La victoire électorale, le 6 novembre 2011, de l’Alliance Nicaragua uni triomphe, placée sous la direction du président Daniel Ortega, a été plus d’une fois présentée comme une confirmation d’une évolution progressiste de la géopolitique continentale, dont l’ALBA [Alliance bolivarienne pour les Amériques à la tête de laquelle se trouve le Venezuela et qui réunit Cuba, la Bolivie, le Nicaragua, le Honduras et la Dominique]serait l’expression. Maria Lopez Vigil, rédactrice de la revue Envio, revue liée à la théologie de la libération et qui s’est fortement engagée depuis trente ans en faveur de la révolution nicaraguayenne, ne partage pas ce point de vue. On peut certes discuter son jugement sur le mouvement de rénovation sandiniste (MRS) ou l’option ayant trait à une unité électorale tactique face à «l’ortéguisme». Néanmoins, la description qu’elle fait du système de pouvoir au Nicaragua nous semble très proche de la réalité. Dans un article de La Nacion (26 septembre 2011), le sociologue et économiste nicaraguayen Oscar René Vargas souligne les accords existant entre un secteur important du monde des affaires (Grupo Pellas) et le pouvoir présidentiel: «Dans ces réunions [entre la présidence et le Grupo Pellas et ses alliés] s’établissent les règles du jeu pour les affaires au Nicaragua.»
Un Nicaragua qui investit par tête d’habitant dans l’éducation 50 dollars par année, alos que la moyenne en Amérique latine est de 254. Au Costa Rica, l’investissement est à hauteur de 304 dollars. Il en découle une désertion scolaire très importante à l’échelle de l’école primaire comme secondaire, ce qui n’est pas sans liens avec une pauvreté extrême qui touche 45% de la population. C’est sur cet arrière-fond que l’on peut comprendre l’importance de la dimension clientèlaire et assistancialiste justement soulignée par la rédactrice d’Envio. (Rédaction)
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Au moment où j’écris ces lignes le jour se lève à Managua, 72 heures après la fermeture des bureaux de vote partout dans le pays. Ortega déclare être le vainqueur de ces élections avec un peu plus de 63% des suffrages, mais ni l’Alliance PLI (Parti libéral indépendant) son unique concurrent, ni les organisations de la société civile, ni la mission d’observation internationale de l’Union européenne ne reconnaissent ces résultats.
Nous ne pouvons pas connaître les résultats. Il est possible qu’Ortega ait effectivement gagné, mais pas avec une marge pareille. Il est possible que le résultat ait été un ballottage technique entre Ortega et Fabio Gadea, le candidat de l’Alliance PLI. Il est également possible que Gadea ait gagné par une marge étroite. Nous ne le saurons jamais. Voilà le drame que vit aujourd’hui le Nicaragua, au-delà des résultats annoncés par le Poder Electoral [l’autorité de contrôle électoral], une institution totalement contrôlée par le FSLN [Front sandiniste de libération nationale] depuis au moins sept ans et qui a des pouvoirs exorbitants.
Pour la première fois dans la brève histoire électorale du Nicaragua (depuis 1984 jusqu’à ce jour), les récentes élections ont donné lieu à des troubles violents dans 80 des 153 municipalités à la veille et au lendemain du scrutin. C’est également la première fois que l’opposition ne reconnaît pas les résultats dans les premières heures, et la première fois que l’on réclame de nouvelles élections. Malgré cela, le Poder Electoral a prétendu que ces élections avaient été «les plus pacifiques de notre histoire».
Les irrégularités
Il est difficile, voire ennuyeux d’énumérer les irrégularités commises. Une des plus élémentaires est que des milliers et des milliers de citoyennes et de citoyens partout dans le pays n’ont pas pu voter parce que le Poder Electoral ne leur a pas livré une carte d’identité. Ceux-ci sont très majoritairement des partisans de l’Alliance PLI, alors que les cartes d’identité étaient distribuées maison par maison aux sympathisants du parti du gouvernement. Dans une société aussi petite et dans des localités rurales, tout le monde connaît la tradition de vote dans de familles entières: on vote soit pour, soit contre le Front sandiniste. C’est grâce à cette connaissance des quartiers qu’on a limité les votes favorables à l’opposition. A mesure que nous apprenons comment les choses se sont passées pendant la journée d’élections, nous découvrons que c’est avec cette même connaissance de quartier (ou de région ou de rue, ce genre de micro-information) qu’on a organisé la fraude y compris dans les bureaux électoraux.
Le Poder Electoral avait remis le contrôle des presque 13’000 bureaux de vote à des militants et des activistes du parti de gouvernement. Ce sont eux qui contrôlaient toutes les listes électorales et décidaient de tout ce qui se passait durant les onze heures que devait durer le vote. C’est ainsi qu’Ils ont décidé de ne pas compter au préalable les bulletins; de ne pas vérifier d’abord les urnes où on allait déposer les bulletins de vote pour vérifier si elles étaient vides; de permettre la présence dans les bureaux de vote de personnes étrangères au processus, qui avaient pour mission de contrôler les électeurs et, dans certains cas, de les intimider; d’accepter le vote de mineurs qui avaient reçu leurs cartes d’identité dans les écoles; que les sympathisants du Frente [FSLN] pouvaient voter deux fois ou davantage; à quelle heure il fallait fermer les bureaux de vote; comment élaborer les procès-verbaux du scrutin, quels bulletins de vote annuler… Dans un pays où la culture de mise en formalisation écrite et ordonnée est peu répandue, il sera très difficile de rassembler et d’analyser ce qui s’est passé dans chacun des 13’000 bureaux de vote.
Mais comment aurait-on pu supprimer, ne serait-ce qu’en partie, ces irrégularités frauduleuses? De toute évidence cela aurait été la tâche des scrutateurs de l’Alliance PLI. D’ailleurs la loi exige que dix jours avant les élections le Poder Electoral doit avoir accrédité tous les scrutateurs, mais cela n’a pas été fait. Dans 40% des bureaux de vote il n’y avait pas de scrutateurs de l’opposition et seuls les militants du Frente ont participé au dépouillement des votes. Les seules accréditations accordées à l’Alliance PLI n’ont été remises que 17 heures avant le scrutin.
La liste détaillée des irrégularités est déjà énumérée dans les premiers rapports des trois organes d’observation électorale nationaux: Etica y Transparencia (succursale nicaraguayenne de Transparency International), l’Instituto para el Desarrollo y la Democracia (ipade) et Hagamos Democracia (Faisons la démocratie). Ces irrégularités apparaissent également dans les 11 pages du rapport préliminaire de la Mission d’Observation de l’Union Européenne.
Pourquoi il n’y a pas d’opposition de gauche
Pour comprendre depuis une option de gauche le contexte politique actuel du Nicaragua il faut tenir compte du fait que le sandinisme n’est plus, depuis de nombreuses années, le Front sandiniste, et que le Front sandiniste se réduit actuellement à de l‘ortéguisme.
L’ortéguisme est le projet d’Ortega, de sa famille et du groupe patronal qui le soutient. Ce projet se dessine depuis des années et a été révélé avec ses objectifs depuis qu’Ortega est revenu au gouvernement en 2007. Au travers de la majorité parlementaire obtenue grâce aux irrégularités de ce scrutin, on pourra prendre connaissance des autres facettes de cet ortéguisme: les réformes constitutionnelles, les lois orientées de manière à contrôler les expressions organisées de la société civile – très fragile au Nicaragua –, les médias…
L’ortéguisme est un mélange du néolibéralisme le plus pur (budgets calqués sur les accords avec le FMI, privilèges pour les banques et le grand capital, contrôle de toute expression syndicale) avec l’assistancialisme clientélaire traditionnel des gouvernements hispano-américains (programmes sociaux qui tentent de pallier la situation des plus pauvres – soit la moitié de la population – avec des crédits bon marché, une offre d’animaux et des semences, des toits pour les maisons les plus délabrées…). C’est aussi le culte de la personnalité d’Ortega qui a été le seul candidat et le seul secrétaire général du Front sandiniste. Et la promotion du catholicisme le plus traditionnel, avec des invocations permanentes à Jésus Christ ou à la Vierge Marie dans les allocutions présidentielles (comme on s’y attendait, Ortega a attribué à Dieu sa victoire électorale). C’est la pénalisation de l’interruption de grossesse quelles que soient les circonstances. Et c’est également et surtout l’enrichissement de la famille présidentielle et du groupe patronal du Front sandiniste avec les ressources millionnaires de la coopération vénézuélienne. Pour Ortega, Hugo Chávez et ses pétrodollars ont représenté la possibilité de consolider son projet politique: la coopération vénézuélienne l’enrichit personnellement et lui permet de financer les projets assistentialistes clientélaires pour les plus pauvres. Les nouvelles exportations au Venezuela dans le cadre de l’ALBA (viande, lait, café) sont en train d’enrichir le grand capital nicaraguayen qui contrôlait traditionnellement l’industrie de la viande, du café et des produits lactés.
L’ortéguisme n’aurait pas non plus pu prospérer sans le pacte politique qu’Ortega a signé avec l’ex-président libéral corrompu Arnoldo Alemán. Ce pacte date d’il y a dix ans, lorsque gouvernait encore Alemán et a entraîné une réforme de la Constitution et de la loi électorale, une augmentation des hautes charges dans tous les secteurs et institutions étatiques, aboutissant à un partage du pouvoir entre les inconditionnels d’Alemán et de Ortega. Avec le temps, Ortega a fini par gagner sur Alemán, finissant par contrôler pratiquement tous les tribunaux de justice, la Contraloria (chargée de veiller sur les ressources de l’Etat) et, de manière presque obscène, le Poder Electoral.
L’opposition à l’ortéguisme n’a pas pu s’articuler dans des partis parce que les deux groupes politiques qui ont refusé frontalement le pacte, aussi bien dans le sandinisme (Movimiento Renovador Sandinista – MRS) que, plus tardivement, dans le libéralisme des partisans d’Alemán (Alianza Liberal Nicaragüense – ALN) ont été effacés de la carte politique par le Poder Electoral. On a en effet annulé la personnalité juridique du MRS en 2008. Quant à l’ALN, il a été livré à des inconditionnels d’Alemán et d’Ortega par des dispositions du Poder Electoral en 2006. Or ce sont précisément ces deux groupes qui, depuis le centre droit et depuis la «gauche», constituent les principaux supports de l’Alliance PLI.
L’opposition à Ortega s’exprime aujourd’hui en ordre dispersé et n’a pas encore trouvé une direction cohérente. On la trouve dans pratiquement toutes les expressions organisées de la société civile, dans les deux groupes politiques, dans les régions qui ont vécu la guerre et qui perçoivent dans le projet ortéguiste un retour à ces années-là. A cette occasion, cette opposition dispersée a compris que l’Alliance PLI était la seule voie qui lui restait pour freiner les aspirations de l’ortéguisme.
L’épine
Au cours des cinq années de son deuxième mandat, Ortega a dû subir le fait de n’être arrivé au gouvernement qu’avec 38% des suffrages, un taux insignifiant qui le mettait dans une situation un peu ridicule devant ses pairs de l’ALBA, qui ont accédé au gouvernement avec des majorités confortables. Maintenant, avec les résultats contestables et contestés de ces élections frauduleuses, Ortega a pu enfin s’enlever cette épine du pied: il a une majorité politique et peut donc se présenter devant ses collègues de l’ALBA «avec des honneurs», puisqu’il peut se vanter d’une majorité parlementaire, d’une hégémonie politique et d’une opposition extrêmement affaiblie.
Mais il y a de la peur. Peur d’exprimer librement des critiques, de perdre son emploi à l’Etat où depuis 2009 la majorité des employés publics sont pratiquement obligés de s’inscrire comme militants du Front sandiniste s’ils veulent conserver leurs postes. Peur de la centralisation du pouvoir dans le gouvernement, qui freine les ministres et les fonctionnaires dans les initiatives qu’ils peuvent prendre s’ils n’ont pas la permission «du commandant et de la camarade Rosario» (Rosario Murillo, la très catholique épouse de Ortega et porte-parole du gouvernement). Il existe une fanatisation de la jeunesse qui vient aux manifestations officielles en uniforme, avec des maillots couverts de slogans et répète les mots d’ordre de «la camarade Rosario».
Il y a beaucoup de pauvreté au Nicaragua, qui est le deuxième pays le plus pauvre du continent, ce qui pousse à la résignation religieuse. L’éducation publique est déficiente, ce qui favorise le fondamentalisme religieux et alimente le caudillisme politique d’Ortega. Les gens répètent facilement que c’est «Dieu qui renverse et qui forme des gouvernements».
Dans une telle situation, l’espoir réside dans le fait de favoriser l’éducation des gens, de les éduquer à réfléchir de manière critique. Beaucoup d’organisations de femmes sont porteuses d’espoir, des espaces où la révolution se poursuit. Les processus éducatifs sont toujours à long terme.
Daniel Ortega a construit une dictature institutionnelle. La victoire qu’il exhibe aujourd’hui complétera cette construction. En cours de route il a dénaturé tous et chacun des principes du Front sandiniste. Son projet politique est en train de déséduquer le Nicaragua, et tôt ou tard cela finira mal.
Lors de la clôture de la campagne de l’Alliance PLI, on pouvait lire sur une gigantesque banderole: «Daniel, nous ne voulons pas qu’il t’arrive ce qui est arrivé à Kadhafi, voilà pourquoi à Estelí nous voterons pour Fabio Gadea» [la Libye de Kadhafi avait apporté son soutien financier au Nicaragua].
Ceux qui se sont battus pour le sandinisme, dans le Front ou en dehors de lui, pendant plus de trente ans, ont été ébranlés par ce message. Et c’est ainsi ébranlée et avec plus de questions que de réponses que j’écris depuis Managua, où l’incertitude est palpable. (Traduction A l’Encontre)
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Maria Lopez Vigil est journaliste et écrivaine nicaraguayenne, directrice de la revue Envio, militante de la gauche chrétienne. Cet article a été publié dans l’hebdomadaire de gauche uruguayen Brecha, le 10 novembre 2011.
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