Editorial d’Esquerda Online
Il y a 59 ans, un coup d’Etat militaire s’imposait au Brésil et donnait naissance à une dictature sanglante, cynique et nationaliste. Le coup d’Etat orchestré par les militaires avec l’aide et le soutien d’hommes d’affaires, de la presse dominante et de l’ambassade nord-américaine au Brésil n’était que le point culminant d’une série de tentatives visant à détruire la fragile démocratie brésilienne et à imposer un régime autoritaire et hostile au peuple. Depuis 1961 au moins, avec la démission de Jânio Quadros [président du 31 janvier au 25 août 1961], les forces les plus réactionnaires du pays avaient tenté un coup d’Etat contre le régime démocratique. En 1964, elles l’ont finalement emporté.
Le pays est entré dans une nuit de terreur, de corruption et d’inégalités croissantes qui a duré 20 ans. Alignée sur les intérêts nord-américains de l’époque, la dictature a persécuté les opposant·e·s, les journalistes, les travailleurs et travailleuses, les enseignant·e·s, les peuples indigènes, les mouvements sociaux, les syndicats et les étudiant·e·s. Le régime militaire a licencié, exilé, emprisonné, torturé et tué des milliers de personnes au cours de ces 20 années. L’économie du pays s’est développée au prix d’une dette gigantesque et d’une réduction des salaires. L’inflation et la hausse des prix ont englouti les revenus des familles, annulant de fait tout gain du mal nommé «miracle économique».
Le peuple a résisté du mieux qu’il a pu. Certains ont exercé une résistance moléculaire et semi-clandestine au sein des mouvements sociaux. D’autres se sont exilés pour ne pas être tués ou persécutés. D’autres encore se sont lancés dans la lutte armée, dans une tentative désespérée de renverser par la force un régime brutal et meurtrier.
En fin de compte, la dictature a été vaincue par la force considérable de la classe ouvrière qui, depuis le milieu des années 1970, a commencé à se réorganiser et à lutter, d’abord contre les effets concrets de la gestion militaire de l’économie, puis contre la dictature elle-même. La dictature n’a pas été renversée par un soulèvement révolutionnaire, malgré les grandes luttes pour l’amnistie et les «élections directes maintenant» [«Diretas Já», mouvement réclamant des élections présidentielles au suffrage direct dès mars 1983; le mouvement prend une dimension massive en avril 1984]. Ce qui restait de sa force a permis au régime militaire de céder pacifiquement le pouvoir à un président civil lors d’élections indirectes en janvier 1985 [1]. Avant de quitter le pouvoir, les militaires se sont accordé une amnistie qui a profité aux conspirateurs, aux assassins et aux tortionnaires, préservant ainsi la structure et l’idéologie profondément réactionnaires des forces armées. C’est pourquoi le fantôme du coup d’Etat militaire et de la dictature hante encore le pays aujourd’hui.
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L’année où nous célébrons les 59 ans du début de la dictature militaire, une nouvelle tentative de coup d’Etat a eu lieu dans le pays. Bien qu’elle ait été défaite, la tentative bolsonariste du 8 janvier 2023 a démontré la témérité de ces criminels. Ces dernières années, le fascisme a refait surface au Brésil avec l’émergence du bolsonarisme en tant que force politique ayant une influence de masse. Il est présent au parlement [le Parti libéral a 99 sièges de députés, trois fois plus 2018, et 9 élus au Sénat], mais aussi dans les casernes, dans les secrétariats et les ministères, dans les universités, les écoles, les exécutifs des Etats [14 sur 27] et les mairies, dans les rues et sur les réseaux sociaux. Il ne cache pas son nom, ses racines et ses intentions. Les croix gammées refont surface, les menaces, les symboles et les armes sont utilisés. C’est l’un des plus grands défis de notre époque: faire en sorte que le fascisme retourne dans les poubelles de l’histoire, là où il n’aurait jamais dû sortir.
Depuis le début, le gouvernement Lula a été et restera un gouvernement attaqué par l’extrême droite. Jusqu’à présent, la direction du PT a misé sur une stratégie de pacification par la négociation, la concession et l’accommodement avec des secteurs de l’élite et des membres du «centrão» [ensemble de partis vivant financièrement des liens avec l’appareil d’Etat] et un gouvernement «froid» [voir à ce sujet l’article de Valerio Arcary publié sur ce site le 20 mars 2023].
Cependant, à la lumière de l’histoire, cela ne semble pas être la meilleure alternative. La meilleure façon de vaincre définitivement le fascisme et la menace du coup d’Etat est de miser sur la lutte et l’organisation des masses par la gauche, en réalisant un gouvernement «chaud».
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Tout d’abord, il est nécessaire d’offrir au peuple ce qui a été promis pendant la campagne électorale: inclure les besoins des pauvres dans le budget, augmenter le salaire minimum, investir massivement dans la santé, l’éducation et le logement populaire, garantir les droits des travailleurs et travailleuses précaires, réduire le prix des aliments, du gaz et des carburants, parmi d’autres mesures. Cela signifie mettre en œuvre les programmes sociaux, relancer l’économie, arrêter les privatisations, taxer les milliardaires et générer du développement tout en préservant l’environnement.
En améliorant réellement la vie des secteurs paupérisés, des travailleurs et travailleuses et des opprimé·e·s, qui constituent la grande majorité de la population, nous disposerons d’une base sociale plus solide pour affronter et vaincre l’extrême droite et le coup d’Etat. En ce sens, il est nécessaire de décréter nulles et non avenues les «réformes» de la législation sur le travail, de la sécurité sociale et de l’enseignement secondaire, d’avancer dans la restructuration d’entreprises comme Petrobras et Eletrobras et dans le contrôle du système financier, en mettant fin à l’autonomie de la Banque centrale.
Il est nécessaire de favoriser la souveraineté alimentaire, en se concentrant sur la réforme agroécologique et en donnant la priorité au marché intérieur, en accordant des crédits et des incitations aux petits agriculteurs. Dans le même temps, nous devons stopper l’avancée de la frontière agricole [arrêter la progression de la déforestation et la mise en culture de nouvelles terres par l’agro-industrie], en investissant dans une agriculture moderne et intensive, liée aux besoins de la lutte contre l’urgence climatique. Il est fondamental de parvenir à une déforestation zéro.
Plus que jamais, il est nécessaire de concentrer les efforts dans les domaines clés de la vie nationale, tels que l’éducation, la santé, le logement, les transports, l’assainissement, l’emploi, l’environnement, la culture et la science.
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Le Brésil doit être un pays connecté à l’avenir. Pour cela il faut donc combattre les éléments les plus brutaux et rétrogrades: des conditions de travail s’assimilant à de l’esclavage, le racisme, le machisme, le massacre des peuples indigènes, la LGBTphobie.
En politique étrangère, le pays doit développer une ligne d’indépendance et de souveraineté, sans alignement automatique sur aucun des grands blocs internationaux, en privilégiant la collaboration avec les pays du Sud, véritables victimes de la nouvelle guerre froide pour l’hégémonie mondiale.
Lula doit faire un gouvernement qui ne soit pas seulement en faveur du peuple, mais qui le démontre pratiquement et le prouve en permanence.
Dans le domaine de la communication, il est nécessaire de réglementer l’internet, de lutter contre les fakenews et les discours de haine [référence à la présence très forte sur les réseaux sociaux de divers courants politiques et religieux liés au bolsonarisme]. Conjointement, il est temps de mettre fin au monopole privé des télécommunications et de créer une télévision publique forte qui apporte l’information, la culture et des divertissements de qualité dans tous les coins du pays.
Enfin, il est nécessaire de créer des mécanismes efficaces de participation populaire à la définition des politiques publiques. Lula a promis de créer un budget participatif au niveau national. Il est temps de commencer à mettre cette proposition en pratique. En outre, il faut créer et renforcer les mécanismes de consultation et de plébiscite afin que le peuple puisse décider des questions d’importance nationale.
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Mais tout cela ne sera pas suffisant si nous ne procédons pas à la débolsonarisation de l’Etat. Il est nécessaire de punir et d’écarter les militaires putschistes, de mettre à la retraite les nostalgiques de la dictature et de promouvoir une réforme profonde de toutes les forces armées du pays, en mettant fin à leur réalité corporatiste et en les reliant au peuple et à ses besoins.
Aucun Etat ne peut vivre sans une politique de la mémoire. Il est nécessaire de reprendre la Commission de la Vérité [2] et la Commission d’Amnistie [3] pour promouvoir une rééducation du peuple par rapport à ce qu’a été le coup d’Etat militaire.
Assez de «techniciens» pour remplir les ministères, les secrétariats d’Etat, la Cour suprême fédérale et le bureau du procureur général. En fait, ce n’est qu’un euphémisme pour désigner des représentants du marché et même de la droite. Il faut des personnes progressistes, attachées aux valeurs de la démocratie, de la justice sociale et de la lutte contre le racisme, le machisme et les LGBTphobies.
En un mot, il faut réaliser un gouvernement effectivement de gauche, qui agisse résolument en faveur des travailleurs travailleuses ainsi que des opprimé·e·s et qui mise sur cette force sociale pour vaincre le fascisme et affronter les privilèges de l’élite. Cela ne sera pas possible de le réaliser main dans la main avec le «centrão» et Faria Lima [une des principales artères de la ville de São Paulo parallèle à l’avenue Paulista, deux emblèmes du monde des affaires]. Nous n’avancerons pas en cédant au chantage d’Arthur Lira [président de la Chambre des députés, membre du parti de droite: les Progressistas-PP] et en procédant à des ajustements de type libéral avec un nouvel «ancrage fiscal» [politique d’imposition en faveur du capital], comme le veut le marché financier.
Le peuple a fait face à la campagne de haine contre Lula et le PT. Il a décidé de donner une nouvelle chance à la gauche. Il faut avoir l’humilité de le reconnaître. Si le peuple est déçu, le bolsonarisme peut reprendre l’offensive du coup d’Etat et la mener plus loin, en profitant d’une éventuelle frustration populaire à l’égard du gouvernement Lula pour tenter un nouveau 31 mars 1964.
Pour que cela ne soit pas oublié, pour que cela ne se reproduise plus, il faut faire autrement. Pour notre part, nous mettrons toutes nos modestes forces pour avancer exactement dans cette direction. (Editorial publié sur le site Esquerda online, le 31 mars 2023, site de la tendance Resistencia du PSOL; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Tancredo Neves, qui avait été premier ministre dans les années 1960, devient président élu par une majorité du Congrès; il avait la confiance des militaires et du Parti démocratique du Brésil (MDB). Il devait entrer en fonction en mars, il décède en avril 1985. Il sera «remplacé» par le vice-président José Sarney, avec l’assentiment des militaires. Ce dernier sera en place de mars 1985 à mars 1990. En 1988 est instituée la nouvelle Constitution, remplaçant la Constitution dictatoriale de 1967. La fin du mandat de Sarney sera maquée par la période d’hyper-inflation. Fernando Collor lui succède lors des élections au suffrage universel direct de 1989. Au second tour, en décembre 1989, il réunit 53,03% des suffrages. Lula da Silva, 46,97%. Collor devra démissionner en décembre 1992. (Réd. A l’Encontre)
[2] Commission créée en 2011 pour enquêter sur les violations des droits de l’homme commises par «des fonctionnaires ou des personnes à leur service, avec le soutien de l’Etat» entre le 18 septembres 1946 et le 5 octobre 1988. Elle a été dissoute en décembre 2014, sous la présidence de Dilma Rousseff, après avoir remis son rapport. (Réd. A l’Encontre)
[3] Le jeudi 30 mars 2023 a eu lieu la reprise des séances publiques de la Commission d’amnistie, avec le jugement des affaires qui étaient en suspens ou dont les demandes ont été rejetées ces dernières années, en particulier sous le gouvernement de Jair Bolsonaro. Selon la présidente de la Commission d’amnistie, Eneá de Stutz e Almeida, elle a l’intention de réviser, au cours des prochaines années, des milliers de procès qui ont été indûment jugés et refusés par la direction précédente. «Nous estimons qu’il pourrait s’agir de 4000, 8000 ou 9000 dossiers», a-t-elle révélé dans une interview accordée à Agência Brasil. Citant spécifiquement les quatre dernières années (2019 à 2022), Eneá de Stutz e Almeida affirme qu’il y a eu une stratégie délibérée et systématique pour refuser les requêtes en révision et tenter de mettre fin au fonctionnement de la commission. «Au cours de cette période, la Commission d’amnistie qui existait était négationniste. Elle niait le coup d’Etat, la dictature, les persécutions politiques et, bien sûr, le résultat devait être de refuser l’amnistie politique… Tous [les membres du collège de l’ancienne commission] étaient opposés à l’octroi de l’amnistie et tous ont affirmé qu’il n’y avait pas eu de coup d’Etat en 1964.» Les dossiers concernent de nombreux militant·e·s qui ont été arrêtés sous la dictature, qui ont été surveillés par la suite et dont la demande d’amnistie a été refusée sous Bolsonaro.
Selon Folha de São Paulo du 31 mars 2023, «le gouvernement fédéral a décidé de remettre en place les anciens membres de la Commission spéciale sur les morts et les disparus – supprimée par le gouvernement de Jair Bolsonaro fin 2022. La procureure fédérale Eugenia Gonzaga, écartée de la présidence de la commission en 2019, devrait retrouver son poste. Selon le ministère des Droits de l’Homme, Vera Paiva et Diva Santana, représentantes des membres des familles des disparus lors du régime militaire, et le procureur Ivan Marx, qui représente le Ministère public fédéral, retrouveront également leur poste.» Le quotidien précise en relation avec les enquêtes qui attendent cette commission: «L’un des principaux fronts de travail encore ouverts est le cas de la fosse clandestine de Perus, découverte dans le cimetière Dom Bosco de São Paulo dans les années 1990 – depuis lors, seules cinq personnes disparues ont été identifiées, les deux dernières en 2018. L’ensemble trouvé à Perus est composé de 1049 boîtes contenant des ossements, aujourd’hui sous la responsabilité du Centre d’anthropologie médico-légale et d’archéologie (Caaf) de l’Unifesp, qui dirige les recherches. Fernando Santa Cruz [militant du Mouvement étudiant, membre d’Action populaire, disparu le 22 février 1974, son fils, alors âgé de 2 ans, est président de l’Ordre des avocats du Brésil] et Eduardo Collier Filho [militant étudiant de l’Université fédérale de Bahia, disparu le 23 février 1974, conjointement à Fernando Santa Cruz] sont deux des personnes recherchées dans cet endroit. Selon le docteur Samuel Ferreira, coordinateur scientifique de la commission, le matériel génétique de 750 personnes a déjà été analysé. Il reste encore 151 cas dont les résultats sont attendus pour la fin du mois d’avril 2023.» (Réd. A l’Encontre)
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