Cuba en trois temps historiques. A l’occasion du 26 juillet…

Par Gladys Marel García

L’histoire est aussi un cycle en perpétuel mouvement. Ces réflexions sont le fruit de ma participation aux luttes passées et de ma préoccupation pour les traits de la situation actuelle à Cuba.

-I-

Antonio Guiteras [1906-1935] et le mouvement qu’il a créé Joven Cuba en 1933 [une organisation ouvrière à tonalité anticapitaliste et s’inspirant du nationalisme de José Marti] ont été les précurseurs du mouvement révolutionnaire dirigé par Fidel Castro, appelé plus tard Mouvement du 26 juillet (MR 26-7). Tous deux ont organisé les étapes insurrectionnelles des révolutions contre les dictatures de Fulgencio Batista [Antonio Guiteras mourut le 8 mai 1935 dans un affrontement avec l’armée de Batista] et contre l’impérialisme américain, respectivement en 1934 et 1952 [1].

Dix-sept ans seulement s’étaient écoulés depuis l’assassinat de Guiteras sur les ordres de Batista lorsque ce dernier a perpétré un coup d’Etat en mars 1952. Le peuple cubain se souvenait encore de la répression brutale causée par l’armée placée sous sa direction dans la seconde moitié des années 1930. Spontanément, aux premières heures du matin du 10 mars, le peuple cubain s’est présenté devant les mairies et dans les places pour demander des armes afin de combattre le coup.

La Fédération des étudiants universitaires (FEU) a été la première à se rendre au palais présidentiel et à offrir au président de la République [Carlos Prío Socarrás] son soutien inconditionnel pour affronter les putschistes.

Entre mars et mai 1952, les combattants des années 1930 et ceux de la nouvelle génération révolutionnaire des années 1950 fondent de nouveaux groupes. C’est de là que sont nées les organisations en faveur de la lutte armée et de la révolution.

Certaines sont dirigées par des combattants des années 1930, comme Rafael García Bárcenas, du Partido del Pueblo Cubano (Ortodoxos) ou Partido Ortodoxo, qui a organisé le Movimiento Nacional Revolucionario (MNR); Aida Pelayo et Neneina Castro, également de ce parti, qui ont créé le Frente Cívico de Mujeres Martianas [par référence à José Marti], composé de femmes ortodoxas, auténticas [issues du Partido Auténtico], du mouvement étudiant et d’autres femmes; ou Aureliano Sánchez Arango, du Partido Auténtico [auquel s’opposait le Partido Ortodoxo, à propos de l’orientation anti-impérialiste et de la corruption].

Pendant ce temps, des représentants de la nouvelle génération révolutionnaire, tels que Fidel Castro [membre de la direction de Juventud Ortodoxa] et Abel Santamaría, organisent le Mouvement révolutionnaire, depuis la capitale et l’ouest du pays, avec le projet d’attaquer la caserne de la Moncada à Santiago de Cuba et la caserne Carlos de Céspedes à Bayamo, dans la province d’Oriente, afin de saisir les armes. Ce projet a été réalisé le 26 juillet 1953, dont nous célébrons aujourd’hui le soixante-huitième anniversaire.

-II-

Après les attaques, Batista ordonne de poursuivre et d’assassiner (sans succès) Fidel Castro. Ce dernier a été fait prisonnier, jugé et condamné avec les femmes et les hommes qui ont pris d’assaut les deux casernes. Son plaidoyer pour sa défense [«L’histoire m’absoudra»] contenait une série de points qui allaient devenir le programme de la Révolution.

En 1955, sous la pression du mouvement national d’amnistie développé par les forces révolutionnaires, ils sont acquittés et réorganisent le Mouvement révolutionnaire, le rebaptisant du nom de Mouvement révolutionnaire du 26 juillet (MR 26-7).

A partir de ce moment, la structure du 26 juillet commence à étendre son réseau d’organisation dans les six provinces cubaines, avec un appareil militaire composé de Brigades de jeunesse dirigées par la direction provinciale de l’Action et du Sabotage; la Section des travailleurs et celles de la Propagande et des Finances.

Ces forces ont été animées, dans les provinces et les municipalités, par des hommes et des femmes partisans de la «ligne dure», c’est-à-dire de la révolution organisée. Ils venaient du MNR, de la structure des jeunes, des femmes et des travailleurs du Partido Ortodoxo, du secteur étudiant et des éléments du mouvement insurrectionnel du Partido Auténtico.

Pendant ce temps, l’avant-garde révolutionnaire de la Fédération des étudiants universitaires (FEU), présidée par José A. Echevarría, organise la Direction révolutionnaire (DR), qui joue un rôle important dans l’insurrection.

Pendant que cela se passe sur l’île, Fidel et un groupe de combattants du MR 26-7 s’installent au Mexique. Leur plan était similaire à celui conçu par Antonio Guiteras, à savoir organiser et former la force de guérilla dans des camps, puis retourner à Cuba en tant qu’expédition armée.

Les membres de l’expédition du Granma devaient débarquer le 30 novembre 1956 sur la côte, près de la Sierra Maestra. Ce jour-là, le MR 26-7 déclenchera une grève générale soutenue par des actions armées dans toute l’île.

Cette tactique n’a été efficace que dans la municipalité de Guantánamo et dans certaines actions à Santiago de Cuba. L’achat d’armes, grâce à l’argent envoyé des provinces à Frank País, responsable de l’appareil militaire national du MR 26 juillet, a échoué. Cet achat devait être organisé par une cellule du Mouvement sur la base navale de Guantánamo.

Entre 1956 et 1958, les forces du MR 26-7, de la FEU et de la DR, le mouvement insurrectionnel Auténtico et le mouvement insurrectionnel des femmes – qui crée de nouvelles organisations: les Mujeres Oposicionistas Unidas à La Havane et el Frente de Mujeres Cubanas dans la province d’Oriente – renforcent l’insurrection dans le pays et dans l’émigration.

Au cours de ces deux années, la conscience populaire et la foi dans le processus révolutionnaire sont en hausse, grâce aux opérations menées par ces organisations. Les opérations de l’Armée révolutionnaire du 26 juillet et du Front de la DR du 13 mars dans l’Escambray [région montagneuse au centre de Cuba] ont été décisives.

En outre, l’effondrement de l’Armée de la République de Batista a conduit différents groupes d’officiers de haut rang à conspirer aux côtés des dirigeants du 26 juillet. Le haut commandement militaire a également intrigué auprès de l’ambassade des Etats-Unis pour obtenir que Batista abandonne le pouvoir.

Le processus a ainsi culminé avec la prise du pouvoir par l’Armée révolutionnaire du 26 juillet dans l’est et le centre du pays, et par la direction de la lutte clandestine dans les provinces occidentales.

Le MR 26-7, sans être un parti, a joué le rôle d’un parti pour la guerre, car il avait une base socio-classiste structurée, avec des sections ouvrières, étudiantes, de résistance civique, d’intellectuels, de professionnels, de petite bourgeoisie et de religieux. Il disposait également d’un appareil militaire clandestin et d’une Armée révolutionnaire.

-III-

Après que la direction politique militaire du MR 26-7 a pris le pouvoir et que le gouvernement révolutionnaire a été établi dans le palais présidentiel, Fidel Castro a effectué une tournée réussie en Amérique latine [Brésil, Argentine, Uruguay, Trinité-et-Tobago]. A son retour, il a prononcé un discours lors de la manifestation organisée sur la Plaza Cívica le 8 mai 1959. Ce jour-là, il a rendu hommage à Antonio Guiteras en déclarant:

«Un jour, nous pourrons commémorer dignement la mort d’Antonio Guiteras […] et c’est avec une satisfaction infinie que je remplis le devoir de lui rendre le plus émouvant hommage de souvenir et de sympathie […] parce qu’il a voulu faire ce que nous avons fait et qu’il est tombé comme sont tombés beaucoup d’autres révolutionnaires, parce qu’il s’est proposé de faire ce que nous faisons aujourd’hui.»

Il a ensuite ajouté: «Il a combattu les mêmes maux que nous combattons, il a lutté contre le même dictateur que nous avons combattu par la suite; il est tombé sous les balles ennemies qui ont coûté la vie à tant de nos camarades […] mais nous avons la satisfaction […] qu’à côté de la dépouille de Guiteras, aucun mémorial aux assassins de Cuba ne sera érigé.» [2]

A partir de janvier 1959, le gouvernement révolutionnaire introduit dans la pratique sociale les lois du Programme de la Moncada (1959-1960). Cela aurait dû être le moment de reprendre le projet de construction du socialisme cubain sur la base des expériences et des thèses élaborées par Guiteras [3], qui affirmait dans le Programme Jeune Cuba que «l’État socialiste est une déduction rationnelle basée sur les lois de la dynamique sociale» de la société cubaine [4]. Ce n’est pas ce qui s’est passé.

1961 voit l’intégration du MR 26-7, du DR 13 de Marzo – qui ont tous deux joué un rôle de premier plan dans l’étape insurrectionnelle de la Révolution – et du Parti socialiste populaire [PSP, nom alors du PC], qui, lui, jusqu’à la mi-1958 n’avait été qu’un promoteur de la thèse électoraliste des partis d’opposition.

La participation politique du PSP à la Direction militaire du 26 juillet a favorisé le projet des anciens communistes cubains d’introduire le modèle soviétique du «socialisme réellement existant» sur l’île. C’est ainsi que les Organisations révolutionnaires intégrées (ORI) se sont transformées, d’abord en Partido Unido de la Revolución Socialista (PURS), puis en Partido Comunista de Cuba (PCC), tous deux sous la direction de Fidel Castro.

L’un des problèmes qui se sont posés au cours de ces décennies a été la décision de subordonner le PCC et le gouvernement à un seul chef, avec des fonctions différentes. L’autre était l’assujettissement de l’Etat cubain au PCC.

Dans ce contexte, le pouvoir partisan [du parti unique] et étatique de la bureaucratie a été intronisé. Des phénomènes liés à la corruption, jusqu’alors moins notoires, ont commencé à faire surface à la fin des années 1970 et au début des années 1980.

La société est un organisme vivant, qui a survécu à la période spéciale des années 1990, mais dans les premières décennies de ce siècle, des hommes et des femmes qui disposaient d’un esprit critique, expert et socio-scientifique dans différents domaines ont commencé à exercer, de différentes manières, une critique constructive révolutionnaire du gouvernement. Ils ont souligné la nécessité d’un dialogue démocratique et ont mis en garde contre le danger de la campagne menée par des forces qui sont en faveur de l’intervention du gouvernement des Etats-Unis. Ils n’ont pas été écoutés.

En raison de la maladie de Fidel en 2006, son frère Raúl a pris la tête du gouvernement, d’abord à titre intérimaire puis officiellement, en 2008, et en 2011, après le 6e congrès du parti, également à la tête de cet organe politique. En 2007, un processus de réforme a été annoncé, mais il n’a pas été mis en œuvre dans toute son ampleur, ce qui est injustifiable. Pendant ce temps, l’économie militarisée (voir article d’Alina Barbar Lopez Hernandez du 8 octobre 2020) a été renforcée et soustraite à tout mécanisme de contrôle citoyen et parlementaire. Tout au long de cette période, la classe bureaucratique s’est renforcée et est devenue encore plus élitiste et séparée du peuple.

***

En 2019, la nouvelle Constitution a été approuvée après avoir été soumise au débat populaire en 2018. Elle a déclaré que Cuba était un Etat Socialiste de Droit, un concept vide qu’il fallait remplir de contenu.

Entre 2019 et 2021, différents conflits ont eu lieu, qui sont devenus critiques en raison des situations de pauvreté, de pénuries alimentaires, de l’augmentation des prix sur les marchés publics et privés et sur le marché noir parallèle, causées par les erreurs de Tarea Ordenamiento [nom donné à la réforme]; en raison des mauvaises conditions de vie, de la pénurie de médicaments, de l’augmentation de la pandémie dans le pays, de l’absence de solutions aux problèmes, du blocus et de l’intensification des mesures contre Cuba approuvées par le président Donald Trump.

Le 11 juillet, point culminant de ces conflits, nous avons tous été surpris par l’explosion sociale d’une partie du peuple cubain, qui s’est produite à San Antonio de los Baños et qui s’est répandue spontanément dans tout le pays, avec en tête les quartiers les plus pauvres.

La crise actuelle est pleine de complexités, mais il ne fait aucun doute qu’elle doit être résolue de l’intérieur de l’île, et par les Cubains, sans ingérence étrangère d’aucune sorte.

Les dirigeants dissidents traditionnels n’étaient pas visibles lors des manifestations. Les médias officiels n’ont fourni aucune preuve qu’elles aient été organisées par des agents de l’impérialisme américain sur le territoire national. C’est après ces événements que la campagne contre le gouvernement cubain – qui, par nature, a toujours été contre le système socialiste, l’indépendance et la souveraineté – s’est à nouveau intensifiée dans les médias de Miami.

Le nationalisme cubain en tant qu’idéologie et la culture contre l’ingérence impérialiste étrangère sont des principes des générations révolutionnaires [5] et la génération du nouveau millénaire a émergé, composée de personnes d’âges divers, dont l’objectif est de résoudre la crise. C’est une époque différente de celle du siècle dernier, mais beaucoup d’entre nous conservent les idéaux de Guiteras et de la génération du Centenaire [la génération du centenaire de José Marti].

J’ai participé aux actions du MR 26-7. J’ai subi des mauvais traitements policiers, la répression et la torture lorsque j’étais prisonnière (1957). J’ai été jugée par le tribunal d’exception et défendue par un avocat pénaliste dont les honoraires ont été payés par le mouvement étudiant.

Au vu de la situation actuelle – bien que je considère que les participants à des actes de vandalisme avérés doivent être jugés – je trouve inacceptable qu’en ce 11 juillet, la répression ait été reproduite: passages à tabac, peines de prison, procès sommaires et même allégations de mauvais traitements des détenus par les policiers [en outre, des détenus sont jugés selon la «procédure sommaire» sans présence d’avocat, cf. Eltoque Juridico, 22 juillet 2021].

Il est nécessaire de mettre la justice sociale au centre de la discussion et du débat partisan et institutionnel. Il est nécessaire de prendre en compte les revendications populaires et les analyses des intellectuels cubains spécialisés en sciences sociales et économiques, dans leur aspect populaire et démocratique. Ainsi que de trouver une solution à la dichotomie entre propriété étatique et propriété sociale, sans laquelle on ne pourra jamais parler de socialisme à Cuba. (Article publié sur le site La Joven Cuba, le 26 juillet 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Gladys Marel García, historienne auprès de l’Académie des sciences de Cuba, auteure entre autres de Insurrección y Revolución (1952-1959), Havana : Ediciones Union, 2006, et de divers essais, entre autres sur le thème, Mujer y Revolución: Una perspectiva desde la insurgencia cubana (1952-1959).

_______

[1] Ver Luis Busch, en Reinaldo Suárez: Un insurreccional en dos épocas. Con Antonio Guiteras y con Fidel Castro. Editorial de Ciencias Sociales, 2001.

[2] Selección de Ana Cairo: Antonio Guiteras 100 años después, Editorial Oriente, Santiago de Cuba, 2007, en Periódico Revolución, 9 de mayo de 1959, y en el libro pp.149-150.

[3] José Tabares del Real: La Revolución del 30 sus dos últimos años, Editorial de Arte y Literatura, La Habana, 1971, pp. 548-553; Olga Cabrera: Antonio Guiteras su pensamiento revolucionario, Editorial de Ciencias Sociales, 1974.

[4] Olga Cabrera Guiteras El Programa de La Joven Cuba Editorial de Ciencias Sociales, La Habana, 1977, p. 103.

[5] JACOBIN América Latina: «Está en juego la vida buena y justa en Cuba». Una entrevista de Martín Mosquera con Ailynn Torres Santana y Julio César Guanche.

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