Brésil. Le retour improbable du lulisme

Lula lance sa campagne présidentielle en décembre 2016

Par Raúl Zibechi

A supposer qu’il gagne la présidentielle de 2018, comme l’indiquent les sondages, et que l’on laisse de côté la question de son incarcération, l’ex-président Lula ne réunit pas les conditions économiques et politiques pour revivre le «miracle» qui lui a permis d’améliorer la situation des pauvres sans toucher aux riches. Son hypothétique gouvernement ne pourrait pas compter sur les soutiens entrepreneuriaux, militaires et sociaux qui avaient donné vie au projet «Brésil-puissance».

Depuis que Joesley Batista, le patron de la principale entreprise frigorifique du monde (JBS-Friboi), a diffusé l’enregistrement d’une conversation qu’il a eue avec le président Michel Temer, le fragile gouvernement brésilien se trouve sur une pente qui pourrait le conduire à la destitution. Les taux d’approbation du président Michel Temer sont encore plus bas que ceux de Dilma Rousseff quelques jours avant sa destitution et se rapprochent du néant: moins de cinq pour cent [1].

Ce qui maintient le gouvernement de Temer, c’est l’assistance respiratoire que lui apportent deux partis : le sien (PMDB), maître en l’art de la jonglerie, et le social-démocrate de Fernando Henrique Cardoso (PSDB – président de janvier 1995 à décembre 2002) qui, aussi étonnant que cela puisse paraître, soutient un gouvernement corrompu avec l’argument du «s’il tombe, les choses seront pires encore». Ce qui est le plus mauvais argument que l’on puisse avancer.

Il est vrai que le même Cardoso a pris ses distances avec le gouvernement, allant jusqu’à faire marche arrière sur des déclarations faites à peine trois jours auparavant. Et il a exigé «un geste mémorable» de la part de Temer afin que ce dernier renonce et anticipe les élections générales (Brasil 247, 17 juin 2017).

Michel Temer: dès le 16 mai 2017, les mises en cause se précisent…

Il n’en reste pas moins que la politique brésilienne traverse une situation extrêmement complexe et surtout imprévisible. Deux facteurs de pouvoir de l’importance de la chaîne de télévision Globo et de l’ex-président Cardoso demandent la sortie d’un président qui lutte infatigablement pour rester en charge contre vents et marées. Le pire, c’est qu’il peut réussir à arriver à la fin de son mandat, ce qui ne parle pas en faveur de la classe politique du Nordeste…

Il y a trois raisons qui expliquent une crise politique qui semble ne pas avoir de fin: le bourbier économique auquel on ne voit pas d’issue, les dénonciations continues de corruption qui s’amplifient et l’activisme retrouvé de la société brésilienne. Dans ce panorama, les sondages disent de manière de plus en plus crédible que Lula est l’homme politique le plus populaire du Brésil et qu’il pourrait gagner au premier tour et être en ballotage pour un second tour contre toutes les autres personnalités politiques.

Les choses étant ainsi, il vaut la peine d’examiner quelles sont les chances de Lula de répéter sa présidence de manière plus ou moins réussie, après les changements aigus que la société a expérimentés depuis juin 2013, lorsque 20 millions de Brésiliens, dans 353 villes du pays, étaient descendus dans les rues contre la répression policière et l’inégalité, sous le dernier gouvernement du Parti des travailleurs (PT).

La seconde question est celle de savoir comment un hypothétique gouvernement de Lula pourrait relancer l’économie – qui sous ses deux premiers mandats (janvier 2003-décembre 2010) a vécu une période de prix exceptionnels des commodities (soja, minerais et aliments) – qui connaît maintenant des soldes négatifs de sa balance commerciale et, conjointement, des déficits de sa balance des paiements (la sortie de capitaux ayant renforcé cette dernière tendance).

Revenir à 2003?

Le gouvernement inauguré le 1er janvier 2003 a eu une forte base parlementaire dans laquelle, au long des deux présidences de Lula, on a pu compter avec plus de 15 partis qui le soutenaient. C’est l’habileté politique de Lula, à un moment où la société demandait des changements dans l’application des recettes néolibérales, qui a constitué la base de cet ample appui parlementaire.

C’était une base très hétérogène, tenant ensemble grâce à des épingles, qui était censée confier des parcelles de pouvoir à des partis insaisissables et corrompus tels que le PMDB de Temer. Ces boues, qui ont charrié d’autres boues encore, ont été alimentées par la crise économique de 2008, et ont fini par transformer le gouvernement de Lula en un marais fétide.

Mais l’essentiel du gouvernement de Lula ne s’articulait pas autour des alliances parlementaires. Il se fondait sur un projet de grande envergure, appuyé sur un triptyque qui paraissait alors solide:1° une alliance avec la bourgeoisie brésilienne ; 2° le développement d’un projet militaro-industriel pour garantir l’indépendance par rapport aux Etats-Unis et 3° une paix sociale assise sur des politiques contre la pauvreté qui ont permis à 40 millions de Brésiliens d’être intégrés socialement à travers la consommation.

• Le premier «pied» de ce tripode (ou trépied) impliquait d’utiliser les énormes fonds de la Banque d’Etat de développement (BNDES) afin de sélectionner les entreprises que Lula appelait les «champions nationaux» et de les lancer sur le marché mondial sous la marque «Brésil-puissance». Ces champions furent une poignée de compagnies de la construction (Camargo Correa, Odebrecht, Oas, Andrade Gutierrez, pour ne citer que les plus connues), des entreprises transformatrices d’aliments (comme JBS), quelques grandes compagnies de l’acier (Gerdau), et surtout l’entreprise pétrolière d’Etat Petrobras. Cette dernière est ainsi parvenue à figurer parmi les premières entreprises au monde.

Golbery do Couto e Silva (1911-1987)

Le levier étatique (et celui des fonds de pensions contrôlés par les syndicats) a «graissé» des fusions, des capitalisations boursières et des travaux publics (au Brésil et surtout en Amérique du sud) qui ont permis le décollage de ces «champions». Les centaines de travaux d’infrastructure de la région (suivant les lignes directrices du Cosiplan:  le Conselho de Infraestrutura e Planejamento) furent financés par la BNDES à la condition qu’il soit fait appel à des entreprises brésiliennes pour leur exécution.

• Le second «pied» impliquait une alliance avec les forces armées, qui s’est consolidée en 2008 par la publication de la « Stratégie nationale de défense » -qui a proposé la création d’une industrie militaire puissante- et les accords avec la France, également en 2008, pour la construction de sous-marins conventionnels et nucléaires. Il s’agissait de moderniser les trois armes permettant de défendre l’Amazonie verte et la bleue, c’est-à-dire les immenses gisements pétrolifères off shore découverts par Petrobras dans les années 2000.

Peu importait que la stratégie de défense fût une réédition à peine maquillée des ambitieux plans expansionnistes des militaires conservateurs  conduits par le géo-stratège Golbery do Couto e Silva (général : 1911-1987) et mis en place par la dictature militaire issue du coup d’Etat de 1964.

L’entreprise sélectionnée par l’Exécutif pour construire les chantiers navals où se feraient les sous-marins fut la firme Odebrecht, sans qu’aucune autorisation n’ait été délivrée. On proposa aussi que soit créée une zone militaire pour développer d’autres projets, qui allaient depuis des roquettes jusqu’à des avions de combat, et l’on vit alors l’ex-entreprise d’Etat Embraer se mettre à collaborer avec certains projets impliquant la coopération avec la force aérienne russe.

Une société différente

• Le troisième «pied» de la gouvernabilité luliste était graissé par le plan «Bourse famille», qui s’adressait à 50 millions de personnes environ et stimulait la consommation des secteurs populaires. La pauvreté a chuté plus encore que durant la période de Cardoso, mais les familles se sont endettées: en 2015 leur endettement auprès de la banque consommait le 48 pour cent de leurs revenus, plus que le double par rapport à 2006.

La crise a fait qu’une bonne partie de ces familles retombent dans la pauvreté, et l’illusion de la consommation s’est évanouie, laissant derrière elle un ressentiment dont ont d’abord profité les partis de droite.

Percevant que l’inégalité continuait à croître et qu’ils n’avaient pas de futur dans un pays qui se désindustrialisait pour exporter du soja, de la viande et des minerais, des millions de jeunes sont descendus dans les rues en hiver 2013, en pleine Coupe des Confédérations qui devait placer le pays dans la vitrine à succès de la mondialisation. La répression fut l’unique réponse donnée par le PT sous le prétexte que les manifestants « [faisaient] le jeu de la droite ».

Au cours des années suivantes, il resta évident que le mois de juin 2013 n’avait pas été que le fait d’hirondelles écervelées. Cette année-là, on enregistra un record de grèves qui dépassa même les chiffres de 1989 et 1990, lorsque le mouvement ouvrier avait atteint son pic d’activisme, à la sortie de la dictature. Mais maintenant c’étaient les couches les plus pauvres du salariat qui faisaient irruption dans la vie collective, comme les ramasseurs d’ordures de Rio de Janeiro, presque tous noirs et habitant de favelas.

La question à un million

Comment Lula pourrait-il reconstruire un projet de gouvernement quand les trois pieds qui ont soutenu sa gestion antérieure se sont affaissés? Les dénonciations de corruption ont comme écartelé ses «champions nationaux», qui se retrouvent maintenant sur la défensive, en particulier Odebrecht.

Mais ce qui est le plus significatif, c’est que la paix sociale à laquelle il était parvenu grâce à ses politiques sociales a été brisée par les bénéficiaires de ces politiques, lorsqu’ils ont constaté que tout cela était insuffisant si on ne s’attaquait pas à la concentration brutale de richesse dans l’un des pays les plus inégaux du monde. Le «miracle luliste» a consisté dans le fait d’améliorer la situation des pauvres sans toucher aux privilèges des riches. A peine le miracle avait-il disparu que ceux d’en bas sont sortis de leurs quartiers pour tester la mauvaise qualité de l’éducation et des services de santé, les très mauvais transports publics et un racisme dominant la société et se revitalisant même dès qu’ils «envahissaient» des espaces nouveaux comme les salles d’attente des aéroports par exemple.

A ce trépied de la gouvernabilité pétiste, il faudrait ajouter trois autres faits: premièrement, après trois années consécutives de récession, l’économie traverse son pire moment depuis un siècle; deuxièmement, il n’y a pas d’argent pour soutenir une nouvelle vague d’ascension sociale des plus pauvres (cela étant ajouté au fait que les familles souffrent d’un très fort endettement). Et troisièmement, il y a une polarisation sociale brutale. Le racisme, qui est une marque fondatrice et institutionnelle du Brésil, s’est intensifié jusqu’à des extrêmes inimaginables il y a encore quelques années. Les principales victimes en sont les femmes et les jeunes noirs pauvres.

La devise de la campagne électorale de 2002, «Lula paix et amour», sonnerait comme une farce grotesque en ce moment. Et il n’y a pas de marge politique pour s’attaquer à la pauvreté sans réaliser des réformes structurelles. Gouverner pour ceux d’en bas suppose, dans les conditions actuelles, de se battre contre ceux d’en haut. Lula sera-t-il capable de prendre le chemin de la lutte des classes, chemin qu’il n’a encore jamais pris même quand il était syndicaliste? (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha en date du 27 juin 2017; traduction A l’Encontre)

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[1] En ce début juillet 2017, des membres du Parti de travailleurs (PT) – Paulo Pimenta, Wadih Damous et Paulo Teixeiria – considèrent que l’actuel président, Michel Temer, a utilisé sa position institutionnelle pour acheter des votes afin de s’assurer un soutien contre l’accusation de «corruption passive» que le Procureur général de la République a présenté devant le Tribunal fédéral suprême. En effet, avant la décision de l’instance devant se prononcer sur la procédure du Trubunal, Michel Termer a reçu dans sa résidence de Barasilia (Palais du Planalto) quelque 30 députés, dont six titulaires et cinq suppléants de la Commission de la Constitution et de la Justice (CCJ) de la Chambre basse (Chambre des députés). Or, pour que puisse commencer la procédure qui pourrait conduire à sa destitution, il faut que 34 sur les 66 membres de la CCJ soient favorables à sa mise en examen. De fait, l’ensemble de cette procédure contre la corruption passive et active est soumise, elle-même, à des opérations de corruption, d’achat de votes, etc. Les fractions dominantes des partis de la droite affirmée n’ont pas de solution alternative à la présidence de Michel Temer et sont opposées à des «élections directes», le plus rapidement possible (Rédaction A l’Encontre)

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