Chili. Retour en force de «la démocratie des consensus»

«L'accord des mains levées» de 2007
«L’accord des mains levées» de 2007

Par Milo Probst

Cette scène (voir photo ci-contre datant de 2007) a certainement évoqué des souvenirs parmi les anciens élèves du secondaire ayant participé aux mobilisations de 2006. Un ministre de l’Economie visiblement satisfait, entouré par des représentants parlementaires des deux coalitions, présente aux médias un accord politique transversal qui modifie le projet de la réforme fiscale présenté quelques semaines auparavant par le gouvernement (voir introduction à l’article du 1er juin 2014 publié sur ce site).

Il y a sept ans déjà, en novembre 2007, la présidente de l’époque, Michelle Bachelet, entourée par des parlementaires de l’opposition et de la coalition gouvernementale, avait célébré les mains levées la conclusion d’un accord qui visait à modifier la loi organique constitutionnelle de l’enseignement (LOCE), datant des derniers jours de la dictature militaire et mise en cause par le mouvement des «pingouins » (le nom est dérivé de la couleur de l’uniforme des élèves du secondaire) de 2006. Cette nouvelle loi n’avait inclus aucune revendication de ce mouvement social et sans doute contribué, en 2011, à l’éclatement d’une nouvelle vague de protestations contre le système éducatif chilien.

Un ex-ministre du gouvernement de Sebastián Pinera, Andrés Chadwick, se rappelle dans les termes suivants de cet épisode tellement paradigmatique pour l’élite politique chilienne de la période de transition: «Je me souviens qu’elle [Michelle Bachelet] a levé les mains, dans une expression de joie, parce que l’on est arrivé à un accord dans le domaine de l’éducation, et que j’ai participé à cette cérémonie. Je me rappelle qu’elle a exprimé sa gratitude à l’opposition de l’époque pour avoir contribué à la conclusion de cet accord.»[1]

Pour Tomas Moulián, sociologue et auteur d’un ouvrage classique sur la transition [de Pinochet au régime dit démocratique], le consensus est un élément central dans le modus vivendi des élites chiliennes depuis la fin de la dictature. «Le consensus ne correspond pas seulement à l’apaisement des militaires et des entrepreneurs téméraires, sinon au revirement de ces politiciens vers un nouveau champ culturel. Pour entrer dans ce dernier, il a fallu abandonner les promesses de restructuration sociale.»[2]

Accord «historique» au Sénat (juillet 2014) entre les divers partis concernant la réforme fiscale
Accord «historique» au Sénat (juillet 2014) entre les divers partis concernant la réforme fiscale

Il est très probable que la réforme de l’éducation aura également comme base un accord entre l’opposition de droite et la coalition gouvernementale sous hégémonie de la démocratie chrétienne dont les membres sont très impliqués dans le «business» de l’éducation. Dans les modifications du projet initial de réforme, il est apparu que le ministre de l’Education, ancien fonctionnaire du FMI, veut renoncer à la régulation des salaires payés aux gérants de ces entités.

La Confédération des Etudiants du Chili (CONFECH), consciente que les «négociations» avec le ministre sont de simples faux-semblants, a finalement retiré sa participation à ces espaces de discussion. Pour Melissa Sepulveda, présidente de la Fédération des étudiants de l’Université du Chili: «La CONFECH a tiré des conclusions à partir de l’expérience depuis 2006, quand le précédent gouvernement de Bachelet a inclus les étudiants dans le Conseil Présidentiel et finalement il ne s’est rien passé. En 2011 on a eu un gouvernement qui s’efforçait de maintenir le statu quo ante. Maintenant nous avons un gouvernement qui dialogue, qui cherche à légitimer sa réforme au sein du mouvement social, mais qui n’offre pas une réelle possibilité d’influencer le contenu de la réforme.» [3]

Ralentissement économique

Tout cela se produit à un moment où les indices économiques laissent présager une récession économique soutenue. Une droite recomposée après la défaite des élections présidentielles utilise ses chiffres afin de faire pression sur le gouvernement pour qu’il reporte ses réformes, notamment celle du Code du travail. Elle attribue le ralentissement des investissements aux «incertitudes» que la réforme fiscale aurait suscitées parmi les entrepreneurs.

Mais en réalité il s’agit de problèmes beaucoup plus structurels qu’un «manque de confiance» des investisseurs. Dans une économie ouverte et dépendante de la demande externe, notamment pour ce qui concerne l’exportation des matières premières, la conjoncture économique mondiale se répercute fortement sur la croissance interne. Après un cycle de hausse du prix du cuivre, on assiste à un reflux du prix de ce minerai, dont la production mondiale est fournie à hauteur d’environ 30% par le Chili. De plus, l’extrême concentration de la richesse dans les mains de quelques «holdings», structurés autour des grandes familles oligarchiques du pays, les bas salaires qui doivent être compensés par un surendettement des ménages et une croissance très timide de la productivité sont autant de signes d’une crise profonde de ce modèle économique néolibéral, imposé par la dictature et administré et perfectionné par les gouvernements de la Concertation (Coalition de centre-gauche au pouvoir entre 1990 et 2010 et puis, sous une composition légèrement différente, depuis le début de 2014).

 

CuivreChiliGraph

Source : http://www.cochilco.cl/estadisticas/precio-metales.asp

 

Si les pronostics indiquent une augmentation du chômage, il faut toutefois souligner que pendant les années précédentes la «création d’emploi» a pris des formes qui reflètent le modèle d’accumulation néolibéral. Entre 2010 et 2014, 57,7% des nouveaux emplois sont sous-traités et seulement 41% de la population occupée possède un emploi protégé, c’est-à-dire un contrat écrit et à durée indéterminée, accompagné de cotisations sociales[4].

Entre-temps, les grands groupes continuent à faire des profits juteux. Le holding Cencosud, propriété de Horst Paulman[5], a réussi à augmenter ses profits de 115% entre 2013 et 2014[6]. Les banques ont connu une croissance de leur profit de 39% durant les sept premiers mois de 2014. Des chiffres analogues existent pour les ISAPRES (assurances maladie privées) et les caisses de pension (AFP)[7].

Depuis la crise «asiatique» de la fin des années 1990, l’économie chilienne connaît un cycle de croissance caractérisé par l’expansion et la concentration du secteur financier, le renforcement de la dépendance externe suite à la signature d’une série de traités de libre-échange et l’apparition de nouveaux groupes économiques, notamment les grandes surfaces et les instituts de crédit liés à ces  groupes à travers la prolifération des cartes de crédit. Comme conséquence, le taux d’exploitation a atteint des nouveaux records.

La CUT se targue d’une augmentation du salaire minimum plus que modérée

La presse française a rapporté récemment l’appel lancé par la Centrale Unitaire des Travailleurs (CUT) à une manifestation le 4 septembre (date du début de la présidence de Salvador Allende en 1973) contre l’actuel Code du Travail, héritage de la dictature. Selon Le Monde, il s’était agi «du premier défi qu’affronte la présidente socialiste Michelle Bachelet»[8]. En réalité, cette manifestation doit être comprise comme une tentative non aboutie d’empêcher l’annulation des négociations ayant trait à la réforme du Code de Travail, initialement prévues pour le mois d’octobre.

En juillet de cette année, la CUT a négocié avec le gouvernement une augmentation du salaire minimum de 7%, ce qui représente une augmentation nominale inférieure à celle revendiquée, en 2007, par la même Confédération pendant la présidence de Sebastian Piñera entre 2010 et 2014. La présidente de la CUT et militante du PC, Barbara Figueroa, a dû admettre que si l’on avait voulu appliquer la même méthode de calcul que celle utilisée pour déterminer le montant de 2007, on aurait dû demander une augmentation qui corresponde à environ 50%[9].

Lucia Vega, dirigeante de la CUT régionale de Valdivia et critique de la direction nationale, a déclaré après l’accord sur le salaire minimum que «ce n’est pas possible que pendant que des dirigeants sont en train de lutter pour de meilleures conditions de travail d’autres se donnent le luxe de distribuer des miettes aux travailleurs, comme si ces derniers ne créaient pas la richesse du pays»[10].

Manifestement, cet accord est resté une référence pour la direction nationale quand il s’agit de négocier des réformes au Code du Travail. Pendant la manifestation du 4 septembre, Barbara Figueroa soulignait la nécessité que les réformes du Code de Travail «se réalisent dans le cadre établi dans le protocole sur le salaire minimum»[11]. Déclarations vaines, le gouvernement a finalement décidé de reporter les discussions sur cette réforme, compte tenu du contexte économique défavorable.

Faire de sorte que le cycle politique reste ouvert

Les mobilisations de 2011 ont constitué la première mise en question profonde du système néolibéral depuis la fin de la dictature. La fonction de l’actuel gouvernement doit être comprise dans cette continuité. Or, son élan «réformateur» n’est pas le résultat d’une alliance programmatique entre les différents partis qui composent la coalition gouvernementale. «Son pari était de reprendre quelques revendications du mouvement social, de propager un discours de nature réformiste, mais en conservant la logique de gouvernance du vieux cycle, en maintenant les équilibres et les accords avec le bloc au pouvoir. C’est-à-dire qu’il a opté pour une version 2.0 de la démocratie des consensus.» [12] A la lumière des derniers accords, on doit constater définitivement l’échec de la stratégie du Parti communiste qui prétendait intégrer le gouvernement pour «assurer la réalisation du programme». Du point de vue des forces progressistes, ce dont il s’agit maintenant, c’est l’élaboration d’une alternative radicale et, par là, démontrer la véritable fonction du gouvernement: soit, administrer un modèle de société imposé par la terreur et la violence (depuis le coup de 1973), à travers la recherche d’un «compromis» au sein d’une classe dirigeante à chaque fois plus éloignée de la réalité sociale des classes populaires. (18 septembre 2014)

 


[2] Moulian, Tomas. 2002. Chile Actual: Anatomia de un mito. Santiago. LOM ediciones.

[5] Par rapport à la biographie de ce personnage voire note de bas de page de l’article du 20 avril. http://alencontre.org/ameriques/amelat/chili/chili-les-causes-profondes-de-la-tragedie-de-valparaiso.html

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