Argentine. La pauvreté, sa construction, son rôle et la réalité

Par Pablo Semán et
Sebastián Angresano

Quand les politiques, les techniciens et les communicants parlent de pauvreté, tout se passe comme s’ils avaient l’efficacité de quelques bergers ou de quelques diseurs de bonne aventure. Ils font que leurs termes puissent être compris de la manière dont chacun le peut ou le veut. Ces paroles s’adressent à tous, mais elles résonnent d’une manière particulière et mobilisatrice pour chacun d’entre eux, de sorte qu’il leur semble à tous et à toutes qu’«il parle de moi».

Le discours politique sur la pauvreté s’adresse de manière plurielle: à ceux qui sont pauvres selon une mesure statistique; à ceux qui, indépendamment de leur position dans les statistiques, se sentent pauvres; à ceux qui craignent l’appauvrissement parce que le pays s’appauvrit ou s’appauvrit de plus en plus et par vagues si l’on prend un indicateur grossier qui commence en 1975, lorsque le Rodrigazo [ministre de l’économie Celestino Rodrigo a imposé, sous le gouvernement d’Isabel Péron, une dévaluation et donc une hausse des prix] a soufflé la première grande rafale de paupérisation; à ceux qui supposent que leurs impôts sont en grande partie consacrés à aider les pauvres et non pas, comme c’est vraiment le cas, à subventionner les automobiles de nos capitalistes.

Depuis plus de vingt ans, notre société place la question de la pauvreté au centre du débat public. A l’occasion d’offensives politiques, de modes, d’obsessions et de campagnes au moyen de divers médias et selon des options différentes. Mais la question n’est jamais absente. Tout nouveau venu pourrait en conclure que nous sommes sur le point de résoudre le problème ou, face à la réalité, de se dire: comment peut-il y avoir autant de philanthropie et si peu de résultats? Celui qui se poserait cette question doit ignorer un fait: le discours sur la pauvreté relève d’une manière de donner forme à des discours politiques publics ayant trait au prétendu thème d’en terminer avec la pauvreté et de rendre notre société plus juste et vivable, alors qu’en réalité il s’agit de construire des sujets politiques qui puissent vivre avec elle.

La dénonciation de la pauvreté, un programme politique

«La pauvreté» est avant tout et de plus en plus un terme clé dans les processus de légitimation politique. La rhétorique qui met la pauvreté au centre est basée sur l’appel à l’opinion publique avec un message qui mélange des données toujours discutables, des images calamiteuses et qui incorpore le calcul des résonances multiples que cette question déclenche dans le public, y compris parmi les pauvres. On parle de pauvreté parce qu’elle paie en termes de suffrages, mais aussi pour élaborer une base programmatique. C’est que l’on peut parler au nom des pauvres et demander leur vote en revendiquant pour leurs droits.

Mais on peut aussi se référer au «scandale de la pauvreté» afin de dénoncer la «mauvaise gouvernance» en exposant la pauvreté comme un symptôme et tenter de gagner le vote des classes moyennes et supérieures horrifiées par le spectacle de la pauvreté, dont la visibilité stéréotypée est interprétée comme le résultat de «l’incapacité des politiciens», le «gigantisme de l’Etat» ou encore la «faiblesse des mécanismes du marché», comprise comme des concessions insuffisantes faites aux groupes les plus concentrés de l’économie qui, comme nous le savons tous, ne se lasseraient pas de créer des emplois et des opportunités pour tous.

Dans ce cas, il s’agit d’ignorer les effets de l’existence de mécanismes d’accumulation économique qui génèrent l’inégalité, l’exploitation et l’évasion fiscale et monétaire. Et cela par tous les gouvernements. Effets dont la réduction à des échelles minimales serait suffisante pour résoudre les problèmes des «pauvres»: réduire seulement une partie de l’évasion actuelle équilibrerait les comptes budgétaires sans avoir besoin de recourir à des emprunts financiers coûteux que nous paierions en proportion inverse de nos profits et de notre responsabilité. La critique de la pauvreté, aussi paradoxale qu’elle puisse paraître, est maintenant au service des idées et des institutions qui ont historiquement créé le plus de pauvreté dans le pays.

Qui sont les pauvres? Ceux qui dorment dans la rue? Ceux qui vivent de l’assistance publique (un sujet plus mythologique que réel)? Les travailleurs pauvres qui, malgré leur cœur brisé, sont incapables d’accéder aux biens qui composent le panier de biens qui définit le seuil de pauvreté. Les secteurs de jeunes (de mineurs) qui sont les plus exposés au commerce de la drogue? Ceux qui, bien que gagnant l’argent qui couvre ces biens de base, ont vu leur famille décliner socialement ou ont le sentiment que leur quartier est dégradé suite à la détérioration des biens publics (école, sécurité, santé, routes, transports). Les classes moyennes inférieures qui souffrent de ces mêmes maux et «haïssent» les pauvres qui forment ce «paysage social» face auquel ils se distinguent, mais qui, aux yeux des classes moyennes supérieures, sont encore «de gens de couleur», des «obèses»? Les classes moyennes qui ont l’impression que leurs projets sont friables à chaque augmentation de tarif et, dès lors, qui croient que tout est possible lorsqu’ils sont dans l’avion pour Miami?

Une des raisons pour lesquelles nous ne savons pas qui sont les pauvres, et pourquoi le discours sur la pauvreté nous interpelle tous, avec des significations et des stratégies différentes, réside dans le fait que nous fusionnons en une seule perception les résultats de la mesure technique de la pauvreté avec le malaise de la majorité des salarié·e·s argentins et avec celui de ceux qui croient qu’ils soutiennent les pauvres. Ce malaise n’est pas né en 2015, 2013 ou 2001. Les Argentins ont connu des crises continues, l’érosion des espoirs, des réajustements économiques brutaux qui ont été préjudiciables pour la majorité. Ce n’est pas que personne ne profite de l’hyperinflation, des défauts de paiement, des dévaluations, mais ce ne sont pas, en général, les salarié·e·s de toutes les catégories. En ce sens, «nous sommes tous pauvres» et c’est pourquoi le terme pauvreté est un point sensible pour tous, une cause de plainte, d’exaltation et de requêtes politiques.

La «sensation» de la pauvreté», la pauvreté techniquement définie et l’indigence, également le résultat de la même mesure, sont les résultantes d’un appauvrissement généralisé que l’on peut observer dans deux séries de données qui expliquent le désenchantement presque constant des Argentins: les périodes de stagnation du PIB par habitant (comme la période depuis 2012, qui implique la réduction du «gâteau), les périodes de concentration des revenus et l’aggravation de l’indice de Gini, qui mesure les inégalités (et dont le résultat actuel signifie que le gâteau qui a été réduit est, de surcroît, moins bien distribué). Eh bien, en Argentine, ces périodes coïncident souvent et sont d’une longue durée. Le PIB par habitant a stagné pendant cinq années complètes avant 2003 et se trouve dans le même état depuis 2011; tandis que la répartition des revenus et de la participation des salarié·e·s au PIB se sont détériorées au cours de ces périodes. De cette dynamique socio-économique surgit le malaise dans lequel prend forme le climat d’indignation/espoir avec lequel nous recevons tous les nouvelles statistiques et les impressions concrètes de la pauvreté.

Le seuil de pauvreté n’est pas la frontière entre le paradis et l’enfer

Si quelqu’un se trouve en dessous du seuil de pauvreté, il est très, très mal. Mais il en va de même pour ceux qui sont au-dessus de cette ligne mythique, même si la mesure les place du côté de ceux qui peuvent acheter tous les biens de consommation qu’une famille doit acheter en un mois pour ne pas connaître «la décalcification». Il faut savoir que la mesure technique de la pauvreté, le panier de biens qui définit un minimum de consommation, est mesquine et très peu exigeante si on la regarde avec les yeux de la vie réelle.

Ce panier de biens relève le minimum du minimum, un ensemble de besoins incomplets et irréalistes qui néglige les impondérables de la vie quotidienne, comme si le budget d’un ménage était établi sur la base d’un calcul des calories qui ne peut pas contenir les dépenses supplémentaires de chaque jour. Et je ne parle pas de caviar, de cigarettes, d’alcool, de jeux de hasard, de pronostics clandestins, de sodas… Je fais allusion à la nécessité d’être à la recherche de produits à prix réduit pour surmonter les difficultés permanentes ou les mille jongleries quotidiennes auxquelles doivent s’adonner les cheffes et chefs de ménage face à des problèmes qui croissent bien plus que les solutions. Ou encore l’achat de médicaments qui imposent des dépenses d’argent inattendues et une dépense spécifique ou aller terminer dans les pharmacies où on vous arrache la tête. Ou encore, les vols fréquents subis par les plus pauvres. Les tuyaux qui cassent dans des maisons construites avec les pires matériaux et n’importe comment. La nécessité de remplacer des objets indispensables. La solidarité dans le quartier et celle familiale font partie d’un système de crédit informel, mais dont les coûts sont inévitables.

Le seuil de pauvreté ne saisit pas et n’a pas pour but de saisir la réalité vécue, mais d’établir une référence pour des comparaisons entre différents moments et différentes situations. Un point de plus ou un point de moins, cinq points de plus ou moins, des habitants au-dessus ou au-dessous de cette ligne, cela ne change pas le sentiment de malaise qui saisit tous les travailleurs et toutes les travailleuses, ni ne devrait changer l’image d’une société ruinée que nous avons tous de l’Argentine: ni aujourd’hui, ni il y a cinq ans. (Article publié sur le site de la revue Anfibia, avril 2018; traduction A l’Encontre)

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Pablo Semán est anthropologue et sociologue, professeur régulier à l’Université Nationale de San Martín. Sebastián Angresano, graphiste et illustrateur diplômé de la Faculté d’Architecture, Design et Urbanisme (FADU-UBA). Il est l’auteur des graphiques publiés dans cet article.

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