Tunisie. «J’ai le sentiment que la révolution, la société en général, a laissé tomber ces jeunes»

Par Francisco Peregil

Le militant des droits de l’homme Hamza Nasri, 27 ans, tente de digérer ces jours-ci l’une des leçons les plus difficiles pour un militant. Jeudi, il a été libéré du centre de détention de Bouchoucha, dans la capitale tunisienne, après avoir été détenu pendant trois nuits entre le 18 et le 21 janvier. Le matin du vendredi 22 janvier, il était déjà dans son petit bureau de la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme, situé dans un vieux bâtiment. On peut dire que Nasri fait partie des 1200 jeunes, âgés pour la plupart de 15 à 25 ans, qui ont été arrêtés depuis le 14 janvier, après que des dizaines d’affrontements nocturnes ont éclaté dans tout le pays entre la police et les jeunes. Mais Hamza Nasri n’est pas seulement l’un d’entre eux. Il se sent privilégié car il a réussi à sortir de prison avant beaucoup de ses compagnons de cellule.

Certains de ces jeunes ont pillé des magasins et lapidé la police. Beaucoup d’autres ont simplement protesté et demandé de la «dignité». «J’ai été arrêté parce que j’ai essayé d’aider un ami qui avait été arrêté lors d’une manifestation», explique Hamza Nasri. «Je n’ai pas été agressé par la police. Mais soudain, en pleine pandémie, ils m’ont mis dans une cellule cinq fois plus grande que ce bureau, où nous étions 84, sans aucun masque. Nous dormions comme dans des boîtes de sardines, sans matelas ni couverture. La plupart des détenus étaient des jeunes des quartiers les plus pauvres. J’ai pu leur parler pendant ces trois jours. Et beaucoup d’entre eux ne connaissent même pas le nom du chef du gouvernement ou de l’un des ministres. Je leur ai dit qu’ils avaient droit à un avocat et ils m’ont répondu que c’était seulement pour les gens comme moi, pas pour eux.

La réalité, selon la version d’Hamza Nasri, semble avoir donné raison à ses compagnons de cellule. «J’ai pu sortir au bout de trois nuits grâce à tous les appels que mon association a passés au ministère de l’Intérieur. Mais, eux, ils sont toujours en prison. Et beaucoup d’entre eux avaient encore moins de raisons que moi d’être emprisonnés. J’y ai rencontré un garçon de 15 ans qui a été arrêté pour avoir traversé la rue. Deux mineurs m’ont dit que la police les avait menacés de les violer. Ils sont même allés jusqu’à abaisser leur pantalon. Ils ont arrêté de nombreux mineurs pour leur faire peur afin qu’ils dénoncent les supposés meneurs des émeutes. Mais il n’y avait pas de chefs. Ce centre de détention à Bouchoucha était célèbre pour sa cruauté pendant la dictature. Et rien n’a changé en dix ans.

«Un des détenus», poursuit Hamza Nasri, «qui avait environ 30 ans et devait être psychologiquement malade, a tenté de se suicider avec une corde qu’il avait fabriquée à partir d’une couverture. La corde s’est rompue et il est tombé sur moi. J’ai appelé la police et au lieu de lui fournir une aide médicale, ils l’ont maintenu debout toute la nuit, menotté à une porte, pour l’empêcher de se suicider.

Hamza Nasri se sent coupable d’être en liberté. «Tous ces jeunes qui sont encore en détention sont «anti-système». Et pour eux, le système n’est pas seulement le gouvernement et les autorités. C’est aussi l’opposition, les syndicats et la société civile, dont je fais partie. Je leur ai donné le numéro d’urgence de l’association et mon adresse Facebook. Au sein de la Ligue des droits de l’homme, nous nous relayons pour avoir une personne en service 24 heures sur 24 ces jours-ci. Mais ces jeunes ont également perdu confiance en nous.»

«J’étais le seul dans cette cellule à porter des chaussures», poursuit Nasri. «Je leur ai demandé pourquoi ils portaient presque tous des babouches et ils m’ont répondu qu’ils ne portent des chaussures que lorsqu’ils sortent de leur quartier, lorsqu’ils doivent aller travailler ou faire de la paperasserie dans un bureau du gouvernement. Je leur ai parlé de leurs droits, de la possibilité qu’ils ont de dénoncer les mauvais traitements. Et ils me regardaient avec incrédulité. J’ai le sentiment que la révolution, la société en général, a laissé tomber ces enfants.»

Une fois de plus, l’humiliation

Les affrontements ont commencé le 14 janvier, date la plus importante dans l’esprit des 11,5 millions de Tunisiens. Le 14 janvier 2011 est le jour où le peuple a réussi à évincer le dictateur Zine el Abidine Ben Ali, qui après 23 ans de vol et de despotisme s’est enfui en avion vers l’Arabie saoudite où il est mort en 2019, à l’âge de 83 ans.

Le déclencheur de la révolution a été le vendeur de rue Mohamed Bouazizi, qui s’est immolé le 17 décembre 2011 lorsque plusieurs agents ont emporté son chariot de rue et qu’une policière l’a giflé. Bouazizi est mort à l’hôpital le 5 janvier de cette année-là. Le sentiment d’humiliation et d’impuissance face aux abus des puissants est connu dans les pays arabes sous le nom de hogra [mépris, injustice, oppression]. Et le terme hogra a de nouveau enflammé les médias sociaux le 14 janvier, lorsqu’un policier municipal a battu un berger dans la ville de Siliana, à deux heures et demie de route au nord-ouest de Tunis. Le berger venait de passer avec ses moutons devant le bâtiment de la mairie. Les protestations à Siliana ont commencé le 14 janvier. Puis elles ont éclaté dans le quartier d’Ettadhamen, le plus défavorisé de Tunis. De là, elles se sont répandues dans le reste du pays.

Pour Mahdi Jlassi, 34 ans, président de l’Union nationale des journalistes tunisiens, les jeunes manifestants sont un mélange de tout: «Il y a des gens sans éducation, des fans de football ultras, des lycéens… Et des jeunes des partis politiques ont également manifesté. Mais ils l’ont fait trois ou quatre jours après les autres. Ce sont des leaders politiques, mais ils sont une minorité, ils n’ont pas la force des autres. Parce que les autres sont libres, agressifs et radicaux.»

Osama est l’un de ces jeunes qui ont participé à deux manifestations dans son quartier, Douar Hicher [banlieue ouest de Tunis], à côté d’Ettadhamen. La grande majorité des habitants de ces quartiers se promènent sans masque, même si la pandémie ravage le pays et qu’il y a un couvre-feu depuis 20 heures.

Osama porte des babouches, comme tous ses amis. «J’avais neuf ans en 2011. Beaucoup de ces jeunes qui ont fait la révolution sont maintenant des policiers. Le ministère de l’Intérieur les a engagés et ils nous répriment ces jours-ci.»

Il dit que dans sa famille il y a trois chômeurs; qu’il passe la journée au café ou à chercher du travail, que dans le quartier il n’y a pratiquement pas de place pour faire du sport ou s’amuser, que le centre culturel ferme le week-end, que les seules «voies» sont la drogue et le crime. «Rien ne changera si nous ne protestons pas. Les protestations sont légitimes. Ces politiciens ont trahi la révolution, ils sont corrompus et doivent partir. Et les premiers qui ont eu recours à la violence sont les policiers.»

«Ils demandent de l’espoir pour vivre»

Les militants pour les droits critiquent le fait que le gouvernement ne sait que traiter ce problème de manière policière et répressive. Le président du syndicat des journalistes demande: «Qui parle au nom de ces jeunes marginalisés? Personne. Ils avaient dix ans quand la révolution a commencé. Ils ont été éduqués dans la rue, dans les tribunes des stades. Leurs chansons ne sont pas contre le gouvernement, mais contre le régime, contre le système. Ils demandent de l’espoir pour vivre. Ce n’est pas beaucoup, mais c’est difficile à obtenir.»

Semi Aydhi est un chômeur de 27 ans du quartier d’Ettadhamen. «Il faut dissoudre tout le parlement, il faut changer tout le système», dit-il. «Ces partis politiques ne nous sont d’aucune utilité. Presque tous mes amis ont déjà émigré en Europe, nous n’avons rien à faire ici.» En Espagne, 700 Tunisiens restent bloqués à Melilla depuis 2019, que le gouvernement espagnol tente de rapatrier sans pour autant obtenir l’accord des autorités tunisiennes.

Mohamed Damid est un homme de 36 ans, au chômage depuis 20 ans, qui vit à l’entrée du quartier d’Ettadhamen et passe la plus grande partie de sa vie assis dans un café, comme tant d’autres chômeurs. «Les médias tunisiens, lorsqu’ils rendent compte des manifestations, ne parlent que de vandalisme», se plaint-il. «Ils ne donnent que la version de l’État. Mais la réalité est que l’État ne s’en souvient qu’avant les élections, tous les cinq ans.» Son ami Abdel Kader, 42 ans, ajoute: «Le Parlement n’essaie de résoudre que ses propres problèmes, pas ceux du peuple. La solution ne peut venir qu’avec la transparence et la fin de la corruption.»

Alaa Talbi, président de l’ONG Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, 41 ans, a déclaré, vendredi 22 janvier, qu’il n’était pas surpris par ces manifestations, que tous les ingrédients étaient réunis: «Les matches de football se jouent à huis clos en Tunisie depuis 2018 à cause de la violence. Au cours des mois précédents, il y a déjà eu des répressions très dures contre les manifestations de journalistes ou de jeunes diplômés sans emploi. L’année dernière, 12’800 migrants en situation irrégulière sont partis pour l’Europe, principalement pour l’Italie. Parmi eux se trouvaient 2000 mineurs non accompagnés. Chaque année, 100’000 jeunes quittent l’école dans un pays où l’éducation est obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans.»

Une génération oubliée: «Ils nous disent qu’ils existent aussi»

«Le résultat de tout cela, conclut M. Talbi, est que nous avons une génération qui se dit qu’elle existe aussi. Ils ne s’immolent pas, mais ils protestent à leur manière. C’est notre faute s’ils ne croient en rien. Le discours officiel envers ces jeunes gens est un discours de mépris. Même si le Fonds monétaire international nous prêtait tout l’argent du monde, cette situation ne serait pas réglée. Parce qu’il faut d’abord mettre fin à la corruption et créer des projets de politique publique, qui n’existent pas.»

Le militant affirme que ce que l’État a fait ces dernières années est de créer des espaces de type «classe moyenne» dans les quartiers les plus marginalisés. «Ce sont des espaces avec des supermarchés, avec des banques, avec de meilleurs magasins… Ils sont comme des îlots de bien-être au sein d’endroits pauvres. Et ce sont ces espaces qui ont été attaqués. Il s’est passé quelque chose de similaire à ce qui s’est passé dans les banlieues de Paris dans les années 1980 lorsque des jeunes ont attaqué les bibliothèques municipales, parce qu’elles étaient le symbole d’un pouvoir qui les discriminait.»

Ce samedi 23 janvier, à une heure de l’après-midi, une manifestation a eu lieu au centre de la capitale du pays pour soutenir les détenus. Plus d’un millier de manifestant·e·s, hommes et femmes, pour la plupart de jeunes de gauche, engagés, appartenant à différentes associations et portant des chaussures et non des pantoufles. Ils ont scandé: «Travail, liberté et dignité», le même slogan qui a été entendu en 2011. Et aussi: «Le peuple va renverser le régime». Osama et ses amis n’y ont pas assisté.

L’un des visages les plus célèbres de la révolution n’a pas non plus pu y assister. Il s’agit de l’actrice Rim Hamrouni, 40 ans. Elle a été la première à se lever le 14 janvier 2011 devant le ministère de l’Intérieur, avec l’écrivain Jalloul Azzouna et la militante Radia Nasraoui, pour demander la libération de leurs deux maris, militants détenus. L’image de ces trois personnes devant les portes du ministère de l’Intérieur est entrée dans l’histoire tunisienne. Tous les trois ont été rejoints par des milliers de Tunisiens jusqu’à ce qu’ils expulsent le dictateur cet après-midi-là.

Rim Hamrouni participait à un tournage samedi. Mais au téléphone, elle a déclaré: «Grâce aux libertés gagnées par la révolution, le peuple peut maintenant protester contre le gouvernement. Malgré la régression que nous subissons, je reste confiante dans le succès de la révolution.» Selon Rim Hamrouni, les protestations des jeunes sont légitimes. «La solution, propose-t-elle, est que l’État soit à l’écoute du peuple. Et, surtout, des jeunes.» (Article publié dans le quotidien El Pais, le 24 janvier 2021, pp. 2 et 3; traduction rédaction A l’Encontre)

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