Par Luis Brizuela (La Havane)
La faible production agricole et la hausse des prix des denrées alimentaires à Cuba frappent de nombreuses familles dont les salaires et les pensions ont été érodés par l’inflation, les empêchant ainsi de satisfaire leurs besoins de consommation et rendant difficile l’accès à un régime alimentaire varié et de qualité.
«Il faut devenir sorcier pour faire au moins un repas par jour. Les ‘mandados’ (produits subventionnés de la carte de rationnement) aident un peu, mais la plupart du temps, il faut ‘inventer’, parce qu’il n’y a pas assez d’argent», a déclaré à IPS (Inter Press Service) Maritza Suárez, une retraitée résidant à La Havane.
Le gouvernement vend chaque mois un panier alimentaire de base à une population de 11,1 millions de personnes. Il est composé de riz, de sucre, de céréales, d’œufs, de café et d’huile, entre autres denrées alimentaires. Il est accessible grâce au niveau actuel des salaires et des pensions.
C’est un palliatif – surtout pour les personnes à faibles revenus – mais les quantités et la variété des biens sont insuffisantes. Les besoins alimentaires doivent être satisfaits dans les magasins en devises, les établissements agricoles et sur le marché informel, à des prix bien plus élevés.
Le riz a doublé de prix valeur en quelques mois et une livre de riz vaut environ 1,50 dollar dans un pays où le salaire moyen est de 35 dollars et l’allocation de retraite minimale d’environ 13 dollars.
Une boîte de 30 œufs – également sur le marché noir – se vend 12,50 dollars, soit le prix d’un litre d’huile de soja, et environ 1,25 dollar pour une livre (453 grammes) de sucre brut.
Maritza Suárez, qui vit seule et ne reçoit pas d’envois de fonds [depuis la diaspora cubaine, aux Etats-Unis pour l’essentiel], a fait remarquer qu’une «personne qui ne vit que de son compte retraite ne peut faire face à ces prix», après avoir rappelé que sa pension équivaut à environ 15 dollars.
Même si elle dispose d’un revenu supplémentaire en s’occupant d’une personne âgée vivant près de chez elle, Maritza Suárez a déclaré qu’elle se passait de lait en poudre, de fromage et de tubercules tels que le malanga (Colocasia esculenta, dit chou de la Caraïbe), «parce que c’est un luxe que je ne peux pas me permettre alors que j’ai aussi besoin d’épices, de légumes, de produits d’hygiène personnelle et de médicaments».
L’ingénieur Osvaldo Acuña, vivant dans la province occidentale de Mayabeque, fait face à un dilemme similaire. Il a admis à IPS que, bien que lui et sa femme enseignante travaillent, après avoir payé les factures du ménage, «les salaires (environ 80 dollars à eux deux) sont presque entièrement consacrés à la nourriture et sans accès à beaucoup de choses que nous aimerions».
Avec deux enfants, l’un à l’école primaire et l’autre à l’école secondaire, Osvaldo Acuña, de la ville de Santa Cruz del Norte, explique que pour les collations, «ma femme et moi cherchons des boissons gazeuses instantanées, parfois des fruits pour les jus et le pain que nous laissons de côté pour qu’ils puissent en avoir un de plus. L’achat régulier de yaourts ou de sucreries est prohibitif.»
Quelques données
L’inflation des prix des denrées alimentaires est un phénomène mondial, dû à de multiples facteurs allant de la sécheresse en Afrique de l’Est aux conséquences de la guerre en Ukraine et à son impact sur la disponibilité des céréales, a averti un rapport de la Banque mondiale à la fin du mois de février.
La hausse des coûts de l’énergie et des engrais aura également un impact sur le pouvoir d’achat des pays importateurs et sur les volumes de nourriture qu’ils seront en mesure d’acheter, a averti l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
A Cuba, «l’offre alimentaire continue d’être faible par rapport à la demande», a déclaré à IPS l’économiste Omar Everleny Pérez Villanueva. Il a souligné que «les chiffres de la production agricole sont décourageants» dans un pays qui doit importer environ 80% des aliments qu’il consomme. Il a rappelé que «les importations d’aliments ont diminué en raison des difficultés ayant trait à l’accès aux devises étrangères», en raison de la contraction des principales sources de revenus, affectées par le covid.
Les chiffres officiels évaluent à plus de 600 000 tonnes la quantité de riz nécessaire pour couvrir la demande intérieure, mais les deux tiers de cette quantité doivent être importés, souvent de pays lointains comme la Chine ou le Vietnam. La production de café ne dépasse pas 10 000 tonnes par an, alors que la consommation est estimée à 24 000 tonnes. Autrefois grand producteur de sucre, l’île vise à produire seulement 455 000 des 600 000 tonnes dont elle a besoin cette année. L’année dernière, loin de la demande, les plans de production «ont atteint 32,5% dans le cas des œufs et 81% pour le porc», a déclaré Omar Everleny Pérez Villanueva. «Tant que l’offre ne couvre pas les besoins de la population, le marché s’impose et ajuste les prix à ceux qui peuvent se le permettre», a expliqué l’expert. Pérez Villanueva estime le coût de la vie pour une personne à Cuba à 267 dollars par mois pour faire face aux dépenses de base; le même montant, pour une famille de deux personnes, ne permet que l’accès à un minimum (vu le prix des biens alimentaires).
Inflation et autres obstacles
Evoquant d’autres facteurs défavorables dans le contexte compliqué de Cuba, l’économiste a mentionné l’inflation élevée, suite à la réorganisation économique qui a débuté en janvier 2021.
Bien que les salaires et les pensions aient été augmentés, l’excès d’argent en circulation dans un contexte de pénurie de produits essentiels, y compris les denrées alimentaires, a rapidement dilué le pouvoir d’achat.
Selon l’Oficina Nacional de Estadísticas e Información de la República de Cuba (Onei), en 2022, l’inflation en glissement annuel a été proche de 40%, après une hausse de 77% un an plus tôt.
Un autre obstacle est l’embargo des Etats-Unis, qui entrave l’accès au crédit international et les opérations commerciales, et qui renchérit le fret pour le transport des marchandises, selon les représentants du gouvernement.
La dollarisation partielle et l’augmentation du nombre d’établissements vendant des denrées alimentaires en monnaies librement convertibles (MLC) à partir de 2019, principalement grâce aux envois de fonds [de l’émigration], ainsi que la segmentation des marchés [c’est-à-dire l’accès socialement et monétairement différencié], suscitent le mécontentement de la population.
Selon les autorités, le mécanisme critiqué vise à collecter des devises étrangères afin d’en utiliser une partie pour approvisionner les commerces en pesos cubains.
A cela s’ajoutent les opérations des plateformes numériques qui vendent en ligne des aliments, en grande partie produits dans le pays, à des prix encore plus élevés que dans les magasins MLC, et dont les paiements doivent être effectués depuis l’étranger.
Des secteurs tels que l’agriculture, l’élevage et la pêche reçoivent des investissements bien inférieurs à ceux absorbés par les services aux entreprises, l’immobilier et les activités de location, y compris la construction d’hôtels [autrement dit, la place importante donnée aux investissements liés au tourisme], selon les données officielles.
A cela s’ajoutent la faible productivité et la décapitalisation de la plupart des industries, notamment celles qui produisent des biscuits, des sucreries, des boissons non alcoolisées, des glaces, des conserves et des saucisses, entre autres.
Les résultats des dizaines de mesures prises par le gouvernement pour tenter d’augmenter la production agricole ne sont toujours pas tangibles sur les tables des ménages cubains, pas plus que les résultats de l’usufruit [gratuit pour une période déterminée; le quotidien Granma du 10 mars 2022 souligne non seulement les obstacles bureaucratiques mais le manque de contrôle sur l’utilisation] des terres non cultivées commencé il y a 15 ans.
Les spécialistes et les paysans mentionnent entre autres problèmes l’incidence des parasites sur certaines cultures, le manque de semences de qualité, d’engrais et d’aliments pour animaux, l’insuffisance des systèmes d’irrigation, l’exode rural vers les villes, ainsi que le non-paiement des producteurs.
Le besoin de machines modernes, d’intrants agricoles et de véhicules permettant aux agriculteurs de transporter leurs récoltes directement vers les marchés, ainsi que les structures bureaucratiques qui entravent la commercialisation, sont également des facteurs de mécontentement.
Quelles mesures?
La pénurie de denrées alimentaires en pesos cubains et les troubles sociaux dus aux inégalités d’accès et aux ventes illégales ont contraint les autorités à réorganiser le commerce de produits tels que la viande de poulet, l’huile, les saucisses, le picadillo (bœuf haché) et les détergents, au moyen de programmes et d’un contrôle des achats par le biais de cartes spécifiques et de la carte de rationnement.
Depuis juillet 2021, l’Aduana General de la République a approuvé, puis renouvelé tous les six mois, l’autorisation temporaire pour les personnes physiques d’importer des denrées alimentaires, des médicaments et des articles de toilette sans caractère commercial dans leurs bagages accompagnés, sans limite de quantité et en exemption de droits.
La possibilité pour les petites et moyennes entreprises privées d’importer des denrées alimentaires et des matières premières, les entreprises publiques jouant le rôle d’intermédiaires, permet à une partie de la population d’avoir accès à des intrants manquants et, dans certains cas, à des prix inférieurs à ceux des produits nationaux, comme pour ce qui a trait à la bière.
Cependant, nombreux sont ceux qui considèrent que les restaurants et les commerces ont une influence sur les prix élevés, car certains d’entre eux revendent ce qu’ils achètent dans les magasins à MLC.
D’autres soulignent que les entités publiques maintiennent des prix élevés pour leurs produits dans un souci de rentabilité et qu’elles répercutent les inefficacités sur le consommateur final.
Des échanges récents sur les réseaux sociaux entre économistes et citoyens ont analysé la pertinence ou non du plafonnement des prix maximums, en parallèle d’une stratégie efficace pour stimuler l’agriculture.
Selon Omar Everleny Pérez Villanueva, la mesure pourrait être appliquée, «mais à court terme», car «à moyen terme, les producteurs et les commerçants se retirent du marché ou agissent dans la clandestinité, ce qui entraîne une nouvelle hausse des prix. La solution consiste à lever les obstacles à l’augmentation de la production agricole ou à la libéralisation des importations pour les acteurs non étatiques.» (Article publié par Inter Press Service, le 15 mars 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
Très bien