Brésil. Premier débat présidentiel. Une analyse médiatique ne rend pas compte du véritable enjeu

Luiz Felipe d’Avila, Soraya Thronicke, Simone Tebet, Jair Bolsonaro, Lula, Ciro Gomes

Par Valerio Arcary

[Le premier débat télévisé entre les candidats à la présidence s’est tenu le dimanche 28 août. En plus des deux candidats en tête des sondages – Luiz Inácio Lula da Silva (PT) et l’actuel président Jair Bolsonaro (PL-Parti libéral) – étaient présents: Ciro Gomes, ex-député du Ceará (Partido Democrático Trabalhista-Parti démocratique travailliste); Luiz Felipe d’Avila, de São Paulo, candidat du Novo, parti de droite créé en 2011 et disposant de 8 députés fédéraux; Simone Tebet, sénatrice du Mato Grosso do Sul et candidate pour la coalition MDB, PSDB et Cidadania; et enfin Soraya Thronicke, avocate, sénatrice de l’Etat du Mato Grosso do Sul, candidate d’União Brasil, parti de droite dure, résultat de la fusion entre le Parti social libéral et les Démocrates.

Le sondage effectué par Genial/Quaest, dont les résultats sont donnés le 31 août par Folha de S.Paulo – qui ne tiennent pas compte de l’effet du débat du 28 août –, place Lula en tête au premier tour avec 44% des intentions de vote contre 32% pour Jair Bolsonaro. Ciro Gomes est crédité de 8% (6% antérieurement), Simone Tebet de 3%. Felipe D’Avila et Soraya Thronicke n’apparaissent pas dans le sondage. Dans la simulation pour l’éventuel second tour, Lula obtiendrait 51%, Bolsonaro 37%. «L’enquête montre également que 65% des personnes interrogées sont sûres quant à leur vote et que 33% peuvent encore changer si quelque chose se produisait.» (Folha de S.Paulo)

Nous publions ci-dessous la réaction de Valerio Arcary du PSOL (courant Resistencia), suite à ce premier débat pour les élections du 2 octobre. – Réd. A l’Encontre]

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La mauvaise nouvelle est qu’après le premier débat a augmenté la probabilité que l’élection présidentielle d’octobre soit décidée lors d’un second tour le 30 octobre. La partie la plus significative du premier débat présidentiel n’a pas été la dérive misogyne de Bolsonaro [1], les tergiversations de Lula pour ne pas augmenter son taux de rejet, la «performance» de Simone Tebet [selon le sondage Datafohla réalisé pendant le débat, elle a été jugée la plus convaincante avec 43%], l’exaltation anti-étatiste de Felipe D’Ávila ou le délire ayant trait à l’impôt unique (flat tax) de Soraya Thronicke.

Les analyses «techniques» des performances de chaque candidat, lorsqu’elles ne sont pas inscrites dans le contexte des rapports de forces, et reliées aux intérêts de classe qui sous-tendent la lutte pour le pouvoir, relèvent, politiquement parlant, de l’amateurisme. Ce qui est en jeu est immense, dramatique et très dangereux.

Personne de sensé n’ignore que l’élection présidentielle se jouera entre Lula, un dirigeant d’une gauche réformiste modérée, et Bolsonaro, un néo-fasciste forcené. Le pays est divisé politiquement et socialement. Lula est le favori, mais Bolsonaro exprime une candidature d’extrême-droite disposant d’une influence de masse. Ce qui compte, c’est de savoir si Lula sera élu au premier ou au deuxième tour. Il se trouve que, si c’est au deuxième tour, le danger de menaces golpistes augmente de manière disproportionnée.

Ce qui comptera vraiment dans les cinq prochaines semaines sera le rôle de Ciro Gomes. Celui-ci joue un rôle dangereux dans ces élections. La question pertinente, cruciale, fondamentale est la suivante: Ciro Gomes est aujourd’hui le plus grand obstacle à la victoire de Lula au premier tour. Le niveau des intentions de vote qu’il capte encore sera décisif pour déterminer s’il y aura ou non un second tour. Si la majorité des quelque cinq millions de personnes qui manifestent leur sympathie pour Ciro Gomes choisissent de voter pour Lula afin d’assurer la défaite de Bolsonaro, il n’y aura pas de second tour.

Ces élections ne sont pas normales. Un néo-fasciste occupe la présidence et cherchera à se faire réélire. Quiconque ne comprend pas cela n’a rien compris, absolument rien, de ce qui s’est passé au Brésil depuis 2016 [la destitution de Dilma Rousseff et le rôle de Michel Temer]. La stratégie de Bolsonaro est de faire en sorte, absolument, qu’il y ait un second tour, ce qui à ce stade est incertain. Le plan de Bolsonaro est de préparer la mobilisation golpiste du 7 septembre pour intimider la justice, terroriser la gauche et stimuler une dynamique facilitant un coup de filet électoral qui garantira sa présence au second tour [à propos de l’initiative du 7 septembre de Bolsonaro, voir l’article publié sur ce site le 6 août].

S’il est battu au premier tour, Bolsonaro ne pourra pas organiser, avec le même aplomb, la même audience et la même autorité, une campagne de dénonciation du trucage de l’élection [déjà annoncée par la remise en question des votes électroniques], et enclencher la mobilisation de sa base sociale la plus radicalisée parmi les secteurs des classes moyennes surexcités. Il ne pourra pas le faire, car les élections du 2 octobre sont des élections générales. Tous les gouverneurs [des Etats], l’ensemble de la Chambre des représentants et un tiers du Sénat seront également élus à cette date. Parmi eux, il y aura un certain nombre de bolsonaristes. Voilà pourquoi dans la stratégie de Bolsonaro, il est essentiel de porter la bataille pour la présidence au second tour. Par conséquent, pour Bolsonaro, la candidature de Ciro Gomes est, objectivement, fonctionnelle.

Lula n’a pas besoin de 50% plus une de tous les suffrages au premier tour pour gagner [les votes nuls, blancs, et les abstentionnistes ne sont pas pris en compte, seuls les votes valides le sont]. Il doit donc juste avoir plus de votes valides que la somme des suffrages de tous les autres candidats. A ce stade, Lula peut gagner au premier tour. Ce qui aurait une importance décisive face aux menaces successives de Bolsonaro sur le processus électoral, la mobilisation contre-révolutionnaire constante dans les rues, comme il l’a organisé le 7 septembre 2021 et le 1er mai 2022. Son projet bonapartiste a en vue d’imposer une défaite historique à la classe laborieuse et à ses allié·e·s opprimés.

«Dis, mon miroir, y a-t-il quelqu’un de plus honnête que moi? Dites-moi, mon miroir, y a-t-il quelqu’un de plus capable que moi?» Ces blagues sont très courantes lorsqu’il s’agit de Ciro Gomes, candidat pour la quatrième fois à la présidence de la République [1998, 2002, 2018, 2022]. Ciro Gomes est un leader intelligent qui impressionne par son degré de sophistication et ses talents de polémiste. Ces qualités personnelles expliquent sa performance lors du premier débat des élections de 2022. Mais elles n’expliquent pas son insistance têtue à se présenter comme le candidat d’une «troisième voie».

Têtu et messianique est le propre d’un caudillo en quête d’un «destin». Il est têtu et personnaliste, le PDT est le septième parti pour lequel il se présente aux élections. Messianique, voire bonapartiste, il cherche à expliquer la viabilité de ses promesses développementistes (desarrolliste) par la force symbolique de la fonction présidentielle. L’attrait du discours de Ciro Gomes repose sur la promesse d’une «pacification» politique qui en fait ne sera possible que lorsque la menace néo-fasciste sera vaincue. Mais Ciro Gomes a déjà fait savoir qu’il ne considère pas qu’il y ait un danger immédiat et réel.

Il fait valoir que, s’il est élu, il renoncera à la course à la réélection pour un second mandat et que, par ce geste, il pourrait garantir le soutien du Congrès à ses propositions. Malgré l’épisode inexcusable du voyage à Paris en 2018 [il s’est rendu avec sa compagne Giselle Bezerra à Paris, ce qui a été interprété comme une façon de ne pas déclarer son soutien à la candidature de Fernando Haddad, candidat du PT contre Bolsonaro], il éveille toujours une fascination déconcertante sur une partie des gens de gauche qui admirent son style direct. Il favorise un certain degré de critique, venant de la droite, du centre et même de la gauche, face au PT.

Certains nourrissent l’idée naïve que Ciro Gomes se situerait «à gauche» de Lula. Ce type d’évaluation dépend de «l’instrument de mesure», c’est-à-dire des critères. Dans une évaluation «marxisante», donc guidée par des critères de classe, cette opinion est indéfendable. Si l’on considère les opinions circonstancielles exprimées par Lula et Ciro Gomes, il est impossible de le savoir, car les deux sont en mouvement «perpétuel». Mais il y a une différence très importante. Lula a joué un rôle irremplaçable dans la construction du PT, en maintenant des relations organiques avec les principaux mouvements sociaux, tandis que Ciro est un politicien professionnel erratique.

L’attrait qu’exerce Ciro Gomes sur une partie de la classe moyenne et supérieure des salarié·e·s se situant à gauche est significatif. Cela ne s’explique pas seulement par les frustrations liées à l’expérience de treize années de gouvernements Lula et Dilma Rousseff. Ciro Gomes se présente comme la troisième voie, défendant un projet desarrolliste inspiré par l’idée qu’un capitalisme régulé par l’expansion du marché intérieur, stimulé par l’accroissement du crédit bon marché pour la consommation et l’investissement peut stimuler la croissance avec justice sociale et responsabilité budgétaire. Il insiste aussi, de manière obsessionnelle, sur le profil «mains propres» et a ainsi un pouvoir d’attraction.

Mais la stratégie de Ciro Gomes ne semble pas être le véritable enjeu de l’élection de 2022, même s’il ne faut jamais sous-estimer le degré d’auto-illusion narcissique. Même dans l’Etat de Ceará, il est en troisième position, avec moins de 10%. L’objectif réaliste de Ciro Gomes [né en 1957] ne peut être autre que la survie. Il ambitionne de maintenir ses positions et d’occuper un siège en vue de tout ce qui se passera en 2026, voire après. Il s’agit d’un calcul personnel basé sur l’évaluation que, même s’il n’est pas concurrentiel maintenant, il dispose encore de temps pour l’avenir. Non, Ciro, ce n’est vraiment pas personnel. (Article publié sur le site Esquerda Online le 30 août 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Anne Vigna, dans Le Monde daté du 30 août, écrit: «Mais, alors qu’il devait tenter de séduire l’électorat féminin, qui lui fait cruellement défaut, pour espérer gagner l’élection, Jair Bolsonaro a trébuché. Il a ainsi agressé la journaliste Vera Magalhaes qui l’interrogeait sur la question de la vaccination, en faisant montre d’une misogynie conforme à sa réputation: “Vera, je ne pouvais pas attendre autre chose de toi. Je pense que tu dors en pensant à moi. Tu ne peux pas prendre parti dans un débat comme celui-ci. Tu es une honte pour le journalisme brésilien”, a répondu le président, visiblement nerveux et triturant ses feuilles.» (Réd. A l’Encontre)

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