Par Manuel Aguilar Mora
Au cours de ses trois premiers jours – après son accession au pouvoir le 1er décembre 2018 – en tant que président de la République mexicaine, AMLO [Andrés Manuel López Obrador] a condensé, par ses nombreuses actions contradictoires, la duplicité politique qui le caractérise.
Lors des allocutions prononcées à l’occasion des cérémonies de présentation de son gouvernement, le 1er décembre, il s’est référé, après avoir annoncé la création d’une garde nationale placée sous le contrôle de l’armée dans le but de garantir la sécurité interne, aux critiques afin de «dissiper les doutes qui voudraient que ces mesures aient un caractère autoritaire». En outre, il n’a pas lésiné sur les éloges visant les forces armées, «aux généraux et amiraux de l’armée et de la marine qui n’appartiennent pas à l’oligarchie»,qui sont donc «loyaux et patriotes nationalistes, n’entretenant aucun lien avec des hégémonies étrangères».
Deux jours plus tard, au Palais national, AMLO a annoncé, devant les familles des 43 étudiants disparus d’Ayotzinapa [1],la création d’une commission de vérité chargée d’enquêter en profondeur sur cette «affaire» ainsi que de trouver les disparus. De toute évidence, la prétendue incinération des cadavres, soutenue comme étant une «vérité historique» par le gouvernement de Peña Nieto [prédécesseur d’AMLO, membre du Parti révolutionnaire institutionnel, président entre 2012-2018], est dépourvue de toute crédibilité.
Face aux familles, Obrador s’est engagé solennellement à ce qu’il n’y aurait pas d’impunité, que toutes les institutions gouvernementales devront collaborer avec la nouvelle commission afin que ce crime ne demeure pas impuni et que plus jamais de telles atrocités ne se reproduisent.
Comment sera-t-il possible d’aller au fond des choses dans cette affaire de la disparition des 43 étudiants d’Ayotzinapa sans mener une enquête sur la participation et la complicité des militaires de la zone militaire d’Iguala? Les sommets militaires, responsables de crimes d’État comme le massacre de Tlatelolco [2]et de tant d’autres atrocités, une caste intouchable et privilégiée ne serait donc pas un pilier de l’oligarchie gouvernante? Nous nous trouvons ici face à une distorsion complète de la réalité et devant une contradiction flagrante.
«AMLO président». Cette formule capte avec force, la situation politique du pays. Une situation où se combinent des processus politiques et sociaux divers qui, précisément en ces premiers jours du nouveau gouvernement, s’expriment avec une grande clarté.
Des masses populaires entourent AMLO comme on ne l’a jamais vu depuis des décennies autour des présidents du PRI et du PAN [3].Plus de 160’000 personnes se sont réunies lors du meeting du Zócalo [la Place de la Constitution, devant le Palais national] afin d’écouter le discours suivant son investiture à la Chambre des députés. Obrador y a réitéré ses promesses: une augmentation des retraites, la création de 100 universités, le lancement de travaux publics grandioses, la récupération de Pemex [la compagnie pétrolière] et de la Commission fédérale d’électricité, un système de soins semblable à celui des pays nordiques, l’amnistie des prisonniers politiques victimes des abus des caciques, une austérité pour le gouvernement, plus de recours à l’endettement public et, bien sûr, une enquête en profondeur sur la disparition des 43 d’Ayotzinapa.
Il a insisté sur le fait qu’il avait «reçu un pays en banqueroute à la suite du désastre du modèle néolibéral». Il s’est confié devant foule qui constitue sa base de soutien, lui promettant «une séparation définitive du pouvoir politique et du pouvoir économique». Finalement, il a insisté sur un point: «ne me laissez pas seul; sans vous je ne vaux rien.» Il a aussi mis en scène, sur cette place, un acte théâtral grotesque avec un groupe d’indigènes factice qui lui a remis un faux «bâton de commandement».
Nous nous trouvons clairement face à une situation nouvelle. Et c’est précisément la position d’AMLO qui, avec force, projette cette situation duale, transitoire, jusqu’à un certain point équivoque, résultat du tremblement de terre électoral du 1er juillet dernier [4]. Rien de ce qui se passe ces jours-ci ne peut se comprendre sans les 30 millions de suffrages qu’a reçu AMLO et son parti Morena. Un véritable tsunami électoral, lequel est l’expression d’une rébellion civique populaire particulière qui a empêché la fraude électorale et que personne n’avait pu prévoir avant le 1er juillet. Ni même AMLO, pour ne rien dire de ses opposants et même de nombreux observateurs indépendants.
Les résultats sont devant nous: le système traditionnel des partis bourgeois mexicains (PRI, PAN et PRD principalement) est détruit; un puissant caudillo a émergé, avec une organisation qui lui est propre; de nouveaux agents du pouvoir (les 32 délégués des États –pour les 31 États plus le Département fédéral – et les 266 délégués régionaux de l’Administration publique fédérale); un nouveau modèle idéologique qui ne subordonne pas l’Etat au marché; un soutien populaire large au nouveau gouvernement.
AMLO est ainsi soumis à deux forces fondamentales qui, prises synthétiquement, sont les suivantes: d’une part,la force des structures étatiques bourgeoises; d’autre part, la poussée populaire massive, encore mal structurée mais qui existe clairement et qui cherche des solutions aux problèmes profonds qui maintiennent les masses laborieuses et exploitées dans les dures et précaires conditions actuelles.
Le choc de ces deux processus, le systémique et le populaire, a des conséquences profondes qui ne peuvent être surmontées facilement et rapidement. AMLO, ainsi qu’il l’a démontré au cours des cinq mois où il était président-élu [entre l’élection le 1er juillet et son investiture le 1er décembre], a cherché en permanence un équilibre entre ces deux pressions. Son gouvernement fera de même, sans jamais porter atteinte aux fondements mêmes du système socio-économique en vigueur, dont, en dernière instance, il fait partie.
C’est au cours de ce sexennat que débute le scénario des effets de ce choc, dont l’unique solution favorable aux forces populaires réside dans la mise en œuvre d’un programme qui aille au-delà de l’actuel système capitaliste. Pour que cela soit possible, il faut appeler à la mobilisation des masses laborieuses et à leurs alliés afin de maintenir en échec les forces bourgeoises battues électoralement et, de ce point de vue, progresser le plus loin possible au cœur des contradictions actuelles qui font obstacle à la résolution des réformes et objectifs qui se dessinent aujourd’hui clairement devant nous.
Pour cela, les forces socialistes et populaires doivent agir de manière coordonnée et responsable. Encourager le plus possible la poussée massive qui s’exprime déjà, l’approfondissant, l’orientant, dans un exercice révolutionnaire permanent de critique et d’autocritique, se maintenant toujours en tant que forces indépendantes et démocratiques, sans sectarismes, sans mises au pied du mur, agissant toujours en faveur du mouvement dans son ensemble. (Texte reçu le 4 décembre 2018, traduction A L’Encontre)
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[1]Dans la nuit du 26 au 27 septembre 2014, à Iguala dans l’État du Guerrero (à plus de 200 kilomètres au sud-ouest de la capitale) des policiers arrêtent cinq autocars remplis d’étudiants venant de l’Ecole normale agricole d’Ayotzinapa, se rendant à une manifestation à Mexico. Ce qui se déroule par la suite reste obscur, ce qui est toutefois certain c’est qu’il y a eu six morts identifiés, des dizaines de blessés et 43 étudiants disparus. Selon la version officielle, «le maire mafieux d’Iguala, du Parti de la révolution démocratique (PRD, gauche), et son épouse, ont ordonné l’attaque. Selon lui, les 43 jeunes ont été remis par les policiers au cartel «Guerreros Unidos», qui les ont assassinés dans la décharge de la ville voisine de Cocula, avant de brûler leurs corps sur un bûcher et de jeter leurs restes dans la rivière, Rio San Juan. Les autorités y ont retrouvé des sacs-poubelles contenant des os calcinés et des cendres. Mais seul l’ADN d’un disparu a été formellement identifié. Les 42 autres corps restent introuvables» (Le Monde, 27 septembre 2016). Une contre-enquête, publiée en avril 2016, accable la version officielle: des témoignages ont été obtenus sous la torture, des preuves ont été falsifiées, une reconstitution du bûcher indique qu’il est impossible que les corps aient été détruits tels qu’affirmés par l’enquête officielle et, surtout, la commission n’a pas pu interroger l’armée, laquelle dispose d’enregistrement vidéo et des militaires patrouillaient à proximité. Pour plus de détails, lire l’article du quotidien Le Monde cité ci-dessus et les articles publiés sur ce site, entre autres le 19 septembre 2015» (Réd. A L’Encontre)
[2]Le 2 octobre 1968, dix jours avant le début des jeux olympiques, des dizaines de manifestants étudiants ont été massacrés par l’armée sur la place des Trois Cultures de Tlatelolco à Mexico. Le nombre de victimes n’a toujours pas été établi. (Réd. A L’Encontre)
[3] Le PRI, Parti de la révolution institutionnelle, est la formation politique historique du Mexique qui, sous diverses appellations, a exercé un pouvoir sans partage sur la vie politique du pays depuis la révolution de la décennie 1910-1920. Son autorité est minée progressivement à partir des années 1980, le PAN prenant la tête de plusieurs des 31 États que compte le pays, surtout dans le Nord (c’est la Basse Californie qui, en 1989, a élu pour la première fois un gouverneur d’opposition). Le PAN, Parti d’action nationale, est une formation de droite, néolibéral, jouissant d’une base importante parmi des secteurs entrepreneuriaux du nord du pays. Il accède pour la première fois à la présidence de la République, avec Vicente Fox, en 2000. Entre 2006 et 2012, c’est un autre membre du PAN, Felipe Calderón, qui occupe la présidence avant de la céder à Enrique Peña Nieto (2012-2018). Pour une meilleure connaissance de l’histoire contemporaine du Mexique, et de son régime politique très particulier, on peut lire, en français, l’ouvrage d’Alain Rouquié, avec certes la tonalité qui est la sienne, Le Mexique. Un État nord-américain (Fayard, 2013). (Réd. A L’Encontre)
[4] La coalition «Ensemble, nous ferons l’histoire», comprenant le parti d’Obrador, le Mouvement de régénération nationale (Morena), a remporté 53,2% des suffrages (30 millions de voix), contre 22,3% de suffrages (12,6 millions de voix) pour Ricardo Anaya pour la coalition «Pour mettre le Mexique devant» (réunissant le PAN et l’ancien parti d’AMLO, le Parti de la révolution démocratique PRD) et 16,4% (9,3 millions de voix) pour José Antonio Meade de la coalition «Tous pour le Mexique» (au sein de laquelle le PRI était prépondérant). La participation électorale fut de 63,4%. (Réd. A L’Encontre)
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