Nicaragua. Récession économique, reflux social et fissures politiques

Arrestation début octobre d’une manifestante à Managua

Par notre correspondant
à Managua

1.- Le Fonds monétaire international (FMI) s’attend à ce que l’économie du Nicaragua chute de 4,0% en 2018. La Banque mondiale (BM) prévoit une baisse de 3,8%. A ces prévisions s’ajoutent les effets de la hausse des prix du pétrole, la chute des prix du café, la contraction des investissements directs étrangers et les répercussions catastrophiques de la loi «Magnitsky Nica».

2.- De nombreux fonctionnaires, hauts et moyens, désireux de faire plaisir au dictateur (Ortega-Murillo) ou à ses supérieurs ou d’obtenir une certaine détente budgétaire, falsifient des données économiques et sociales, ou celle portant sur les secteurs de la santé et de l’éducation. Cela n’est pas seulement négatif pour le gouvernement Ortega-Murillo, mais pour la société en général.

3.- Cette falsification des données fausse la situation existante et, de facto, fait obstacle pour le gouvernement à la prise de mesures qui pourraient être interprétées – y compris par lui ­– comme des corrections nécessaires.

4.– Le binôme Ortega-Murillo compte sur son entourage proche pour maintenir son emprise sur le pouvoir car le régime réprime systématiquement la population [1]. Le gouvernement autoritaire encourage l’impunité et applique des mesures de type «fascitoïde».

5.- Le gouvernement Ortega-Murillo refuse catégoriquement de reconnaître que «l’œuf de serpent de la corruption» a incubé depuis 1990 avec la piñata [l’accaparement privé par des membres de la direction du FSLN de biens publics après la défaite électorale] et a été soigneusement nourrie au cours des 28 dernières années, sous l’égide de l’orteguisme, lorsqu’ont été mises en place les bases du «corporatisme» (alliance avec un secteur clé du capital, l’Etat et les structures politiques et syndicales] qui caractérisait leur système. Ils ne veulent pas reconnaître l’inclination fascistoïde du régime. Ils admettent encore moins leur dégénérescence éthique et morale, leur perte de toute décence, leur trahison systématique des principes de la révolution de 1979, dont ils n’ont conservé que le nom. Leur façon de gouverner a ruiné le pays à des degrés indicibles, le corrompant de part en part.

6.- Dans le gouvernement Ortega-Murillo, il y a une tendance à ” «l’auto-illusion». Il affirme mobiliser des milliers de personnes alors qu’il n’en mobilise que quelques centaines. C’est le produit de conceptions de type staliniennes qui conduisent à affirmer: «Nous avons toujours raison» ; «nous sommes toujours les meilleurs», «Tout ce que nous faisons fonctionne». C’est l’expression même de cet accaparement du pouvoir par une sorte de caste qui se revendique d’une «révolution originaire» qui sert de légitimation à un pouvoir autoritaire et qui est un des traits du stalinisme.

7.- Il arrive souvent que les membres du cercle restreint du gouvernement Ortega-Murillo, poussés par leur passion pour se maintenir au pouvoir, aient tendance à confondre leurs désirs avec la réalité. Ils ne font pas une évaluation objective de la situation. Ils ont tendance à sous-estimer les possibilités de l’adversaire (caractérisé de terroriste) et, à surestimer leurs propres possibilités. Ils confondent en partie leur état d’esprit avec celui des citoyens ordinaires.

8.-Il ne fait aucun doute que le mouvement d’avril 2018 a été une étape historique de la plus haute importance pour rendre visible les traits forts de la dictature Ortega-Murillo. Nous vivons dans un gouvernement absolument antidémocratique. Tout le monde est d’accord avec cette évaluation. Certes, il n’y a pas coïncidence sur ce que sont les interprétations du processus historique qui a permis de mettre à nu le caractère du gouvernement et encore moins ses conséquences.

9.- Ont participé (et participent encore sous diverses formes) des douzaines d’organisations de quartiers, de féministes, d’étudiant·e·s et d’autres, dans les campagnes et les villes. Ensemble, ils représentent la résistance populaire à la répression, aux injustices environnementales, sociales, économiques et politiques,de genre et culturelles.

10.– Nous vivons un état de terreur permanente dans les villes et les quartiers de la capitale (Managua). Le gouvernement a recours aux enlèvements et accuse les combattants sociaux de crimes ordinaires, pour cacher le grand nombre de prisonniers politiques. Ils les accusent de voies de fait, de vol, d’infractions mineures, etc. Le but: affaiblir les leaders des divers départements sans qu’ils apparaissent comme des prisonniers politiques.

11.- La répression du gouvernement Ortega-Murillo, déclenchée en avril 2018, a marqué le discrédit de la police et, sans aucun doute, du gouvernement lui-même. C’est aussi le début des funérailles pèlerinage des familles des morts, des manifestations et regroupements pour demander des comptes concernant les blessés, les disparus et les prisonniers politiques (avec des personnes qui attendent devant les portes des prions, entre autres la plus connue El Chipote).

En même temps, s’est imposée l’image internationale, réelle et dégradée, d’un gouvernement mis à nu face monde et qui s’est plongé dans une profonde crise éthique et morale dont il ne semble pas pouvoir sortir clairement.

12.- Contrôler, prévenir et minimiser les manifestations sociales vise à dépolitiser les citoyens et la société dans son ensemble. Les mesures répressives ont pour objectif de contribuer à faire perdre sa crédibilité à la lutte civique. Elle serait incapable de gagner contre le gouvernement ou même de le changer le gouvernement. La stratégie consiste à permettre une négociation sans la participation des dirigeants locaux et/ou des supposés «radicaux».

13.- Dans la crise sociopolitique actuelle, les partis traditionnels, les partis marginaux contrôlés et le gouvernement Ortega-Murillo veulent la traiter comme s’il s’agissait d’une situation ponctuelle. Il s’agit donc de concentrer l’attention sur l’immédiat. Le refus d’en évaluer les origines est évident. Les différents acteurs du régime pensent qu’ils peuvent taire la réalité et qu’au fil du temps cette crise sera surmontée, même partiellement, et donc qu’il est possible d’affirmer que «tout revient à la normale».

Arnoldo Alemán et Daniel Ortega en 2009: l’orteguisme est en place…

14.– L’atmosphère politique est imprégnée d’incertitudes et des doutes. Et c’est dans cet air raréfié, que ces dernières semaines, l’ombre dangereuse et sombre des négociations avec José Arnoldo Alemán Lacayo (entrepreneur et président de la république de 1997 à 2001) est apparue comme un élément de soutien au gouvernement Ortega-Murillo. La porte commence maintenant à s’ouvrir et d’autres partis se joindront peut-être à eux pour soutenir ouvertement la dictature.

15.- Alemán, en tant que chef principal du Parti libéral constitutionnaliste (PLC), veut utiliser la crise sociopolitique comme un moyen de nettoyer son passé de corruption et de maintenir une part du pouvoir. La stratégie d’Alemán est d’obtenir la libération de Medardo Mareina (Coordinateur du Conseil National en défense de la terre, du lac et de la souveraineté – face au projet du canal transocéanique) et d’autres dirigeants paysans emprisonnés. De la sorte, pense-t-il, il peut marquer des points sur la scène nationale.

16.- Depuis des mois, le PLC a une émission de radio sur Radio Corporación, une station de radio connue pour son opposition au régime. Il essaie aussi de renforcer ses structures; les dirigeants nationaux du PLC font des visites dans les municipalités pour rencontrer les dirigeants locaux. On remarque qu’ils ont des ressources économiques, qu’ils organisent des rencontres publiques et développent d’autres activités. Il est possible que le gouvernement Ortega-Murillo finance le PLC pour qu’il apparaisse comme le parti «d’opposition» dans tout le pays.

17.- L’effort principal du gouvernement Ortega-Murillo réside dans la bataille politique propagandiste pour la domination d’une vie quotidienne placée sous le slogan «tout est normal». Son objectif est que tout le monde accepte que la seule option politique viable est de maintenir d’importantes parts de pouvoir pour Ortega-Murillo et la «nouvelle classe» qui lui est attachée.

18.- Cependant, les mobilisations sociales ont montré que le peuple en a assez du système politique traditionnel en vigueur, que les décisions gouvernementales sont adoptées par la direction du parti (FSLN) sans réelle consultation avec sa base et que le leadership d’une seule personne (le binôme Ortega-Mutillo) l’emporte sur le leadership collectif du peuple.

19.- La répression aveugle est un symptôme de la faiblesse du gouvernement Ortega-Murillo. Elle révèle aussi l’incapacité à comprendre une société complexe qui a pris conscience dans une lutte pour la démocratie que ce que fait Ortega revient à violer les droits humains et ses obligations étatiques. Ortega vit dans un univers parallèle à la réalité nicaraguayenne.

20.- Nous vivons dans une société autoritaire et contrôlée par l’État. Les gens veulent de «nouvelles choses», ils veulent un changement, ils veulent de nouvelles façons de faire de la politique, ils veulent une politique saine, ils veulent combattre la corruption du gouvernement, ils veulent punir les coupables des meurtres de centaines de citoyens non armés, ils veulent la transparence et la participation, ils veulent retrouver confiance.

21.- La version de la «sortie douce» du dictateur et de son régime s’est répétée jusqu’à l’épuisement. Dans cette perspective, elle doit être mise en œuvre par des actions d’une «une poignée d’illustres dirigeants d’entreprises privées» qui veulent jouer au tribunal institutionnel de la dictature elle-même. Dans ce but, ils doivent démobiliser une large majorité de l’opposition sociale, et avoir ensuite la possibilité tactique de négocier une «transition réussie» vers la «démocratie».

22.- C’est-à-dire que les porte-parole d’une «sortie douce ou responsable» soutiennent une élite qui place au second plan le rôle prolongé de ceux et celles d’en bas: les auto-convoqués, les organisations sociales et politiques de base, les combattants anti-dictatoriaux, les animateurs des mobilisations populaires.

23.- En extrapolant, j’oserais dire que c’est la même conception élitiste de la politique qui a marqué le processus insuffisant de démocratisation de 1990, constituant la cause principale du discrédit social actuel de la politique.

24.- Je suis de ceux qui croient qu’Ortega-Murillo ne sera pas vaincu avec un crayon, ni avec un doigt, ni grâce à une campagne publicitaire. Cela aide, mais la victoire ne sera possible que grâce aux actions sur la durée – certes difficiles et héroïques – de la mobilisation populaire.

25.- La lutte du mouvement paysan, en passant par les mineurs, les travailleurs des zones franches, le mouvement des femmes qui se bat pour ses propres revendications depuis plus de cinq ans. Entre 2007 et 2017, la dictature n’a accordé aucun espace à l’expression politique démocratique et a brutalement réprimé toutes les manifestations de résistance populaire.

26.- Depuis 2008, l’opposition traditionnelle n’a pas été en mesure de construire un leadership attractif, elle est fragmentée et sans projet politique alternatif. Elle ne dispose pas d’une orientation qui mettrait en difficulté, même temporairement, le gouvernement Ortega-Murillo et encore moins de gagner des élections.

27.- A partir d’avril 2018, un effort a été entrepris pour recomposer le tissu social disjoint en constituant de petites et fragiles organisations sociales et démocratiques au sein de la population, dans les universités, les centres communautaires, la presse, les paroisses, où les Eglises chrétiennes engagées qui ont accordé une impulsion et un soutien fondamentaux.

28.- Les secteurs politiques traditionnels étrangers à cet effort initial de reconstruction sociale ont du mal à comprendre que l’expansion de cette résistance populaire par la base a été un facteur déterminant pour le déploiement national des manifestations nationales de masse qui ont eu lieu à partir d’avril 2018. La protestation sociale s’est développée dans différentes régions, certes à des rythmes et ampleurs diverses.

29.- La volonté de cette opposition populaire est de renverser Ortega et de mettre fin au régime dictatorial. L’objectif était d’établir un gouvernement intérimaire qui convoquerait une assemblée constituante, rétablirait la souveraineté populaire et ferait place à une démocratie directe et participative.

30.- Dans le cadre de ce nouveau cadre institutionnel, nous espérions pouvoir mener à bien une réforme structurelle profonde qui irait au-delà du pacte corporatiste et nous permettrait de progresser dans la construction d’une société plus juste, solidaire et égalitaire. La seule voie que nous voyions comme possible pour avancer dans cette direction était le mouvement social ou la rébellion des secteurs populaires.

31.- La profonde crise socio-économique, le déploiement de protestations répétées et massives, l’activation croissante d’actions de rébellion sociale, ont politiquement affaibli le gouvernement Ortega-Murillo, ouvrant une nouvelle situation dans le pays.

Manifestation réunissant une centaine de personnes, fin septembre, bloquée par une car utilisé par la police: après une heure, la manifestation a été dissoute

32.- Or, le régime et ses services ont, selon une méthode propre à ce type de régime (qui a assimilé quelques «leçons» du régime cubain» consiste à infiltrer les structures de quartier et d’autres pour obtenir des informations et développer une répression sélective. Cela est un élément important de cette nouvelle phase de répression et de reflux social.

33.- Ces derniers jours, on a l’impression que le gouvernement ne veut pas autoriser d’autres marches, comme on l’a vu ces dernières semaines. Le gouvernement Ortega-Murillo envoie ses paramilitaires et sympathisants avec la police pour essayer d’empêcher des manifestations pacifiques. En bloquant les marches, ces agents profitent de l’occasion pour capturer des citoyens auto-convoqués qu’ils accusent de terrorisme et d’autres actes criminels. Cela vise également à perturber les manifestations et à accélérer le reflux social.

34.- Le 12 octobre, Kevin Sullivan a été nommé ambassadeur des États-Unis au Nicaragua par le Sénat américain. Sullivan était le numéro deux américain à l’OEA. Lors de l’audition devant la Commission sénatoriale des affaires étrangères le 22 août 2018, il a déclaré qu’il «soutiendrait des élections anticipées, justes et sous observation internationale afin que les Nicaraguayens puissent décider librement du sort de leur pays». La confirmation de M. Sullivan intervient au beau milieu d’un autre processus au Sénat américain, la loi qui imposerait des sanctions au gouvernement Ortega-Murillo pour corruption et violations des droits humains.

35.- Les secteurs du grand capital, la hiérarchie ecclésiastique, le gouvernement nord-américain, les gouvernements européens et latino-américains ont commencé à faire pression sur le gouvernement Ortega-Murillo pour modifier et accélérer l’itinéraire de la transition vers une démocratie établie sur une Constitution politique.

36.- La rébellion d’ampleur des masses populaires a été l’un des facteurs décisifs qui a conduit les dirigeants du pouvoir (le grand capital) à prendre leurs distances et, plus tard, à faire pression sur Ortega-Murillo pour qu’il accepte la mise en œuvre d’une transition «convenue».

37.- Le grand capital a poursuivi son rapprochement et ses conversations avec les secteurs de la «nouvelle classe» qui sont enclins à accélérer la transition du régime dictatorial vers une autre «ouverture». Pour rendre cette approche possible, les grandes entreprises et leurs alliés ont choisi d’abandonner les exigences du gouvernement intérimaire et d’une assemblée constituante. Ils sont désormais prêts à accepter une feuille de route, des conditions et les délais pour la transition vers une démocratie établie dans la foulée d’une «sortie responsable et concertée».

38.- Ce que ces «acteurs» liés au grand capital et à leur parti (PLC avant tout) n’ont pas clairement défini devant le peuple, c’est la véritable portée sociale et économique de la démocratie promise. La question de la justice n’est pas mentionnée parmi les principaux analystes qui préconisent «une sortie responsable».

39.- Les participants aux négociations en cours veulent ouvrir la voie à la démocratie en acceptant l’impunité d’Ortega-Murillo et de ses principaux partenaires civils et en uniforme. Et même, ils pourraient être prêts à accepter le passage vers un régime démocratique qui soit en quelque sorte emprisonné par de multiples blocages autoritaires.

40.- Est-il impératif d’accepter cette approche? Certains pensent que si le régime autoritaire n’est pas accepté, il continuera avec Ortega-Murillo à la tête au moins jusqu’en 2021. D’autres estiment qu’il y a suffisamment de force sociale et politique démocratique pour imposer une transition sans toutes les conditions qu’impliquerait une «sortie responsable».

41.- Malgré les limites de la démocratie affirment les promoteurs de la «transition responsable ou de la sortie douce», il y aura des réalisations très significatives, telles que l’effacement du terrorisme d’État, l’élimination de la répression et la punition des auteurs de crimes répressifs «dans la mesure du possible», la restitution des libertés individuelles et l’ouverture des espaces d’expression politique.

42.- On ne peut ignorer non plus qu’en échange de la «sortie douce et responsable» sera maintenue l’hégémonie des grands groupes économiques associés au capital de la «nouvelle classe», ainsi que le modèle économique, social et culturel néolibéral qui sera poursuivi, administré et approfondi. Et seront cultivées la démobilisation, la subordination et l’extension d’un clientélisme au sein du «sujet populaire» pour le neutraliser.

43.- Durant la durée des négociations, la répression continuera à éliminer les dirigeants du mouvement social, ce qui facilitera l’accord selon les modalités d’une «sortie responsable», puisque les dirigeants locaux resteraient en prison, cachés ou en exil. Il doit être clair que la répression sélective frappe les dirigeants locaux dans le but d’approfondir le reflux social. (Texte écrit le 14 octobre 2018, traduction A l’Encontre)

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[1] Les condamnations de manifestant·e·s – sous divers prétextes: terrorisme, trafics d’armes et de munitions, obstacles mis au fonctionnement de «services publics», attaques contre la police, etc. – donnent lieu à des peines, lors de procès expéditifs, de 15 ou 17 ans de prison! Aucun policier ou paramilitaire encapuchonné n’a été présenté devant un juge!

Par contre, si l’on ajoute les années de prison que la juge Adela Cardoza a infligées aux neuf condamnés ayant participé aux barrages antigouvernementaux de Tipitapa (une des neuf municipalités de Managua) entre avril et juin 2018, on obtient un total de 144 ans! (Rédaction A l’Encontre)

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