Nicaragua. Ortega ne veut pas lâcher prise: les intérêts non négociables du régime

Par Raúl Zibechi

«Le 17 mai, je fêterai un mois de siège ininterrompu de ma maison par la police nationale. Entre six et huit policiers, parfois en civil, parfois en uniforme, arrivent chaque jour de 6 heures du matin jusqu’à midi ou jusqu’en fin d’après-midi. L’ordre est de ne pas me laisser sortir de la maison, d’interroger tous ceux qui arrivent et de signaler mes déplacements», raconte le politologue Guillermo Incer Medina, membre du front d’opposition Unité nationale bleue et blanche, dans le dernier numéro de Revista Envío (V-21).

La dernière modalité répressive du régime de Daniel Ortega et Rosario Murillo est celle de la «maison comme prison», une situation que subissent au moins 600 personnes identifiées à l’opposition. «Ceux d’entre nous qui vivent sous le coup d’une assignation à résidence dictée par la police subissent des dommages psychologiques, économiques et sociaux», considère Guillermo Incer Medina dans son article.

Cette forme de siège génère de sérieux dommages invisibles, car «le fait de ne pas savoir combien de temps cette situation va durer et jusqu’où ils sont prêts à aller implique un stress mental important». Et elle génère également de forts dommages au tissu social nicaraguayen, car elle approfondit les différences entre voisins. Selon Medina, «les sympathisants du régime s’assurent de vous stigmatiser comme “putschiste et terroriste”, ils prennent soin de noter que ceux qui ont “ruiné la paix” sont maintenant contrôlés et qu’ils ne permettront pas un nouveau “relâchement” provoqué par l’empire et la droite à nouveau», dit-il, faisant référence aux protestations populaires massives de 2018.

Ceux qui continuent à soutenir le sandinisme, qui, selon l’institut Gallup, représentent aujourd’hui environ 20% de la population, «collaborent avec la police en lui apportant de la nourriture, des boissons et en lui prêtant les toilettes sous les yeux et la résistance des autres voisins». Après les manifestations et la répression qui ont fait 328 morts, plus de 1600 personnes ont été détenues pour des raisons politiques et les plaintes pour torture se multiplient. L’exode des Nicaraguayens vers les pays voisins se poursuit. En février de cette année, l’émigration totalisait déjà 103 000 émigrants, depuis 2018, selon les données de la Commission interaméricaine des droits de l’homme.

Entre-temps, la violence de l’Etat s’est intensifiée ces dernières semaines avec l’arrestation de cinq pré-candidats de l’opposition à la présidence – Cristiana Chamorro, Arturo Cruz, Juan Sebastián Chamorro, Félix Maradiaga et Miguel Mora – et de nombreux dirigeants d’Unamos (Unión Democrática Renivadora), le parti dans lequel sont organisés d’anciens commandants sandinistes, tels que Hugo Torres, Dora María Téllez et Víctor Tinoco.

Le FSLN et la culture politique nicaraguayenne

A proprement parler, il n’y a pas une seule raison propre à ce comportement du régime qui continue à se réclamer du sandinisme, mais plutôt un ensemble d’attitudes qui se sont superposées tout au long de l’histoire récente. Les anciens commandants du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) qui critiquent aujourd’hui le parti au pouvoir sont parmi les analystes les plus profonds de sa réalité actuelle, peut-être parce qu’ils connaissent l’organisation de l’intérieur et ont bu à la même source de la culture politique qu’ils rejettent aujourd’hui.

Luis Carrión – ancien commandant du FLSN, ancien vice-ministre de l’Intérieur (1979-1988) et ancien ministre de l’Economie (1988-1990) – revient dans un essai de 2019 sur la logique du parti unique qui a prévalu même lorsque des élections ont été convoquées et leurs résultats respectés, après le triomphe de la révolution en 1979. «Dans cette logique, nous avons commencé la construction non pas d’un Etat national, mais d’un Etat sandiniste. Toutes les institutions sont devenues sandinistes. L’armée était sandiniste, la police était sandiniste, toutes les institutions étaient sous l’égide, l’influence et le contrôle du Front sandiniste.» Il rappelle que, suivant la tradition «soviétique» (URSS), les organisations sociales sont progressivement devenues des «courroies de transmission» du parti au pouvoir, au point que «l’hégémonie du Front sandiniste a fini par être dominante» et que les non-sandinistes «ont été laissés en marge des organisations ou ont eu peu de capacité d’influence en leur sein». Pire encore, «ils étaient considérés comme des contras, des ennemis de la révolution»  (Revista Envío, VI-19).

Dora María Téllez était la légendaire Comandante Dos qui a dirigé la prise de contrôle de l’Assemblée nationale à Managua en 1978, grâce à laquelle la guérilla nicaraguayenne a réussi à libérer 60 sandinistes de prison. Le dimanche 13 juin, cette historienne et ancienne ministre de la Santé (1979-1990) a été arrêtée et battue sur ordre du gouvernement Ortega, avec quatre autres dissidents du FSLN. En 2019, dans un entretien avec le journaliste Fabián Medina, Dora María Téllez a affirmé qu’«il n’est pas inhabituel que les leaders révolutionnaires deviennent ce que leurs adversaires étaient», en référence à Daniel Ortega et au dictateur Anastasio Somoza. La comandanta que Gabriel García Márquez a décrite comme «timide et auto-centrée» a réfléchi: «C’est le même phénomène qui se produit avec les enfants de parents violents. Il y a des gens qui se plaignent que leur père les a brutalisés et qui finissent par brutaliser leurs enfants. C’est le phénomène de reproduction des modèles. Daniel Ortega a choisi la voie de la reproduction du modèle de la dictature de Somoza, qui est un modèle de pactes, d’avantages, de clientélisme politique, de corruption, de nivellement institutionnel et un modèle de subordination de l’armée et de la police.» (Infobae, 10 juillet 2019).

A première vue, cela peut sembler excessif ou exagéré, mais les anciens membres du FSLN exposent leurs raisons. Le sociologue Oscar-René Vargas considère qu’une nouvelle «oligarchie parasitaire» s’est formée au Nicaragua, qui, pour se maintenir au pouvoir, «a permis l’émergence d’un secteur social: la mara [gang] paramilitaire et policière qui vole, réprime et assassine en toute impunité» (Sinpermiso, 20 juillet 2019). Dans le même ordre d’idées, Dora María Téllez affirme que le FSLN «est aujourd’hui une bande de mafieux» et que, même si Ortega «était la figure la plus messianique de toutes», qui se considérait comme l’incarnation de la révolution, le problème de fond n’est pas le personnage, mais la culture politique nicaraguayenne: «Nous venons d’une dictature de 50 ans, celle des Somoza. Et avant cela, c’était Zelaya [1893-1909], et l’autre et l’autre… La matrice autoritaire est enracinée dans notre pays. Les tendances autoritaires du Front sandiniste ne proviennent pas seulement de facteurs idéologiques, mais aussi de notre histoire. Et si nous ne connaissons pas notre histoire, nous la répéterons.»

La bourgeoisie rouge et noire

Il y a quelques années, Mónica Baltodano, comandante de la guérilla, ancien membre de la direction nationale du FSLN et fondatrice du Mouvement pour le sauvetage du sandinisme (Movimiento por el Rescate del Sandinismo–MRS), a réfléchi à plusieurs des mutations vécues par le FSLN originel. Le nouveau gouvernement Ortega, mis en place après sa victoire électorale avec 38% des voix en 2006, est pour Mónica Baltonado – comme elle l’écrit dans un article intitulé «Quel est ce régime?» – un «régime dans lequel les pauvres sont condamnés à gagner leur vie dans des emplois informels, précaires, indépendants ou à travailler pour des salaires de misère et de longues heures, condamnés à émigrer vers d’autres pays à la recherche d’un emploi, condamnés à des pensions de retraite précaires. Il s’agit d’un régime d’inégalité sociale avec un processus croissant de concentration des richesses dans les groupes minoritaires.»

Les rencontres permanentes entre Daniel Ortega et les hommes d’affaires nicaraguayens à partir de 2006 témoignent d’une «fusion d’intérêts qui a des perspectives durables», a déclaré l’ancienne ministre. Bien au-delà des arrangements bilatéraux avec certains grands capitalistes, il s’agit d’une «symbiose d’intérêts» qui a conduit à la création d’une «bourgeoisie rouge-noire». Selon elle, Ortega et un groupe de quelque 200 fidèles sont désormais «un groupe capitaliste important, et le gouvernement représente cette communauté d’intérêts que la nouvelle oligarchie sandiniste a aujourd’hui avec l’oligarchie traditionnelle et le grand capital transnational.» (Revista Envío, No. 382, janvier 2014)

En effet, selon les enquêtes successives de l’hebdomadaire indépendant Confidencial menées depuis 2011 sur la base de fuites de documents internes d’entreprises publiques, Ortega et sa famille seraient les gestionnaires discrétionnaires de fonds dépassant 2,5 milliards de dollars, grâce à divers liens avec la firme Alba de Nicaragua SA (Albanisa) et sa filiale Banco Corporativo (Bancorp). Les deux sociétés sont impliquées dans l’importation de pétrole vénézuélien et, par leur intermédiaire, l’appropriation qui aurait été réalisée par l’élite du gouvernement nicaraguayen de fonds de la coopération vénézuélienne. «Albanisa a été constituée comme un subterfuge frauduleux pour privatiser, en faveur d’Ortega, les fonds de la coopération pétrolière», concluent les rapports de Confidencial (9 avril 2016). Les fonds vénézuéliens ont été acheminés par l’intermédiaire de ces sociétés de droit privé, en dépit du fait que l’argent provenait d’un accord international ratifié par les parlements du Nicaragua et du Venezuela.

Albanisa est une coentreprise de deux partenaires: l’entreprise publique PDVSA, avec 51% des parts, et Petróleos de Nicaragua, avec 49%. «Le montant total des crédits canalisés par Albanisa, en juin 2018, est proche de 4 milliards de dollars. A l’époque des vaches grasses, ils atteignaient en moyenne 500 millions de dollars par an, sans poussière ni paillettes. Un capital liquide qu’Ortega gérait à sa discrétion, comme un capital privé», calculent les auteurs de l’enquête basée sur les données de la Banque centrale du Nicaragua (Confidencial, 13 février 2019).

Sous la protection du gouvernement, Albanisa se serait lancée dans un large éventail d’activités: Albageneración, qui est rapidement devenue la principale entreprise de production d’électricité du pays; Albadepósitos, dédiée à l’importation, au stockage et à la distribution de pétrole et de dérivés du pétrole; Albaforestal, dont l’activité est le bois; Albaequipos, dédiée aux services et à la construction. Selon les enquêteurs, le joyau de la couronne d’Ortega était Bancorp qui était chargée d’administrer le groupe des «entreprises Alba». En avril 2019, après être devenue la cible de sanctions des Etats-Unis, Bancorp a demandé à l’autorité financière nationale l’autorisation de cesser ses activités, mais les journalistes et les opposants affirment que le régime a mis en place de nouveaux réseaux commerciaux pour assurer son accès privé aux fonds publics.

Il existe de multiples accusations selon lesquelles les intérêts privés de la famille Ortega-Murillo sont divisés entre ses différents membres. «Huit des neuf enfants du couple présidentiel nicaraguayen ont le rang de conseillers, contrôlent l’entreprise de distribution de pétrole et dirigent la plupart des chaînes de télévision et des sociétés de publicité, qui bénéficient de contrats d’Etat», rapporte El País de Madrid (18 avril 2021). Mais fils et filles sont soumis aux diktats de Rosario Murillo qui a déjà excommunié l’aînée pour avoir dénoncé son beau-père, Daniel Ortega, pour abus sexuels en 1998. Persécutée par sa mère, Zoilamérica Narváez a dû s’exiler au Costa Rica en 2013.

Pas de marge pour la démocratie

Oscar-René Vargas assure que «le régime est définitivement entré dans une phase de décomposition et de décadence». Cependant, le clan Ortega-Murillo n’est pas prêt à céder. «La structure politique actuelle du régime dictatorial ne va pas céder le pouvoir, il faut le lui enlever», dit-il. Il estime que pour éviter une catastrophe sociale et économique plus grande que l’actuelle, «le régime doit être politiquement étranglé»: «Toute autre méthode sera une fiction, une illusion, un mensonge.»

Pour Mónica Baltodano, Rosario Murillo [femme d’Ortega et vice-présidente depuis janvier 2017] gère le pouvoir réel de la mobilisation du gouvernement avec «une façon de penser fanatique et religieuse qu’elle transfère aux militants». Pendant la pandémie, c’est elle qui a décidé que les membres du gouvernement devaient se rendre dans certaines maisons populaires pour, à des fins curatives, «prier et implorer Dieu». Elle est un personnage étrange pour la gauche. Elle combine des allusions constantes au Christ et au «Tout-Puissant» avec son adhésion à des sectes millénaristes, comme celle du gourou indien Sathya Sai Baba. Il convient de rappeler qu’en 2006, le FLSN a soutenu l’interdiction de l’avortement thérapeutique, le seul autorisé dans le pays jusqu’alors. Il s’est allié dans les années suivantes avec le cardinal ultraconservateur Miguel Obando y Bravo, autrefois ennemi des sandinistes. «Au Nicaragua de l’amour, nous n’avons pas une culture de la mort», a déclaré Rosario Murillo sur ses réseaux sociaux le 30 décembre, jour où l’Argentine a légalisé l’interruption volontaire de grossesse.

La répression contre les candidats et les anciens camarades sandinistes sont des actions du gouvernement pour rester au pouvoir. «La plupart des leaders populaires qui étaient à l’avant-garde de la rébellion de 2018 ont été contraints à l’exil, sont en prison, se cachent ou sont morts. Cela explique pourquoi le régime a réussi – par la violence et la terreur – à maintenir le contrôle dans les quartiers et les collectivités», a récemment souligné Mónica Baltodano (Desinformémonos, 17 juin 2021). Quelque chose qui, selon elle, leur permet de réaliser «le pire scénario possible» pour les élections générales du 7 novembre 2021: des élections complètement contrôlées par le gouvernement pour garantir la continuité du clan Ortega-Murillo, «avec la complaisance d’un secteur de la grande entreprise, qui ne se soucie pas de la réalité institutionnelle démocratique». (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha en date du 25 juin 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

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