Entretien avec Stephany Griffith-Jones conduit par Andy Robinson
Stephany Griffith-Jones, l’une des plus éloquentes défenseurs du rôle de l’Etat et des banques publiques pour le développement équitable des économies latino-américaines, a rejoint l’équipe de conseillers du candidat présidentiel chilien Gabriel Boric, avant le début de la campagne du second tour. La décision de recruter Griffith-Jones – une professeur de l’Université du Sussex au Royaume-Uni qui a collaboré avec le prix Nobel Joseph Stiglitz à l’Université Columbia de New York – est la preuve que Boric a l’intention d’inclure non seulement les idées issues du mouvement de protestation de 2019, mais aussi celles des experts proches de la Concertación et de la Nueva Mayoría qui ont dirigé les gouvernements de centre-gauche de la lente transition du Chili.
C’est aussi la preuve qu’à 35 ans Gabriel Boric est conscient de l’importance de travailler avec des économistes expérimentés comme Griffith Jones, née à Prague en 1947, dans une famille qui émigrera au Chili l’année suivante (elle est la petite-nièce de Franz Kafka). Ici, vous pouvez prendre connaissance d’une analyse du dilemme auquel fait face Boric entre la nécessité de répondre à la demande de changement au Chili et la nécessité de stabiliser l’économie. [Voir à propos du résultat des élections du 19 décembre l’article publié sur site intitulé La victoire de Boric. Quels défis pour quel gouvernement?]
Il semble que Gabriel Boric soit confronté à un dilemme. Il est le candidat du changement, de ce mouvement qui est descendu dans les rues de Santiago pour protester contre le modèle néolibéral. Mais s’il gagne, il arrivera au pouvoir dans une situation budgétaire difficile qui laissera peu de place aux politiques budgétaires progressistes…
Oui, en ce moment, la situation budgétaire est très difficile. Le déficit budgétaire atteint déjà 13% du PIB… Piñera est passé d’un extrême à l’autre dans sa réponse à la pandémie. Il n’a rien fait au début et beaucoup de personnes à faibles revenus étaient vraiment en difficulté. C’est là qu’interviennent les premiers retraits des fonds de pension, pour aider les personnes modestes en grande difficulté [1]. Mais ensuite, en 2021, Piñera est passé à l’autre extrême. Il a apporté un soutien généreux, peut-être trop, à de nombreuses personnes, même à des personnes qui n’étaient pas si pauvres. Et la consommation est montée en flèche. La croissance du PIB du Chili se situera entre 11 et 12% cette année. L’économie est totalement en surchauffe.
Que faut-il faire?
Boric s’est engagé à une réduction très significative du déficit budgétaire en une seule année, en respectant le budget déjà approuvé par le Congrès. C’est un signe de sa modération. Dans les années à venir, il veut augmenter progressivement les impôts et accroître la collecte des impôts existants. Plus d’impôts directs et moins d’impôts indirects. Les impôts indirects, tels que la TVA, représentent plus de 50% des recettes fiscales totales, soit beaucoup plus que la moyenne de l’OCDE. Il y a également un engagement à lutter contre l’évasion fiscale qui est au Chili le double de la moyenne de l’OCDE, mais cela nécessite l’embauche de plus d’inspecteurs des impôts.
Le dilemme est plus général. L’Amérique latine vit un moment de polarisation. Il est nécessaire de rompre avec un modèle qui était profondément impopulaire, mais la réalité économique et budgétaire de pays comme le Brésil ou le Chili laisse très peu de place et Lula comme Boric se rapprochent du centre.
Oui, au début, beaucoup pensaient que Boric serait trop radical. Mais maintenant, la plus grande crainte est peut-être qu’il ne soit pas en mesure d’en faire assez.
Malgré cela, il est dépeint comme un radical dans de nombreux médias…
C’est vrai. Les médias parlent de l’extrême droite et de l’extrême gauche. Nous devons rejeter cette fausse dichotomie. Parce que Boric est un social-démocrate. Kast est un extrémiste. En économie, il est assez radical; réduire les impôts quand on a un déficit de 13% du PIB est franchement osé. En politique, il l’est encore plus. L’un de ses adjoints a déclaré que les femmes n’auraient jamais dû avoir le droit de vote. Incroyable. Kast a proposé de restreindre le droit à l’avortement même pour les femmes qui ont été violées et de gracier les tortionnaires de l’ère Pinochet.
Mais Boric est un social-démocrate de style européen. Je l’ai rencontré lors d’une conférence sur le modèle scandinave. Il a été plutôt de gauche mais il est conscient du problème budgétaire actuel et il est très ouvert au dialogue avec tous les secteurs. Il est très attaché à la nécessité de la redistribution.
Compte tenu de la polarisation et du rejet par la rue du système, pensez-vous qu’il peut être à double tranchant d’avoir le soutien des principales figures de la Concertación?
Non. C’est très positif pour Boric. La gauche va voter pour lui, dans tous les cas. Le problème est d’attirer le vote des plus centristes. Bien que l’important soit d’attirer les jeunes qui manifestent, mais qui parfois ne votent pas. Le taux de participation au premier tour a été très faible. Dans le passé, le centre et la gauche ont toujours gagné lorsqu’ils étaient unis. Il faut s’attendre à ce que cette fois-ci, il en soit de même. Boric a reconnu la contribution des démocrates-chétiens (PDC) et c’était une très bonne idée. Il a rencontré Ricardo Lagos [PPD, président de mars 2000 à mars 2006] et Michelle Bachelet [PS, présidente de mars 2006 à mars 2010 et de mars 2014 à mars 2018]. Ils ont été prodigues avec lui. Une grande partie du centre et de la gauche a déjà rejoint la campagne. Et les chrétiens-démocrates le soutiennent, bien qu’ils disent qu’ils n’entreraient pas dans un gouvernement avec lui. Il est également vrai que le fait que Kast soit perçu comme désastreux a facilité les retrouvailles.
Il est étrange de comparer la victoire de la gauche à l’Assemblée constituante et le résultat de novembre lors des élections au Congrès [Sénat et Assemblée des députés]. Comment cela est-il arrivé?
Oui, 78% des votant·e·s se sont prononcés [le 25 octobre 2020, avec une participation à hauteur de 50,98%] en faveur d’une nouvelle constitution. Le vote à l’Assemblée constituante [les 15 et 16 mai 2021 avec 43,43% de taux de participation] a été une grande victoire pour la gauche. Mais ensuite, seulement un an après le plébiscite, le même électorat a voté pour un Congrès divisé entre la gauche et la droite. Il y a donc un manque de cohérence. Si Boric gagne, il aura des problèmes avec le Congrès, qui tentera probablement de bloquer des propositions telles que la réforme budgétaire et fiscale.
Y aura-t-il plus de marge de manœuvre par la suite?
Je pense que oui, après la première année. Boric et ses partisans sont très engagés en faveur d’une transition écologique. Le Chili a de la chance car il possède du lithium, essentiel pour les batteries, et du cuivre, fondamental pour la transition énergétique. En outre, il existe un grand potentiel pour développer davantage l’énergie solaire et éolienne. Il faut donner la priorité à certains secteurs pour cette transition, en soutenant leur développement. Kast ne le comprend pas. Les banques de développement doivent être mobilisées pour la transition verte. Et la réglementation financière peut être utilisée pour inciter les banques commerciales à accorder des prêts aux entreprises dont les investissements sont à faible émission de carbone.
L’investissement public est essentiel. Par exemple, Boric veut miser gros sur un réseau ferroviaire étendu. Ensuite, il y a l’hydrogène. L’hydrogène peut être produit de manière durable au Chili, car il existe de nombreuses façons de générer de l’énergie renouvelable. Nous pouvons utiliser l’hydrogène vert dans l’exploitation minière pour obtenir du cuivre vert.
La transition énergétique ne risque-t-elle pas d’engendrer une demande de métaux et de conduire à davantage d’extractivisme et de dépendance à l’égard des exportations de matières premières?
L’idée serait de remonter la chaîne de valeur. Fabriquer des batteries, intégrer plus de technologie et de connaissances. Les économies scandinaves, qui étaient autrefois, comme le Chili, dépendantes des exportations de matières premières telles que le bois, ont réussi à remonter la chaîne de valeur et se sont développées rapidement. Le cuivre doit être raffiné davantage, pour fabriquer les câbles qui permettraient d’augmenter les prix.
Pourquoi la gauche le ferait-elle mieux que la droite?
L’investissement public et la banque de développement sont essentiels pour la transition verte. Catalyser l’investissement privé dans ce secteur est primordial. Kast ne comprend pas cela. Il caricature l’Etat comme une force obscure et négative, mais ce sont des idées du passé. (Article publié sur le site ctxt-Contexto y Accion, le 18 décembre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Le gouvernement de Sebastián Piñera n’a pris des mesures d’aide sociale face à la pandémie qu’en juillet 2021. Dès lors, un grand nombre d’habitants ont été contraints de puiser, depuis juillet 2020, dans «l’épargne retraite» du système par capitalisation individuelle, géré par le privé. Et cela par trois fois. Plus de 50 milliards de dollars ont été retirés. Un reportage, datant du 19 octobre 2021, illustre cette situation et indique l’une des tâches à laquelle devra s’affronter, dès mars 2022, le gouvernement de Gabriel Boric: «J’ai retiré 10% à trois reprises, pour survivre, détaille María Vergara. A 68 ans, cette ex-secrétaire médicale à la retraite vend des crédits hypothécaires pour boucler ses fins de mois. «Je perçois 200’000 pesos [210 €] de pension, poursuit l’intéressée. Je suis loin du salaire minimum [350 €]. C’est le moment de changer de modèle, car l’actuel nous a été imposé par la force…» (Article d’Ouest France – Réd)
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