Brésil. La République fédérale d’Odebrecht

Une «liste d’Odebrecht» indique les versements à des personnalités

Par Agnese Marra

Presque une centaine de politiciens sont poursuivis pour corruption. Il n’y a personne pour sauver l’autre. Ni le gouvernement, ni l’opposition, ni les gouverneurs (des Etats), ni encore moins les ex-présidents de la République. Selon les déclarations (les fameuses «dénonciations récompensées») de 67 ex-cadres de l’entreprise de construction Odebrecht, des politiciens d’une trentaine de partis auraient succombé aux commissions occultes et aux pots-de-vin offerts par l’entreprise brésilienne. Plus encore, ces politiciens auraient également accédé aux demandes de l’entreprise et gouverné en fonction de ses intérêts commerciaux.

Cette nouvelle ne tombe pas par surprise… En effet, au cours des derniers mois, on murmurait déjà certains noms, mais personne ne s’attendait à ce que le juge du Tribunal Suprême, Edson Fachin, en vienne à ouvrir des enquêtes et à faire condamner formellement presque une centaine de politiciens. Parmi eux, une bonne partie de l’élite de Brasilia: huit ministres du gouvernement de Michel Temer [entré en fonction depuis le 31 août 2016], vingt-quatre sénateurs et trente-neuf députés fédéraux qui, parce qu’ils ont un statut privilégié, seront poursuivis par le Tribunal Suprême.

Les trois gouverneurs incriminés, le ministre du Tribunal des comptes de l’Union (TCU) et vingt-trois autres politiciens, parmi lesquels les ex-présidents Fernando Henrique Cardoso, Lula da Silva et Dilma Rousseff, seront poursuivis devant des instances mineures. Le cas de l’actuel mandataire est encore différent, lui qui malgré le fait qu’il soit nommé deux fois dans les dénonciations par les cadres (pour avoir notamment obtenu 40 millions de reais pour son parti, le PMDB), ne se trouve pas sur la liste du juge Fachin, puisque la Constitution offre l’immunité au président pour des crimes non commis pendant son mandat.

Modus operandi

Les déclarations des cadres (dont les enregistrements ont été en grande partie publiés la semaine passée) indiquent que contrats surfacturés et dons pour des campagnes politiques passant par une «Caisse no 2» (de l’argent non déclaré) constituaient le mode opératoire habituel permettant de dévier de l’argent vers les politiciens en échange d’offres de travaux publics [en détournant les règles des soumissions].

Lula da Silva et Dilma Rousseff

L’ex-président de l’entreprise de construction, Emilio Odebrecht, a assuré que ces pratiques avaient cours depuis plus de trente ans. L’ex-cadre Hilberto Mascarenhas a cependant reconnu qu’entre 2006 et 2014 [période des présidences de Lula et de Dilma Rousseff] le conglomérat avait «professionnalisé» le schéma de pots-de-vin, en mettant sur pied un département spécifique chargé d’organiser les détournements vers des politiciens et des partis. Ainsi, durant toutes ces années, l’entreprise a «donné» 3300 millions de dollars et ses revenus ont augmenté de 300%.

C’est précisément en 2014, l’année où l’entreprise avait émis des factures pour un montant record de 46’200 millions de dollars (46,2 milliards, qu’une enquête de la Police fédérale de Curitiba avait découvert l’opération de financement illégal de quelques stations-service appelées «Lava Jato» [lavage exprès]. Personne n’imagina alors que ce filon, découvert par hasard, déboucherait sur le plus grand scandale de corruption de l’histoire du Brésil: un réseau de pots-de-vin et de détournements de millions (des sommes atteignant les 2300 millions de dollars) partant de l’entreprise d’Etat Petrobras pour arriver dans les poches de politiciens.

L’œuf et la poule

Si l’Opération «Lava Jato» a clairement montré une chose, c’est qu’Odebrecht ne serait pas devenue la plus grande entreprise de construction d’Amérique latine sans l’aide des pouvoirs publics. Dans son étude «La dictature des entreprises de construction», l’historien Pedro Henrique Pedreira Campos rappelle que la symbiose entre pouvoir public et privé remonte à la période de la dictature militaire.

C’est à cette époque que la petite entreprise de Norbert Odebrecht (le grand-père du clan), qui s’était installée à Salvador de Bahia en 1944, cessait d’être une petite entreprise familiale appartenant à des descendants d’Allemands pour se transformer en l’une des entreprises de construction les plus importantes du pays. Avec le général Ernesto Geisel (président entre 1974 et 1979) comme allié, Norbert réussit à faire que son entreprise devienne l’un des principaux partenaires de la Petrobras. Le dictateur allait ensuite l’appuyer pour qu’il puisse construire l’aéroport international de Rio de Janeiro (Etat où se trouve le siège de l’entreprise pétrolière) ainsi que la première centrale nucléaire du Brésil.

On dit d’Odebrecht qu’il faisait plus des affaires que de la politique, mais il s’agit ici du dilemme de l’œuf et de la poule. «Une des plus grandes habiletés de cette entreprise a été de bien s’entendre avec les politiciens. Tout le monde savait qu’elle était la favorite des gouvernements de pacotille», a confié à Brecha un ex-cadre de l’entreprise qui désire rester anonyme.

De larges tentacules

Les déclarations des septante-six délateurs le confirment. Tous mentionnent des détournements illégaux vers des politiciens de vingt-six des trente-cinq partis inscrits auprès de la Justice électorale. Et plus les partis avaient de sièges au Congrès, plus ils recevaient d’argent. Leur représentation au Législatif place le Parti des Travailleurs (PT) à la première position sur la liste des bénéficiaires de donations illégales ; il est suivi par le parti de l’actuel président (PMDB), et la troisième place est occupée par l’opposition menée par Aécio Neves (PSDB), mis en cause à cinq reprises pour une histoire d’un 3% qu’il aurait touché sur les coûts de construction d’une centrale hydroélectrique. Et pour terminer ce top cinq, deux partis-charnière ex-alliés du PT et actuels partenaires de Temer: le PP [Partido Popular) et le PSD [Partido social democrático].

Afin d’assurer des contrats de travaux publics, les tentacules d’Odebrecht se sont étendus vers des gouverneurs et députés d’Etats fédéraux d’au moins cinq régions. Les macro-investissements dans l’infrastructure pour les Jeux Olympiques de Rio de Janeiro ont fait de cet Etat l’un des plus concernés par les pots-de-vin. Une année après, il subit la pire crise économique et humanitaire depuis la redémocratisation du pays.

Un pouvoir législatif parallèle

Mais une des révélations qui a le plus attiré l’attention au Brésil cette semaine, c’est le rôle quasi législatif que cette entreprise de construction jouait au sein du Congrès. Selon le quotidien Valor Económico, l’entreprise Odebrecht en est venue à «acheter» le vote de députés pour que soient approuvées treize mesures provisoires qui avantageaient l’entreprise, telles que la réduction d’impôts ou la possibilité de retarder des paiements sans être amendée.

L’entreprise de construction a également joué un rôle clé dans des moments politiques historiques, comme lors de l’élaboration de la «Lettre au peuple brésilien» que Lula avait publiée après avoir été élu président pour tenter de calmer les peurs des marchés financiers face à un gouvernement du PT. «Cette lettre est un bon exemple du type d’appui que nous donnions à l’ex-président Lula et de la manière dont nous lui demandions, en échange, d’adopter des politiques qui seraient favorables à l’économie», a confessé Emilio Odebrecht.

La société civile également a été l’alliée de l’entreprise de construction. Ainsi l’a assuré son ex-président lorsqu’il a signalé «l’importance» de ses relations avec les forces syndicales, particulièrement avec la Centrale Unique des Travailleurs (CUT), le bras droit du PT, à laquelle ils demandaient d’éviter certaines manifestations. Il en allait de même avec des leaders indigènes des régions où ils projetaient des grands travaux, à qui l’on demandait de «ne pas créer de problèmes»…

Indignés

A presque dix jours de la publication de ces déclarations, la réaction de la classe politique a été identique: nier le tout, s’indigner et, dans certains cas, garder le silence. L’un des premiers à répondre a été le président Temer, qui a reconnu qu’il y avait eu des réunions avec des dirigeants de l’entreprise de construction à son domicile, mais il a dit que «jamais il n’avait obtenu d’argent illicite».

L’ex-président Lula quant à lui, a répété qu’il «vivait une persécution». Il a dit que «les déclarations de Marcelo (le président de l’entreprise jusqu’à 2014, emprisonné depuis deux ans) étaient si irréelles qu’il n’allait ni rire ni pleurer» et il a exigé qu’ils «prouvent leurs dires». Le sénateur Aécio Neves s’est montré «indigné devant tant de mensonges», alors que l’ex-président Fernando Henrique Cardoso a évité de commenter les accusations de financement illégal de sa campagne électorale.

Comme l’a dit Lula, il manque maintenant les preuves de ces accusations. Beaucoup seront difficiles à produire et pourraient donner lieu à une situation de «ta parole contre la mienne». De toute façon, cela pourrait prendre des années pour résoudre les cas, spécialement pour ces politiciens qui, jouissant de statuts privilégiés, seraient jugés par le Tribunal Suprême, un organe beaucoup plus lent que la justice ordinaire.

Un «grand» accord?

Les seuls maillons de l’Etat à n’avoir pas été cités par les délations sont les juges. Cependant, nombreux sont ceux qui pensent que l’organe judiciaire devra tomber à un moment ou à un autre: «Il est impossible qu’il n’y ait pas de robes impliquées dans cette affaire, il faut des juges pour faire avancer beaucoup de demandes et permissions de travaux ainsi que pour faire silence sur des affaires inconvenantes», a commenté la journaliste politique Malu Gaspar, dans la revue Piauí.

Les délations ont complètement discrédité la classe politique brésilienne et le manque de légitimité du système politique a ouvert la voie aux candidats de l’anti-politique. Le néofasciste Jair Bolsonaro et l’entrepreneur conservateur qui est l’actuel maire de São Paulo, João Doria, se proposent comme de possibles «candidats du peuple» pour les élections de 2018. De son côté, Marina Silva et son parti Rede veulent placer en première ligne des représentants de la Police fédérale et des avocats du Ministère Public qui travaillent sur l’Opération «Lava Jato» qui, au travers des médias, sont devenus aujourd’hui les nouveaux sauveurs du pays.

Cette semaine, Fernando Henrique Cardoso, Michel Temer et Lula da Silva se sont réunis en ce que beaucoup de médias ont appelé le «grand accord» [en portugais «acordão», le suffixe augmentatif «aõ», collé ici au mot «acordo», apportant souvent une note ironique], pour prétendument s’unir face à une candidature qui défende l’ancienne politique et qui en même temps lave leur image. Ils ont à peine une année et demie devant eux pour récupérer une légitimité en lambeaux. ( Publié dans l’hebdomadaire Brecha, le 21 avril 2017; traduction A l’Encontre)

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