Brésil. Menace permanente. Les forces armées dans la campagne électorale

Par Marcelo Aguilar, São Paulo

Parmi toutes les rumeurs qui prolifèrent au sujet des élections d’octobre au Brésil, il en est une qui semble se répéter: la menace d’un coup d’Etat militaire. Les forces en uniforme se sont immiscées dans la politique du pays tout au long de l’histoire. Mais depuis le coup d’Etat parlementaire de 2016 [destitution de Dilma Rousseff en août 2016, animée entre autres par Michel Temer, vice-président], et surtout depuis l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, elles ont gagné en importance et occupent de vastes espaces institutionnels. Enhardies, les forces armées ont l’intention – et le font – d’agir comme un pouvoir d’Etat, ce qu’elles ne sont pas en tant que telles. Dans cette campagne électorale, une large fraction s’est conformée aux attaques du président contre le système électoral.

Avec ou sans Bolsonaro

Depuis l’époque de Michel Temer jusqu’à aujourd’hui, l’appel à une intervention militaire est monnaie courante dans les manifestations de la droite. Et le président actuel n’a jamais nié cette possibilité. Une interprétation déformée d’un article de la Constitution a servi de prétexte, alléguant un supposé «pouvoir modérateur» accordé aux militaires par la loi fondamentale [1]. En avril 2020, lors d’une réunion ministérielle, Bolsonaro a déclaré: «Nous voulons nous conformer à l’article 142, qui dit qu’en cas de besoin, n’importe laquelle des branches du gouvernement peut demander aux forces armées d’intervenir pour rétablir l’ordre dans n’importe quelle partie du pays.» Il a fait cette déclaration avec deux officiers de l’armée à ses côtés: le vice-président, le général Hamilton Mourão, et le secrétaire de la Maison civile [instance à mi-chemin entre Premier ministre et chef de cabinet] de l’époque, Walter Braga Netto [ministre de la Défense du 30 mars 2021 au 1er avril 2022], qui est depuis le 26 juin le colistier de Bolsonaro pour les élections d’octobre.

Dans ce scénario, exclure une intervention militaire serait imprudent. L’annoncer comme imminente serait également imprudent. André Ortega, journaliste et co-auteur avec Pedro Marín du livre Carta no coturno: a volta do partido fardado no Brasil [Le retour de l’uniforme militaire au Brésil] a déclaré à Brecha: «De nombreux manifestant·e·s appellent à une intervention militaire, avec Bolsonaro au pouvoir. Par exclusion, nous savons que ce pouvoir militaire pourrait aussi exister sans lui. Imaginons que le président boycotte les élections et que les militaires interviennent pour nous sauver du président… C’est une situation dans laquelle ils ont le couteau et le fromage dans les mains.» Pour André Ortega, l’essentiel réside dans l’incertitude elle-même, cette sensation permanente de possibilité qui flotte dans l’air: «Au-delà du fait que les chars descendent ou non dans les rues, qu’ils prennent ouvertement le pouvoir ou non, la menace elle-même sert aux militaires à renforcer leurs positions institutionnelles et leur présence politique.»

Les militaires et l’appareil d’Etat

Selon le dernier rapport de 2020 de la Cour des comptes de l’Union, le nombre de postes occupés par des militaires dans l’administration fédérale a doublé pendant le gouvernement de Bolsonaro, pour atteindre un total de 6157. Un récent rapport du Bureau du contrôleur général de l’Union a révélé que 2300 de ces promus étaient dans une situation irrégulière, soit parce qu’ils recevaient des salaires plus élevés que ceux autorisés, soit parce qu’ils occupaient des fonctions interdites aux militaires selon la loi, soit parce qu’ils avaient occupé le poste plus longtemps que prévu.

«La menace supposée s’est déjà concrétisée», a déclaré à Brecha l’anthropologue Piero Leirner, spécialiste de la stratégie militaire à l’Université fédérale de São Carlos. «En 2016, il y a eu un processus de rébellion par certains secteurs de l’Etat, qui a déblayé le terrain pour aboutir à la situation actuelle. Actuellement, les militaires occupent déjà la place qu’ils convoitaient dans l’appareil d’Etat. Ils ont établi leur domination dans les secteurs qui leur sont essentiels: les instances de communication, juridiques, législatives ainsi que les branches de l’économie qui les intéressent, comme celles liées au secteur de la défense.» Avec ces développements, dit-il, «tout gouvernement devra d’une manière ou d’une autre être aligné sur leurs intérêts».

Pour Piero Leirner, Bolsonaro est «inféodé à un groupe de généraux qui introduisent des altérations dans le système opérationnel de l’Etat, et son rôle consiste de protéger les initiatives de ce groupe». C’est dans ce sens qu’il faut lire la diffusion permanente de «données erronées selon lesquelles certains commandants militaires auraient été attirés ou séduits par le charisme du président. Ce message cherche à donner l’impression que c’est Bolsonaro qui entraîne les forces armées dans son projet personnel et non l’inverse.» Selon Piero Leirner, ce phénomène est à l’origine de l’état actuel de confusion permanente. «Les signaux sont ambigus et génèrent de l’incertitude, car c’est exactement ce que les commandants militaires veulent provoquer, puisque ce qui leur importe vraiment, c’est de ne pas rendre évidente» leur infiltration de l’appareil d’Etat.

Les militaires et le TSE

En juillet [lundi 18], lors d’une réunion à laquelle il a convoqué tous les ambassadeurs étrangers au Brésil, le président a évoqué le très grand danger de fraude que le système de vote électronique entraînerait dans son pays. Cela conformément à son boniment qui dure depuis des mois, malgré les démentis constants des autorités électorales et judiciaires brésiliennes. Sur Youtube, les images de la conférence du président ont été supprimées par la plateforme elle-même. Pour l’opposition, les intentions de Bolsonaro sont claires: boycotter le processus.

Au même titre où n’est pas nouvelle sa croisade contre les urnes électroniques qui l’ont élu tant de fois au Congrès puis à la présidence, il en va de même pour son accord avec les militaires sur cette question. L’année dernière, les hommes en uniforme ont commencé, pour la première fois, à remettre publiquement en question le système de vote. En juillet 2021, Bolsonaro a fait venir un colonel de réserve, Eduardo Gomes, sur son webcast hebdomadaire pour lancer des attaques infondées contre le système de vote électronique et dénoncer des fraudes présumées lors des élections de 2018. Derrière Bolsonaro et Eduardo Gomes se détachait une affiche sur laquelle on pouvait lire: «Vote imprimé et contrôlable: instrument de citoyenneté et de paix sociale».

Une enquête de la Police fédérale, révélée par le quotidien Folha de São Paulo en mai, montre l’implication, depuis 2019, de l’Agence brésilienne de renseignement et du général Luiz Eduardo Ramos, actuel secrétaire général de la présidence, dans la recherche d’informations visant à discréditer le système de vote. En août 2021, le Tribunal supérieur électoral (TSE) a fait un faux pas: il a invité les forces armées à participer à la Commission de Transparence pour les élections d’octobre. Avant de quitter ses fonctions en février de cette année, l’ancien président du TSE, Roberto Barroso, a déclaré lors d’une conférence de presse: «Nous présumons qu’il s’agira d’une collaboration de bonne foi et non d’un exercice de renseignement visant à recueillir des informations pour nous attaquer […]. Je pars du principe que les forces armées sont là pour aider la démocratie brésilienne et non pour offrir des munitions à un président qui veut l’attaquer.»

Mais le fait même d’inviter les forces armées a créé un dangereux précédent. Cela leur a permis d’avoir leur mot à dire dans le processus électoral. Leur remise en question de ce qui pourrait se passer lors du scrutin a de facto déjà entaché le processus, et constitue maintenant une munition pour les élucubrations golpistes du gouvernement. Interrogé par le programme Jornal Nacional de TV Globo, lundi 22 août, pour savoir s’il respecterait le résultat des élections, quel qu’il soit, le président a répondu: «Tant qu’elles sont propres et transparentes, j’accepterai le résultat.»

Effet domino

C’est l’élection qui compte le plus de candidats issus des forces de sécurité. Selon une étude de l’ONG Brazilian Forum for Public Security, 1888 candidats en uniforme ont été enregistrés pour le scrutin d’octobre 2022, soit une augmentation de 29% par rapport à l’élection de 2018. Quatre-vingt-quinze pour cent de ces candidats sont sur des listes de partis de droite ou de centre-droit. Selon Agência Pública, le Parti libéral, sous la bannière duquel Bolsonaro se présentera à la présidence, est le parti qui compte le plus de candidats militaires.

Samira Bueno, directrice exécutive du Forum de la sécurité publique, sociologue, a écrit dans la Revista Piauí que, «à un premier niveau d’analyse, il semble que le scénario du coup d’Etat, qui implique la cooptation des forces de police, ait eu un certain succès» et que «la radicalisation des positions parmi les policiers et les membres des forces armées n’est pas une stratégie qui implique uniquement la possibilité d’avoir ces groupes comme base électorale, mais principalement leur implication dans une éventuelle remise en cause du résultat des élections». Dans le cas de la police, cependant, elle a écrit qu’«il est irréaliste de penser que plus de 680 000 agents des forces de sécurité se laisseraient emporter par le chant des sirènes du coup d’Etat du président». Pour Piero Leirner, «il est nécessaire de se demander si les militaires et les autres forces sont prêts à mettre en danger leurs candidatures à divers postes tels que députés, sénateurs et gouverneurs, car, s’ils déposent une plainte pour fraude, cela affectera l’ensemble des diverses élections [qui se déroulent le 2 octobre]».

L’ennemi rouge

Le projet politique des militaires est bien éloigné de celui d’un éventuel gouvernement du Parti des travailleurs (PT). L’Institut Général Villas Bôas, fondé par l’ancien commandant de l’armée Eduardo Villas Bôas, ainsi que deux autres instituts proches de l’armée, ont lancé le «Projet Nation Brésil 2035» (Projeto Nação – O Brasil em 2035) en mai de cette année. Il contient des critiques du «mondialisme», un projet libéral pour l’économie, la fin du caractère public du système de santé unifié et la nécessité d’établir le paiement d’un écolage mensuel dans les universités publiques, parmi d’autres mesures.

Mais les militaires verraient-ils un éventuel gouvernement du Parti des travailleurs comme un problème? André Ortega en doute: «D’un côté, nous voyons la volonté de Lula da Silva de négocier, de faire des concessions et de reconnaître la position institutionnelle de l’armée, comme il l’a fait tout au long de son gouvernement [2003-2011], et nous comprenons que l’armée ne doit pas le considérer comme une menace.» Mais il ajoute: «Ce que les militaires ne veulent pas, c’est un gouvernement populaire qui applique des mesures contre les forces armées, ni avoir des problèmes à cause des militaires qui ont gagné de l’argent dans le gouvernement de Bolsonaro, ni que la justice s’occupe d’officiers militaires comme [le général et ancien ministre de la santé de Bolsonaro, Eduardo] Pazuello, qui a fait ce qu’il a fait pendant la pire phase de la pandémie [depuis la validation de l’hydroxychloroquine jusqu’à la gestion catastrophique et confuse de la commande de vaccins]. C’est pourquoi ils doivent maintenir la menace d’un coup d’Etat toujours latente.» Pour Piero Leirner, si sa thèse est correcte, il ne devrait pas y avoir d’appréhension: «Il pourrait y avoir des actions ponctuelles de militaires pro-Bolsonaro, mais ce serait plus une dramatisation qu’autre chose. Le cœur de l’action militaire est déjà structuré et continuera à fonctionner normalement.» (Article publié par l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 2 septembre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] L’art. 142 de la Constitution est le suivant: «Les Forces armées, constituées par la Marine, l’Armée de terre et l’Armée de l’air sont des institutions nationales permanentes et régulières, organisées selon la hiérarchie et la discipline, sous l’autorité suprême du Président de la République; elles ont pour mission la défense de la Patrie, la garantie des pouvoirs constitutionnels et, à l’initiative de l’un d’entre eux, de la loi et de l’ordre.» (Traduction A l’Encontre)

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