui ont été laissés à l’écart du processus décisionnel – contre les dirigeants et les invités d’un parti semi-inconnu et régional (Pérou libre) qui ont été rejoints dans le gouvernement par une poignée de professionnels, avec plus ou moins d’expérience en matière de gestion. L’exécutif est maintenant accablé par de nouvelles enquêtes fiscales contre Vladimir Cerrón – le créateur et secrétaire général du parti au pouvoir, le Perú Libre – et Guido Bellido (président du conseil des ministres depuis le 29 juillet): les enquêtes portent sur le blanchiment d’argent et le terrorisme.
Pedro Castillo a fait campagne depuis janvier 2021 en tant que candidat de dernière minute pour Perú Libre, fondé par l’ancien gouverneur régional de Junín, le docteur marxiste-léniniste Vladimir Cerrón, qui n’a pas pu se présenter à la présidence car il a été condamné pour corruption en tant que responsable politique. Le parti a remporté 37 sièges au Congrès, qui compte 130 membres, ce qui en fait la plus grande minorité.
L’opposition a plus d’expérience dans l’utilisation de la politique pour faire face aux enquêtes fiscales pour corruption et blanchiment d’argent. L’instituteur rural, Pedro Castillo, est arrivé au pouvoir avec une différence de 44 263 voix sur la conservatrice Keiko Fujimori, pour laquelle le Ministère public a demandé en mars 2021 30 ans de prison pour les délits de blanchiment d’argent, d’entrave à la justice et d’organisation criminelle pour avoir reçu des millions de fonds d’Odebrecht [firme de construction brésilienne] dans ses campagnes électorales de 2011 et 2016, contributions qu’elle n’a pas déclarées aux autorités électorales ni au système financier. La phase préliminaire du procès contre Keiko Fujimori, son mari [Mark Villanella] et une trentaine de membres de son parti, Fuerza Popular, débutera à la fin de ce mois.
En outre, au Congrès, plusieurs dirigeants de fractions parlementaires alliées au fujimorisme font l’objet d’une enquête pour corruption ou blanchiment d’argent, comme le président de la Commission de défense des consommateurs, leader du parti Podemos Perú, qui assiste au Congrès avec une présence restreinte après que son assignation à résidence a été révoquée, lui permettant de servir en tant qu’élu. Le nouveau président de la Commission parlementaire de surveillance, Antonio Aguinaga, est le médecin personnel d’Alberto Fujimori. Il a été inculpé de crimes contre la vie et de blessures liées aux milliers de stérilisations forcées effectuées sous le gouvernement d’Alberto Fujimori, alors qu’Aguinaga était ministre de la Santé. Les victimes de cette politique publique attendent qu’un magistrat ouvre un procès contre l’autocrate et ses anciens ministres de la Santé.
En d’autres termes, l’opposition au Parlement a d’autres problèmes pour lesquels elle se doit de faire cause commune contre Pedro Castillo. Ce n’est pas seulement parce qu’un gouvernement de gauche avec un programme orienté vers les exclu·e·s du système [santé, éducation…] est arrivé au pouvoir. De plus, un environnement international favorable aux causes de l’extrême-droite a soutenu les accusations de «fraude» promues par l’ancienne candidate et blanchisseuses d’argent, l’accusée Keiko Fujimori et l’extrémite de droite Rafael López Aliaga, du parti Renovación Popular.
Depuis 2016, des groupes conservateurs font campagne contre les ministres de l’Education pour éliminer l’accent mis sur le genre dans l’éducation, affirmant qu’il existe une «idéologie du genre» qui vise à «homosexualiser» les écoliers. Le nouveau président de la commission de l’Education du parlement croit aux thérapies de conversion pour les homosexuels et fait partie du mouvement intitulé Con mis Hijos no te Metas (Ne touchez pas à mes enfants).
Près de la moitié des parlementaires du parti au pouvoir sont des enseignants, dont plusieurs sont proches de Pedro Castillo depuis qu’il a mené une grève des enseignants en tant que dirigeant syndical en 2017. Compte tenu de la composition de la fraction parlementaire du parti au pouvoir, on s’attendait à ce que l’un des membres du Congrès de Perú Libre préside la Commission de l’éducation, étant donné qu’une autre des promesses électorales clés de l’enseignant rural était d’augmenter les investissements dans ce domaine et de veiller à ce que l’éducation soit reconnue dans la Constitution comme un droit fondamental. La chute d’Hector Béjar n’est donc pas la première défaite du gouvernement de l’enseignant rural. Ne pas diriger la Commission de l’éducation et n’avoir personne au Bureau législatif ont été d’autres signes d’un mauvais départ pour le premier président paysan du Pérou. (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 20 août 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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