Par Andrew Fishman et Cecília Olliveira
Alors que le pays dormait vendredi matin, 24 avril 2020, le président brésilien d’extrême droite Jair Bolsonaro a limogé le directeur de la Police fédérale (PF) Maurício Valeixo, mettant fin à une longue bataille avec le ministre de la Justice Sergio Moro. Ce dernier, à son tour, a rapidement démissionné. S’ouvre ainsi un nouvel épisode majeur de l’aggravation du chaos dans la politique brésilienne.
L’avis officiel de licenciement du chef de la Police fédérale porte la signature numérique de Sergio Moro, mais lors d’une conférence de presse vendredi matin, le ministre de la Justice sortant a affirmé qu’il n’avait pas été informé de la décision et n’avait pas signé le document. Cette révélation et d’autres faites par Sergio Moro pourraient servir de motif de mise en accusation (impeachment) de Jair Bolsonaro, si les structures politiques brésiliennes peuvent exprimer la volonté politique nécessaire pour prendre une mesure aussi drastique. Les membres du Congrès rassemblent déjà des signatures en vue d’une enquête du Congrès sur les allégations de Moro.
Lors de sa conférence de presse, Moro a suggéré que Bolsonaro avait destitué Valeixo parce que le président s’opposait aux enquêtes menées par la PF. «Il était préoccupé par les enquêtes en cours menées par la Cour suprême fédérale et par le fait qu’un changement serait également opportun au sein de la Police fédérale», a déclaré Moro à propos des intentions de Bolsonaro. Moro a déclaré que les préoccupations de Bolsonaro ne constituaient pas une justification raisonnable pour licencier Valeixo, mais il a ajouté qu’il cherchait néanmoins «une solution alternative, pour éviter une crise politique pendant une pandémie». Finalement, Moro a affimé: «J’ai compris que je ne pouvais pas mettre de côté mon engagement envers l’État de droit.»
Notamment, la PF mène plusieurs enquêtes qui pourraient avoir un impact sur Bolsonaro, ses fils politiciens et plusieurs membres de leur entourage.
Moro a occupé une place importante dans la politique brésilienne ces dernières années, avant même d’accepter l’offre de Bolsonaro de devenir ministre de la Justice. Il a été le juge au centre de l’influente enquête de l’opération Lava Jato contre la corruption qui a conduit à l’emprisonnement (en avril 2018) de l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva, écartant ainsi l’homme politique populaire de l’élection présidentielle d’octobre 2018 et ouvrant la voie à la victoire de Bolsonaro.
Lorsqu’il est entré au gouvernement, Moro était l’une des personnalités politiques les plus populaires du pays. Il était considéré comme un allié important de Bolsonaro, mais aussi comme un rival potentiel lors des élections de 2022. La position de l’ex-juge a cependant été sérieusement affaiblie après que The Intercept a commencé à publier une série explosive, en anglais et en portugais, sur les malversations et les actions illégales potentielles du juge Moro et des procureurs menant l’enquête anti-corrupion dans l’affaire dite Lava Jato («Lavage express»). À la suite de cette série, Lula a finalement été libéré de prison (le 8 novembre 2018).
Bien que le sort de Mauricio Valeixo ait été une source de tension de longue date entre Moro et Bolsonaro, l’affrontement s’est intensifié ces derniers jours. En août 2019, Bolsonaro a menacé d’évincer Valeixo, que Moro avait choisi pour ce poste, mais il a fini par céder après que Moro a menacé de démissionner, ce qui aurait provoqué une crise institutionnelle. Ces derniers jours, Bolsonaro a clairement indiqué à ses collaborateurs qu’il cherchait à licencier Valeixo, et Moro a réitéré sa menace de démissionner. Jeudi soir 23 avril, il est apparu que Bolsonaro avait de nouveau fait marche arrière, mais le président, notoirement versatile, a alors pris la décision de licencier le patron de la PF, ce qui a poussé Moro à démissionner.
Enquêtes sur Bolsonaro et ses fils
La Police fédérale et la Cour suprême mènent de multiples enquêtes qui menacent directement Bolsonaro et ses fils, ainsi que des alliés clés se situant dans leur orbite. Une enquête de la PF portant sur les attaques mensongères dirigées contre la Cour suprême a récemment commencé à examiner ledit «bureau de la haine», une opération de messagerie en ligne pro-Bolsonaro dirigée par le fils du président, Carlos Bolsonaro, membre du conseil municipal de Rio.
Le Ministère public a demandé lundi à la Cour suprême d’enquêter pour savoir si un rassemblement à Brasília, dimanche dernier (19 avril 2020), a violé les lois sur la sécurité nationale. La manifestation s’est tenue en opposition aux mesures de confinement et a appelé à un coup d’État militaire et à la fermeture forcée du Congrès. Bolsonaro a pris la parole lors de ce rassemblement, et certains de ses alliés au Congrès auraient aidé à l’organiser.
Le fils du président, le sénateur Flávio Bolsonaro, fait également l’objet d’une enquête pour un présumé système de blanchiment d’argent. Il a demandé à plusieurs reprises à la Cour suprême de suspendre l’enquête pour des raisons techniques. L’affaire le relie directement à un gangster qui était un suspect clé dans l’assassinat de Marielle Franco (le 14 mars 2018), membre du conseil municipal de Rio. (Le gangster a été tué lors d’une descente de police dans sa cachette en février, après des mois de fuite.) En août dernier, Bolsonaro a écarté des compétences de Sergio Moro la surveillance financière qui avait été la première à identifier les transactions suspectes de son fils.
Et la liste des enquêtes policières et judiciaires sur les Bolsonaro et leurs alliés ne s’arrête pas là. Ces enquêtes ont conduit la demande d’actions plus fortes contre le gouvernement.
Vladimir Aras, un membre influent du ministère public – qui a travaillé en étroite collaboration avec les enquêteurs de l’opération Lava Jato pendant des années et a brièvement fait partie du groupe de travail –, a tweeté: «Les faits relatés par [Moro] sont très graves. Il y a eu des rapports de falsification, d’obstruction à la justice et de crimes de responsabilité» – faisant référence à la norme pour les délits pouvant conduire à une mise en accusation, l’équivalent des «crimes et délits graves» aux États-Unis. Aras a ajouté que les allégations doivent être examinées par le procureur et le Congrès.
Fernando Haddad, le candidat à la présidence du Parti des travailleurs, qui a perdu contre Bolsonaro en octobre 2018, a fait écho à ces préoccupations. Mais il a appelé les ministres du gouvernement à démissionner et à forcer Bolsonaro à démissionner, plutôt que de traîner le pays dans un long processus de mise en accusation. L’ancien président Fernando Henrique Cardoso a également appelé à la démission de Bolsonaro.
Crise politique pendant une pandémie
Jeudi 16 avril, Bolsonaro a licencié le ministre de la santé Henrique Mandetta, qui s’était publiquement opposé au déni ouvert du président sur les risques de la crise du coronavirus, ce qui a sapé la stratégie d’une réponse rapide. Le système de santé de plusieurs États brésiliens est actuellement en train de s’effondrer, avec de longues files d’attente pour les lits de soins intensifs dans les hôpitaux et des fosses communes creusées pour les victimes. Le nouveau ministre de la santé a concentré son message sur la voie de la réouverture de l’économie et de l’assouplissement des réglementations de quarantaine, qui sont déjà assouplies dans plusieurs États et qui ont néanmoins été mal appliquées à l’échelle nationale.
Bolsonaro est également en désaccord avec l’autre membre le plus influent de son cabinet, le ministre des Finances Paulo Guedes. M. Guedes, ancien conseiller du dictateur chilien Augusto Pinochet, s’est opposé aux dépenses publiques visant à atténuer la crise financière et a insisté sur le fait que le Brésil doit continuer à mettre en place des réformes néolibérales qui réduiraient les dépenses publiques, la réglementation et les impôts.
Paulo Guedes s’est énervé cette semaine lors de l’annonce d’un nouveau plan visant à dépenser 37,7 milliards de dollars sur cinq ans en travaux publics. Le projet a été approuvé par le lobby de plus en plus puissant d’anciens chefs militaires qui occupent la majorité des postes importants dans l’administration. M. Guedes n’a pas assisté à la conférence de presse pour annoncer ce paquet. En réponse, ce soir-là, un média aligné sur le bolsonarisme a utilisé trois minutes de télévision en prime time pour attaquer Guedes, en disant qu’il «avait perdu toute pertinence au sein du gouvernement pendant la lutte contre Covid-19». Pendant ce temps, le marché boursier brésilien (BOVESPA) est en baisse de 38% par rapport à son niveau record de janvier 2020, et les investisseurs étrangers retirent leur argent du Brésil, à un rythme le plus rapide de toute l’Amérique latine.
Lorsque Bolsonaro est entré en fonction, son soutien politique émanait de trois groupes clés d’influence: le centre droit, qui s’opposait farouchement au Parti des travailleurs de Lula et était représenté par Sergio Moro; les oligarques et le capital international, qui ont fait confiance au programme de réformes de Guedes; et l’élite militaire, qui s’est longtemps méfiée de Bolsonaro, un capitaine de l’armée à la retraite, mais qui voyait en lui un moyen d’assurer rapidement le pouvoir politique de façon démocratique. La base naturelle de Bolsonaro est l’extrême droite: des extrémistes qui s’expriment sur les réseaux sociaux, mais qui n’ont jamais eu beaucoup d’influence sur la politique nationale.
La cote de popularité du président a chuté depuis le début de la crise du coronavirus et ses principaux alliés ont quitté le navire. Avec le départ de Moro et la disparition de Guedes, les extrémistes d’extrême droite ne peuvent plus maintenir le gouvernement à flot et l’armée – représentée dans l’administration par le chef d’état-major présidentiel, le général Walter Braga Netto – a comblé le vide du leadership, malgré les sérieuses réserves des généraux quant au comportement erratique de Bolsonaro.
Que les bolsonaristes d’extrême droite obtiennent ou non le coup d’État militaire que beaucoup d’entre eux réclament dans les rues, il semblerait, pour l’instant, que ce soit l’armée qui mène la barque au Brésil.
Même si Bolsonaro est destitué – un sujet qui est de plus en plus discuté au Brésil ces derniers temps – le remplacement de Bolsonaro mettrait effectivement en place un régime militaire de facto, et cela par des moyens constitutionnels. La destitution entraînerait la prise de pouvoir du vice-président Hamilton Mourão, général à la retraite et fier admirateur de la dictature militaire qui a dirigé le pays de 1964 à 1985 – une option que même certains, dans la «gauche», considèrent avec lassitude comme le moindre des deux maux. (Article publié par The Intercept, le 24 avril 2020; traduction rédaction A l’Encontre; lire sur la démission de Sergio Moro, ses conséquences et l’orientation politique de la gauche radicale la traduction de l’éditorial d’Esquerda online publié le 25 avril 2020)
Soyez le premier à commenter