Par Jalel Ben Brik Zoghlami*
Deux ans après la fuite de Ben Ali, la Tunisie se retrouve face à l’alternative suivante :
• soit la liquidation de la révolution,
• soit la poursuite du processus révolutionnaire permettant d’aller vers un pouvoir populaire, démocratique et anti-impérialiste.
Certes, le gouvernement d’Ennadha multiplie les attaques au niveau des libertés, des droits des femmes, ainsi que des droits économiques et sociaux.
Mais simultanément, ce gouvernement ne parvient pas à avoir la mainmise sur la classe ouvrière, les jeunes diplômés-chômeurs, les étudiants, les femmes, les populations des régions déshéritées, les pauvres des quartiers populaires, les artistes, la paysannerie, les couches de la petite bourgeoisie, etc. Bien au contraire, on assiste à une forte remobilisation de ces divers secteurs.
Un processus révolutionnaire en dents de scie
• Les luttes ont été particulièrement importantes entre le 17 décembre 2010 [1] et le 27 février 2011 : Ben Ali a été chassé, et les deux gouvernements Ghannouchi qui l’ont succédé ont dû démissionner. Des avancées importantes ont été imposées comme l’interdiction du parti de Ben Ali et l’élection d’une Assemblée constituante.
• Après le 27 février 2011, des luttes pour les droits sociaux ont eu lieu, essentiellement dans le bassin minier ainsi que dans des régions de l’intérieur comme Sidi Bouzid ou Siliana. Dans les postes et télécommunications, l’Etat a été obligé de reculer.
• La situation a ensuite changé : beaucoup de militants se sont concentrés sur les élections, initialement prévues en juillet 2011, et qui ont finalement eu lieu en octobre.
• Par la suite, les mobilisations ont repris, à commencer dans le bassin minier. Pas un jour ne se passe qui ne soit pas marqué par une grève ou une manifestation, même dans des petites localités. Des mobilisations ont notamment eu lieu sur les salaires.
Incapable de résoudre les problèmes économiques et sociaux, le gouvernement a essayé de s’en prendre, début 2012, à la colonne vertébrale du mouvement social que constitue l’UGTT. Cela a suscité d’importantes mobilisations pour la défendre, et le pouvoir a dû reculer.
Les luttes touchent également les travailleurs précaires, la sous-traitance ainsi que les diplômés sans emploi organisés dans l’UDC (Union des diplômés-chômeurs).
Des mobilisations ont également eu lieu pour la défense des libertés publiques, dont la liberté d’expression. La Tunisie a connu sa première grève générale des journalistes. Une grève victorieuse a notamment eu lieu dans un des principaux journaux tunisiens contre le directeur imposé par Ennadha.
La lutte pour la défense des droits des femmes a notamment été marquée par d’importants rassemblements de rue, le 13 août 2012, date anniversaire de la promulgation du Code personnel qui reconnaît aux femmes, depuis 1956, une égalité juridique étendue.
Ceci dit, des différences importantes existent entre les secteurs, car ils n’ont pas tous les mêmes expériences de lutte. Il en va de même entre les régions.
• Certaines régions sont très en avance sur d’autres, comme par exemple celle de Sidi Bouzid et de nombreuses villes de l’intérieur.
• Au sein de la classe ouvrière, certains secteurs sont plus combatifs que d’autres, comme par exemple les postes, les télécommunications, l’enseignement, ainsi que la santé publique où les grèves touchent également les médecins.
• Les luttes sociales ont surtout concerné les secteurs organisés par l’UGTT. Dans le secteur public, le gouvernement a été contraint de négocier nationalement, et des augmentations de salaires ont été obtenues. Des avancées ont également eu lieu dans le secteur privé.
Fin novembre 2012, la région de Siliana s’est embrasée. De grandes mobilisations populaires ont eu lieu, appuyées par une grève générale appelée par l’Union régionale de l’UGTT. La barbarie de la répression policière a occasionné, les premiers jours, plus de 200 blessés, dont certains ont perdu la vue. Cela a radicalisé la population de Siliana et a donné lieu à de grandes mobilisations de soutien dans toutes les régions. Ennhadha ayant dû partiellement reculer à Siliana, elle a lancé le 4 décembre ses hommes de main à l’attaque du siège national de l’UGTT. Les islamistes se sont alors heurtés à une mobilisation massive des syndicalistes et du reste de la population.
Une première tentative de recomposition à gauche
Le 20 janvier 2011, les organisations qui avaient joué un rôle moteur dans le processus ayant débouché sur la fuite de Ben Ali s’étaient regroupées sous le nom de Front du 14 janvier. On y retrouvait les organisations de différentes traditions, et notamment marxiste-léniniste, trotskyste et nationaliste arabe.
Après le 27 février 2011, les difficultés rencontrées par ce front se sont multipliées, en particulier à l’approche des élections.
Les principales organisations de ce front surestimaient beaucoup leur influence. Déroutées par la place que leur accordaient les médias, certaines pensaient qui leur était possible, en se présentant seule de faire une percée électorale.
Le résultat des élections d’octobre 2011 avait été une véritable douche froide.
Une période de maturation
Après un moment d’abattement, les discussions ont repris à gauche et les organisations ont recommencé à travailler ensemble.
* La première raison en est que les militant·e·s ayant participé au Front du 14 janvier ont en effet une longue habitude de travail en commun depuis l’époque de Ben Ali, par exemple au sein de l’UGTT, de l’UDC, sur les questions estudiantines et féministes, au sein de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH). Leurs liens se sont renforcés dans la première phase révolutionnaire du 17 décembre 2010 au 27 février 2011.
* La deuxième raison de ce rapprochement est la gravité de la situation actuelle.
* La troisième est la nécessité, dans ce cadre, de faire face aux deux blocs représentés, d’un côté autour d’Ennadha, et de l’autre autour de Nidâa Tounes (parti constitué par un mélange de “modernistes” et d’ancien Bénaliste, avec à sa tête l’ancien Premier ministre Caid Beji Essebsi).
Dans ce cadre, des discussions ont commencé au printemps 2012 pour reconstituer un Front du 14 janvier sur de nouvelles bases, ouvert à d’autres partis ainsi qu’à des militants individuels indépendants (n’appartenant à aucun parti). L’enjeu était de constituer un troisième pôle politique s’opposant simultanément aux deux pôles se situant dans le cadre du capitalisme néolibéral.
L’émergence du Front populaire pour la réalisation de la révolution
Aujourd’hui, le Front a une présence indiscutable, notamment dans les secteurs les plus avancés de la classe ouvrière. Il est présent dans toutes les régions, chez les diplômés-chômeurs, ainsi que dans une série d’organisations comme l’UGTT, la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) ou l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD).
Dès qu’il a été fondé, une coordination a été créée dans laquelle de nombreux indépendants ont pris place. Le meeting qui a été organisé le 16 octobre a été l’un des plus importants qu’a connu la Tunisie depuis les élections d’octobre 2011.
Même s’il dispose de très peu de moyens financiers et pas de locaux, le Front est présent dans la plupart des mouvements sociaux et des mobilisations, où ses militant·e·s jouent parfois un rôle dirigeant.
Sa plate-forme est à la fois démocratique, progressiste, anti-impérialiste et anti-libérale. Elle revendique explicitement la parité entre les hommes et les femmes.
Pour la première fois, les militant-es composant ce front se posent le problème de postuler au pouvoir, sur une orientation anti-libérale et anti-intégriste.
Il s’agit d’un front large ouvrier et populaire qui, pour la LGO, prépare la voie à ce que l’UGTT joue ensuite une telle fonction.
Le Front est pleinement impliqué dans les mobilisations sociales et démocratiques. Il aura par ailleurs des listes lors des élections de 2013. Ces deux aspects sont complémentaires.
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[1] Le 17 décembre 2010, le geste désespéré de Mohamed Bouazizi, qui s’était immolé par le feu à Sidi Bouzid, a été le point de départ de la révolution tunisienne.
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* Ancien prisonnier politique sous Ben Ali, Jalel est un des dirigeants de la Ligue de la gauche ouvrière (LGO). Propos recueillis par Dominique Lerouge, pour le mensuel TEAN du NPA.
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