Chili. Référendum du 4 septembre pour la nouvelle Constitution: la campagne de désinformation, le débat et l’intérêt pour le contenu du projet

Après avoir reçu le texte final proposé par la Convention constitutionnelle le 4 juillet, Gabriel Boric signe le décret qui prévoit un référendum obligatoire le 4 septembre 2022.

Par Cristian González Farfán

«Les travailleurs ne seront plus les détenteurs de leur épargne retraite» [au Chili est en place un modèle de capitalisation individuel et privé, ce qui donne toute son importance à ce type d’assertion]. Cette déclaration – faite par Bernardo Fontaine [élu dans le 11e district de la région métropolitaine], alors encore membre de la droite de l’Assemblée constituante (Convention constitutionnelle) – a été publiée le 31 mars à la une du journal populaire Las Últimas Noticias (LUN) et a marqué une étape importante dans la «campagne de dénigrement» contre le processus constituant.

Ce processus culminera le 4 septembre avec une journée historique: le référendum de sortie au cours duquel le peuple chilien décidera d’approuver ou de rejeter la proposition de nouvelle Constitution issue de la Convention constitutionnelle, aujourd’hui dissoute. [Le 4 juillet 2022 la proposition de nouvelle Constitution a été remise au président de la République, Gabriel Boric Font.]

Cette affirmation (sous forme de titre), tirée d’un entretien que Bernardo Fontaine a accordée à la Las Últimas Noticias – qui fait partie du consortium journalistique ultraconservateur El Mercurio –, a été instantanément démentie par plusieurs anciens membres des listes les plus progressistes de l’Assemblée constituante. «Le type de désinformation fait par Bernardo Fontaine est regrettable; il sème l’incertitude alors que le pays a besoin d’un travail plus coopératif. C’est faux», a commenté, le même jour sur Twitter, l’ancien vice-président de l’Assemblée constituante [de juillet 2021 à janvier 2022], Jaime Bassa [constitutionnaliste reconnu, il a fait campagne pour la candidature de Gabriel Boric, membre de la formation Convergence sociale.]

Jusque-là, les fake news et la désinformation sur les propositions constitutionnelles relevaient du pain quotidien. Le commentaire de Bernardo Fontaine a jeté de l’huile sur le feu, car il a «été inséré dans un média traditionnel», alors que les fake news «avaient comme source et se diffusaient principalement sur les réseaux sociaux», a déclaré alors à El Mostrador Patricio Durán, journaliste et analyste de données à la fondation Interpreta.

Ce constat est le résultat d’une étude menée par la fondation Interpreta et la plateforme Contexto sur les fake news et la désinformation diffusées par les médias traditionnels sur les réseaux sociaux entre le 1er janvier et le 23 juin 2022. Alors qu’au cours de la période étudiée, 876 publications de 103 médias grand public ont fait référence aux fake news et à la désinformation, le pic de mentions (32) a eu lieu le 31 mars, lorsque l’entretien avec Bernardo Fontaine est paru dans Las Últimas Noticias. Selon cette étude, à partir de ce jour, les conversations sur ce sujet ont augmenté de 671% par rapport aux mois précédents.

«On peut parler d’une “guérilla numérique” contre l’Assemblée constituante qui a commencé dès son premier jour de fonctionnement, et même avant, lorsque des hashtags comme #rechazodesalida ont commencé à se répandre ainsi que des attaques contre certains membres de l’Assemblée. Nous pensons qu’il ne s’agit pas d’un phénomène isolé, mais de la stratégie d’un secteur politique, à l’image de la manière dont les campagnes de désinformation sont utilisées dans le monde. Pour dire cela, nous nous basons sur le fait que le mouvement de ces hashtags est coordonné par certains groupes, qui suscitent la diffusion de déclarations et avis attaquant la Convention constitutionnelle», a déclaré Patricio Durán à Brecha.

Claudio Fuentes, coordinateur de la plateforme Contexto et professeur à l’Université Diego Portales (UDP), partage cette appréciation. Dans une conversation avec Brecha, il identifie deux étapes au sein de cette campagne délibérée de dénigrement: «La première, entre juillet 2021 et février 2022, lorsque la campagne visait, tant sur les réseaux sociaux que dans le débat public, à discréditer la Convention constitutionnelle (Assemblée constituante). Au sein de la droite, il y avait un secteur plus enclin à effectuer des propositions et un autre qui ridiculisait le processus constituant. Depuis février 2022, a commencé une nouvelle étape de désinformation concernant le contenu de la nouvelle Constitution. C’est alors que les premières dispositions, le premier projet et la version finale ont commencé à apparaître.»

Claudio Fuentes apporte toutefois une précision concernant le contenu qui circule sur les réseaux. «Il est nécessaire de distinguer les fake news, qui sont de fausses nouvelles provenant de différentes sources, de personnes anonymes, généralement avec l’option de rejeter le projet final [lors du référendum], et la désinformation, qui consiste à procurer une information partielle sur certaines dispositions ou à présenter de manière biaisée ce que dit le texte constitutionnel, ainsi qu’à faire des exagérations sur le projet et ses effets», argumente l’expert de l’UDP. Patricio Durán partage ce jugement, dans le sens où toutes les informations inexactes ne peuvent pas être qualifiées de fake news.

Quoi qu’il en soit, ajoute Patricio Durán, le contexte de crise sociale que traverse le Chili et la série de processus électoraux de la dernière étape constituent un terrain propice à ce type de campagne malpropre sur les réseaux sociaux, dont l’origine historique se situe dans l’hémisphère Nord. «Ces campagnes de désinformation ont commencé en 2016 et 2017, respectivement, avec le Brexit et l’élection de Donald Trump. Ce furent les affrontements les plus passionnés; en 2017, le concept de «fake news» a été inventé et il a été choisi comme mot de l’année. Au Chili, après une mobilisation sociale [en automne 2019], et avec de nombreuses élections, les fake news ont fait partie des campagnes politiques et sont devenues prédominantes pour les secteurs de droite», explique l’analyste de la Fondation Interpreta.

Pour Fuentes, quant à lui, il est difficile d’enquêter sur l’origine des campagnes de désinformation, il n’est donc pas possible de déterminer avec certitude s’il existe, par exemple, un parti de droite qui finance les fake news; ce que l’on peut noter, selon le professeur de l’UDP, c’est que les secteurs de droite sont majoritaires dans la diffusion de ce type de contenu.

Selon Durán, les «aberrations» les plus médiatiques diffusées par les grands médias et les représentants de la droite chilienne vont de l’expropriation des fonds de pension – à laquelle fait allusion l’ex-conventionnel Bernardo Fontaine – à l’insistance sur le fait que la nouvelle Constitution décréterait la fin de la propriété privée, alors qu’au contraire, le texte constitutionnel consacre explicitement ce droit. En octobre 2021, une élue de droite – non-membre de la Constituante –, l’ancienne sénatrice Ena von Baer – de 2014-2022, élue suite à une campagne électorale financée par le secteur minier –, a même diffusé une fausse nouvelle sur une prétendue proposition approuvée par la Constituante qui aurait visé à changer le drapeau, les armoiries et l’hymne national. Or, une telle initiative n’avait même pas été discutée en plénière de la Convention et ne figure pas dans la proposition finale de la nouvelle Constitution.

En outre, au cours des derniers mois, des dépliants portant le logo du projet de Constitution ont été signalés. Ils diffusaient un contenu falsifié visant à semer la pagaille parmi le public.

Le rôle opaque des médias traditionnels

Le thème de la «sale campagne» contre le processus constituant a été repris à plusieurs reprises dans les médias traditionnels, comme dans le cas précité de la première page de Las Últimas Noticias. A cet égard, la vice-présidente de l’Association chilienne des journalistes, Rocío Alorda, a déclaré à Brecha que «la presse écrite a développé un agenda très conservateur en termes de contenu et de la manière dont elle attribue de l’espace à certains secteurs. C’est essentiellement ce qu’il a fait toute sa vie. Au Chili, nous avons un oligopole de deux consortiums (Copesa et El Mercurio) qui ont des difficultés à s’ouvrir à d’autres vues en raison de leurs propres lignes éditoriales. Ce qui apparaît dans la presse écrite a du poids sur le régistre des informations car, entre autres, c’est le contenu qui est ensuite commenté à la radio.»

Pour Claudio Fuentes, «il faut s’attendre à ce que les médias soient plus enclins au rejet du projet de Constitution, car il existe une forte concentration de la propriété, avec des groupes économiques particuliers qui tendent davantage vers la droite». La télévision, selon Claudio Fuentes, a un «effet amplificateur» dece discours, car «elle reste le principal moyen d’information». Il regrette l’absence d’un système de vérification des faits invoqués dans les programmes de débats télévisés sur le prochain référendum, afin de ne pas tomber dans une plus grande désinformation ou dans les fake news déjà présentes dans la situation politique.

A ce stade, Rocío Alorda perçoit cependant une certaine ouverture de l’espace télévisuel vers de nouvelles représentations et de nouveaux contenus. «Cette nouvelle expérience de la Convention constitutionnelle implique de sortir de la logique binaire dans laquelle nous nous situons depuis la récupération de la démocratie», déclare la vice-présidente de l’Association des journalistes. Cette ouverture, ajoute-t-elle, ne vient pas naturellement du sein du monde de la télévision, mais répond aux demandes d’une citoyenneté plus active et plus exigeante.

«Il a été difficile pour les médias de rendre pleinement visibles ces nouveaux acteurs et actrices sociaux, mais on constate depuis peu une plus grande représentation des autres visages de la Convention, et pas seulement de ceux qui ont un passé plus médiatique. Il faut dire que ces nouveaux acteurs, par exemple les élu·e·s à la Constituante issu·e·s des régions, sont plus présents dans les médias régionaux», ajoute Rocío Alorda.

Malgré tout, dit-elle, une logique binaire prévaut à la télévision qui, dans une tentative d’équilibre, donne une tribune, par exemple, aux représentants de l’ex-Concertación et de la droite, au détriment des voix provenant des mouvements sociaux. «Ces voix ont encore du mal à trouver une place dans les médias», affirme Rocío Alorda, qui espère une discussion plus ouverte sur les articles du projet de Constitution qui ont un impact direct sur les territoires et sur la vie quotidienne des gens, car «on parle beaucoup de la santé et du logement, mais la Constitution a beaucoup d’autres sujets, comme les conflits environnementaux et l’accès aux biens communs».

Claudio Fuentes, quant à lui, observe que le récit des fake news, amplifié par divers médias, s’est dilué au fil du temps. Dans son travail de coordinateur de la plateforme Contexto, il a pu le constater sur le terrain: «Au cours des premières semaines, on a remarqué ces échanges basés sur les fake news. Maintenant beaucoup de gens, avec scepticisme, posent la question: les nouvelles sont-elles vraies ou fausses. Le fait que les gens commencent à faire la distinction entre les deux signifie qu’ils en ont conscience. Les fausses nouvelles ont atteint un point de saturation, à tel point que certaines d’entre elles sont tout simplement trop ridicules.»

La Constitution: un best-seller

L’un des moyens de contrer la campagne contre l’Assemblée constituante consiste à diffuser le véritable texte de la Constitution. Et à cet égard, le Chili a établi un record inégalé: durant la semaine du 29 juillet au 4 août, le projet de nouvelle Constitution était le livre de non-fiction le plus vendu dans le pays, selon le classement établi par El Mercurio. Un best-seller.

«En effet, il existe un véritable intérêt de la part des gens pour savoir ce que le texte dit réellement. C’est ce qui a suscité cette explosion des ventes», explique Claudio Fuentes. L’impression des textes varie dans ses formats et ne se fait pas seulement dans le commerce formel, mais aussi dans la rue, sur les places, dans les parcs, bref, dans l’espace public. En ce qui concerne le premier exemple, la célèbre maison d’édition LOM a commencé par imprimer 1000 exemplaires du texte officiel qui a été remis le 4 juillet, lors d’une cérémonie officielle, au président Gabriel Boric. Ils ont été vendus en quelques heures. Le dernier bilan de juillet parle de 80 000 exemplaires vendus et de files d’attente interminables devant la librairie LOM, située dans le quartier pittoresque de Concha y Toro, à Santiago.

La Libre Arte est une autre librairie qui, dès la première minute, s’est mise au service de la diffusion du texte. Même depuis le premier projet, qui n’avait pas encore été examiné par la Commission d’harmonisation, jusqu’au document final. «Je l’ai imprimé en photocopies et, si quelqu’un le voulait, je lui demandais de payer ce qu’il pouvait. Certaines personnes ont payé 1000, 5000 ou 10 000 pesos [respectivement 1, 6 et 11 dollars]. Je l’ai épuisé en deux heures et j’ai décidé de faire le livre. J’ai fait 1000 livres et j’en ai épuisé le stock en une semaine», se souvient le propriétaire de La Libre Arte, César Padilla. Puis, lorsque le texte final a été approuvé – celui qui sera soumis dans trois semaines lors du référendum – il l’a imprimé massivement en quatre modèles, dont une couverture rigide et une autre en format magazine, avec de petits caractères, mais au prix de 990 pesos (moins d’un dollar). La Libre Arte a envoyé des exemplaires dans les endroits les plus reculés du pays, dont les municipalités et les organisations populaires les demandent pour les distribuer à la communauté. Ces exemplaires ont atteint Arica, à l’extrême nord, et Punta Arenas, à l’extrême sud, en passant par l’île Robinson Crusoé de l’archipel Juan Fernández, un territoire insulaire chilien.

Cependant, le cas qui a bouleversé le plus César Padilla, et qui révèle un véritable intérêt pour disposer de sa propre version du texte, est celui d’un vendeur ambulant qui passe un matin devant la boutique pour demander le prix d’un des exemplaires de la nouvelle Constitution. «Cinq mille pesos», a répondu Padilla. A six heures du soir du même jour, l’homme est réapparu au magasin, situé dans la rue San Antonio, au cœur du centre-ville de Santiago. «Il m’a remis 3000 pesos en pièces de 500, 100, 50 et 10 pesos. Et, comme il n’avait pas assez d’argent, il m’a donné 20 calugas [bonbons] qu’il fabriquait et vendait. Il m’a payé avec des calugas parce qu’il n’avait pas d’argent», se souvient Céasar Padilla avec émotion. (Article paru le 12 août 2022 sur le site de l’hebdomadaire uruguayen Brecha; traduction rédaction A l’Encontre)

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