«Bouteflika et El-Béchir ne sont que le sommet de l’iceberg»

Manifestation à Karthoum, le 9 avril 2019

Entretien avec Gilbert Achcar
conduit par Luc Mathieu 

 Le professeur de relations internationales et politiques Gilbert Achcar redoute des transitions difficiles au Soudan et en Algérie au vu des expériences passées, en Libye ou en Egypte notamment.

Peut-on parler d’un nouveau printemps arabe?

Il y a effectivement une nouvelle poussée révolutionnaire en Algérie et au Soudan. Il ne faut pas non plus oublier qu’il y a depuis l’année dernière des épisodes de révolte sociale en Tunisie, au Maroc et en Jordanie. On voit donc les signes d’une nouvelle montée révolutionnaire. Mais depuis 2013, nous sommes aussi dans une phase contre-révolutionnaire. La situation en Libye ne s’améliore pas avec l’offensive de Khalifa Haftar contre Tripoli, qui marque en un sens un retour de l’ancien régime. Elle ne s’améliore pas non plus en Syrie et au Yémen, qui sont en guerre civile, et en Egypte. Nous sommes dans un moment contradictoire. Il y a les éléments d’un nouveau printemps mais il s’agit plutôt d’une phase de transition.

Quels sont les points communs entre les soulèvements algérien et soudanais?

Il y a deux grandes catégories de pays dans le monde arabe. La première rassemble les Etats que l’on peut qualifier de patrimoniaux, avec des familles régnantes qui possèdent l’appareil d’Etat. Elles considèrent l’Etat comme leur propriété privée. C’est le cas des huit monarchies du monde arabe, où le souverain est le roi, pas le peuple, mais aussi de républiques, comme la Syrie, ou naguère l’Irak de Saddam Hussein, où des familles ont pris possession de l’Etat. Dans ces cas-là, on ne peut pas imaginer un renversement de la famille régnante par les forces armées. Et si d’aventure une partie d’entre elles se joint au soulèvement, comme en Syrie ou en Libye, alors une guerre civile devient pratiquement inévitable. L’autre catégorie d’Etats est celle des néo-patrimoniaux, dont les institutions disposent d’une relative autonomie par rapport aux dirigeants. C’est le cas de l’Algérie et de l’Egypte. L’armée y est l’institution principale et elle exerce un contrôle direct sur le pouvoir politique qui en émane. C’est elle qui fait et défait les présidents. Le Soudan est dans une catégorie intermédiaire. Omar el-Béchir, qui a pris le pouvoir avec un coup d’Etat militaire, avait tenté de remodeler l’armée pour pouvoir la contrôler directement, comme l’avait fait Hafez al-Assad en Syrie ou Muammar al-Kadhafi en Libye, sans finalement pouvoir le faire totalement. L’armée a pu le renverser.

Redoutez-vous des transitions difficiles?

Oui, sans aucun doute. Quand le peuple veut renverser un régime, c’est en réalité toute la façon de fonctionner de l’Etat qu’il veut changer, pas uniquement son Président. Bouteflika et El-Béchir ne sont que le sommet de l’iceberg si l’on peut dire, la grande masse reste en dessous de la surface. Leurs deux régimes ont comme modèles l’Egypte d’Abdel Fatah al-Sissi et veulent présenter l’armée comme le sauveur de la nation et asseoir encore un peu plus son pouvoir. Cela peut éventuellement fonctionner au Soudan mais ce sera plus compliqué en Algérie, où la population n’a pas d’illusion sur le fait que ce sont les militaires qui contrôlent le pouvoir. Il ne faut pas non plus oublier que ce qui a explosé en 2011, c’est un processus révolutionnaire historique et long, qui durera des décennies. Il se heurte à un blocage culturel, social et économique, qui produit les taux de chômage les plus élevés du monde, surtout chez les jeunes. Pour le contourner, il faudrait des changements radicaux des politiques économiques qu’on ne voit nulle part, y compris en Tunisie, où la politique économique est dans la continuité de l’ancien régime. Et on continue avec les recettes du Fonds monétaire international, ses politiques d’austérité et de retrait de l’investissement économique qui sont absurdes. L’idée que l’investissement privé va devenir moteur est illusoire. Dans cette partie du monde où l’arbitraire, l’instabilité et le népotisme règnent, les fonds privés vont dans l’argent facile et la spéculation foncière.

L’autre difficulté est que, pour faire advenir ce changement radical, il faut des forces politiques qui le représentent et qui portent les aspirations démocratiques et progressistes de la population, et surtout de sa jeunesse. Le problème est qu’on ne les voit pas, elles manquent cruellement dans toute la région.

Anticipez-vous d’autres soulèvements?

Hormis le Qatar et les Emirats arabes unis, où 90 % de la population est étrangère, aucun pays n’est à l’abri d’une explosion, y compris ceux du printemps 2011. La situation économique est insupportable en Egypte. Les gens ne descendent pas dans la rue parce qu’ils sont échaudés par les résultats obtenus depuis 2011. Ils sont revenus à la case départ, voire pire. Mais quand ils voient ce qui se passe à côté, au Soudan et en Algérie, cela leur redonne courage. Tôt ou tard, le mouvement repartira. Le ras-le-bol est général. (Entretien publié dans le quotidien français Libération, en date du 11 avril 2019)

Originaire du Liban, Gilbert Achcar est professeur de relations internationales et politiques à la School of Oriental and African Studies à Londres. Il est l’auteur de Le Peuple veut (Actes Sud, 2013) et Symptômes morbides (Actes Sud, 2017).

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